
Le décor est celui d’un studio de radio ou de télévision au centre duquel se succèdent cinq femmes interrogées par une voix masculine hors-plateau. Côté cour, une loge ouverte rappelle l’artifice de l’exercice de la représentation publique ; côté jardin, une batterie performée par le saxophoniste Etienne Jaumet – l’un des zombies du duo électro Zombie zombie, qui va se révéler une surprenante femme d’exception –, incarne la scène d’un concert dont la musique accompagne en direct le spectacle. Deux espaces annexes liés à la performance publique, à la société du spectacle. Cinq scènes correspondant à cinq entretiens, composent « Brefs entretiens avec des femmes exceptionnelles », la nouvelle pièce du collectif le Grand Cerf Bleu. Elle s’ouvre dans l’obscurité avec une voix féminine évoquant l’annexion de la Crimée par la Russie comme un « conflit entre des individus qui n’ont plus conscience de leur grandeur[1]». La scène s’illumine peu à peu. La jeune femme se présente : « Je m’appelle Natalia Yaroslavna, je suis mannequin, écrivaine et voyageuse astrale ». Derrière elle, un écran géant affiche ces informations en grand. Une voix masculine hors-scène précise : « Celle que l’on surnomme la “Barbie humaine” fait partie des dix personnalités comptant le plus de followers sur Facebook, YouTube et Instagram ». Cette voix est celle du présentateur qui mènera l’ensemble des entretiens. Celle à l’apparence physique presque parfaite fustige ceux qui « s’accommodent de la médiocrité ». D’emblée le ton est donné, la parole est brute, directe, sans filtre. Si les protagonistes sont des personnages de fiction, elles s’inspirent de personnes existantes ou ayant réellement existé, ce qui ajoute une tension supplémentaire. L’humour, omniprésent, traverse la pièce de bout en bout. Mais si l’on rit beaucoup, c’est toujours d’un rire grinçant. Le discours structuré de Natalia Yaroslavna vient justifier sa quête de la perfection, une sorte de servitude volontaire qui annule toute tentative de jugement moral, désorientant le public qui se retrouve contraint de questionner ses propres certitudes.

La parole libérée est assurément celle de Susan Rankin – formidable Anna Bouguereau –, élue de l’assemblée du Nevada, représentante du conservatisme libertaire[2], prônant le port d’arme sans restriction, fustigeant l’ingérence de l’état-providence d’Obama, tout en étant favorable au mariage homosexuel. Roberta Flax, quant à elle, participe au projet international « Initiative 2045 » visant à l’immortalité humaine – elle préfère parler d’amortalité : possibilité de vivre – en supprimant la dimension corporelle par un transfert du cerveau dans un dispositif artificiel. Cela implique de quitter la réalité pour vivre dans un monde virtuel. Si la quête d’immortalité entraine la perte d’humanité, peut-on encore parler de condition humaine ? Des cinq entretiens, celui de Rose Mary Powell est sans doute le plus troublant. Cette écolière du six ans était, avant d’assumer pleinement son identité, un employé de banque d’une cinquantaine d’années, irréprochable père de famille. La psychologue qui le suivait a accepté de l’adopter afin que Rosie puisse vivre en famille, loin des mensonges du passé. Le personnage permet d’interroger la complexité de l’identité, entre réalité et désir, comme le fait à la manière d’un talk-show le dernier portrait, celui de Glenna Pfender, lesbienne rurale à la peau bleue. Elle est accompagnée de sa compagne Jacky Pfender et de la docteure Nancy Sayderman, qui la considère comme une aberration médicale. Si sa peau est bleue, c’est en raison de la consommation d’argent colloïdal à forte dose, la jeune femme affirmant que ce traitement aurait un effet positif sur son état de santé général. Lorsque le docteur affirme que cette consommation entraine la formation de métaux lourds dans les organes, Glenna préfère remettre en cause les arguments scientifiques. Jacky, en revanche, se sent soudain prise au piège d’un choix de vie qui n’est pas le sien. Ce dernier entretien multiplie les contradictions qui définissent à la fois le rapport à l’identité et à autrui, tentant d’en saisir la complexité.

Les nouveaux monstres
Tout juste créée à Théâtre Ouvert, « Brefs entretiens avec des femmes exceptionnelles » voit le collectif Grand Cerf Bleu – Gabriel Tur, Laureline Le Bris-Cep et Jean-Baptiste Tur – se confronter pour la première fois, à travers une commande[3], à un texte préexistant, en l’occurrence celui du jeune auteur et dramaturge catalan Joan Yago, membre fondateur de la compagnie théâtrale La Calòrica, qui pratique un théâtre de résistance au storytelling, machine à fabriquer des histoires et formater les esprits. Si le trio, formé en 2014, mêle écriture de plateau et pièce de répertoire dans « Non, c’est pas ça ! Treplev variation », leur première création, il s’est depuis débarrassé de toute écriture préalable. La singularité de la pièce de Yago réside dans le fait qu’elle ne raconte pas une histoire mais dresse une série de portraits de femmes à la limite du monstrueux en raison de la radicalité de leur choix de vie. Le titre s’amuse d’ailleurs à parodier, dans une sorte de renversement de perspective, le roman de David Foster Wallace : « Brefs entretiens avec des hommes hideux ».
Construits autour des questions d’identité, d’altérité et des contradictions qu’elles suscitent, ces entretiens donnent corps aux convictions radicales et ambivalentes de ces femmes, ébranlant les idées reçues et obligeant à repenser ce qui nous semblait être des évidences, en agissant comme un double miroir déformant, à la fois des débats qui animent la société contemporaine, et du regard que l’on porte sur ces femmes, empathique et en même temps de rejet. « L’œuvre nous invite ainsi à ausculter les paradoxes dont nous sommes, nous-mêmes, pétris et qui, ce faisant, nous rendent sensibles à la différence d’autrui » écrit Laurent Gallardo dans sa note de traduction. Tous ces personnages portent en eux en effet les contradictions de notre époque, à l’image de Susan Rankin dont les propos, parfaitement cohérents, rendent compte d’une montée du populisme aux États-Unis, pointant les excès d’une société en train de se faire. Dans un monde en mutation, le plus grand des paradoxes semble résumé dans le constat suivant : être l’autre, l’inconnu, celui qui est différent est souvent difficile à assumer, alors même que le désir de se singulariser, d’être remarqué, de se montrer, considérablement accentué par l’arrivée des réseaux sociaux et de la télé-réalité, apparait propre à notre temps. Chacune de ces femmes parle de nous. Ce sont nos contradictions qui se reflètent dans les leurs, nos propres peurs que l’on projette dans l’autre.
[1] Joan Yago, Brefs entretiens avec des femmes exceptionnelles, traduit par Laurent Gallardo, Collection Théâtre Ouvert Tapuscrit, Paris, 2020.
[2] Courant idéologique et politique américain combinant conservatisme et libéralisme, une liberté économique avec un minimum de régulation gouvernementale.
[3] Dans le cadre du projet européen Fabulamundi. Playwriting Europe visant, depuis 2011, à soutenir et promouvoir les dramaturgies contemporaines à travers l’Europe. https://www.fabulamundi.eu/en/ Consulté le 17 févier 2022.
BREFS ENTRETIENS AVEC DES FEMMES EXCEPTIONNELLES - Texte Joan Yago. Création Le Grand Cerf Bleu. Direction artistique Gabriel Tur. Collaboration artistique Laureline Le Bris-Cep et Jean-Baptiste Tur. Avec Anna Bouguereau, Etienne Jaumet, Laureline Le Bris-Cep, Juliette Prier et Jean-Baptiste Tur. Lumière et régie générale Kelig Lebars. Musique Etienne Jaumet et Gabriel Tur. Production déléguée Théâtre Ouvert - Centre National des Dramaturgies Contemporaines. Avec le soutien de Fabulamundi - Playwriting Europe, du programme Culture de l’Union Européenne Texte traduit avec le soutien de Fabulamundi - Playwriting Europe et de la Maison Antoine Vitez, Centre international de la traduction théâtrale
Du 7 au 19 février 2022.
Théâtre Ouvert - Centre national des dramaturgies contemporaines
159, avenue Gambetta
75020 Paris