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Muriel Enjalran, la directrice du Fonds Régional d’art contemporain (Frac) Sud, et Boris Charmatz ont en commun d’avoir fréquenté le même cours de danse, enfants, à Chambéry d’où ils sont tous deux originaires. L’institution de la cité phocéenne présente une exposition inédite du chorégraphe français réunissant pour la première fois un corpus de six films, dont trois inédits, réalisés avec ses deux complices Aldo Lee et César Vayssié, entre 1999 et 2023. Intitulée « Danses gâchées dans l’herbe », l’exposition invite le visiteur à se confronter aux écrans dans un corps-à-corps avec ces films, véritables tableaux vivants, qui convoquent le travail du chorégraphe tout en faisant écho à l’histoire de l’art et de la peinture. Boris Charmatz s’intéresse depuis toujours à l’art contemporain, domaine dans lequel il fait régulièrement des incursions performatives, autour d’une sculpture de Toni Grand, ou de Jean-Luc Moulène, par exemple. Ce n’est pas un hasard si, une fois nommé à la tête du centre chorégraphique de Bretagne à Rennes, après des études à l’école de danse de l’Opéra de Paris et au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Lyon, il le rebaptise Musée de la danse, en faisant un espace expérimental qui articule le vivant et le réflexif autour d’art et archives, création et transmission. Muriel Enjalran, qui assure par ailleurs le commissariat artistique de l’exposition, souhaitait inviter Charmatz à imaginer un projet dans un espace muséal retraçant un peu son parcours. Boris Charmatz fait des films depuis qu’il fait des chorégraphies – les premiers datent de 1996. Il est intéressé par l’espace public, le tissu local, et la culture en partage. Il revient à la notion de musée du XVIIIème siècle qui se construit dans l’universalisme postrévolutionnaire.
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Un système de cimaises spécialement pensé pour l’exposition permet un rapport contemplatif muséal aux œuvres, les écrans étant placés au même niveau que les danseurs. Ils sont ici divisés en trois diptyques : « Les disparates » (1999), le plus ancien, avec « Transept » (2023), le plus récent, d’après le solo « Somnole » ; « Levée » (2014) qui reprend partiellement le titre de la pièce « Levée des conflits », avec « Danse gâchée dans l’herbe » (2023), qui donne son titre pluriel à l’exposition et qui reprend les gestes de « Levée » ; « Étrangler le temps » (2021), avec Emmanuelle Huynh, hommage à Odile Duboc qui en a conçu la chorégraphie[1] avec Françoise Michel en 1996. avec « Une lente introduction » (2007), film pour deux couples, qui revisite la pièce « Herses (Une lente introduction) » conçue dix ans plus tôt.
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Friction des corps
« Les disparates » (1999), film le plus ancien, accueille les visiteurs en marquant l’entrée de l’exposition. Il émane d’une pièce solo pour Boris Charmatz chorégraphiée à quatre mains avec Dimitri Chamblas. Tourné à Dieppe, il est découpé en saynètes qui, rapportées au musée, figurent autant de tableaux. Le travail, assez pictural, est à rapprocher des « Disparates » de Francisco de Goya y Lucientes. Aussi appelée « Proverbios »,la série de l’artiste espagnol compte vingt-deux estampes exécutées entre 1815 et 1823, et est sans doute incomplète. Mais on y décèle également l’influence du cinéma de Jacques Tati et de celui de Jacques Demy. Dans la danse classique, ce sont les corps qui parlent, les visages restant impavides tels des masques. Le film sort de cette assertion pour proposer des visages expressifs. « Les disparates » ouvre et ferme l’espace du rez-de-chaussée. « TRANSEPT » lui fait pendant à l’étage, prolongeant ainsi l’exposition à la manière d’une ouverture vers de nouveaux possibles dans des temps incertains. Tourné en 2023 à l’église Saint-Eustache à Paris, le film est tiré du spectacle « Somnole », conçu pendant la période de confinement. Le solo est un exercice rare chez Boris Charmatz. Il est en plus ici entièrement sifflé d’airs classiques et populaires par un dormeur éveillé. « De Jean-Sébastien Bach à Wolfgang Amadeus Mozart en passant par des airs de chansons populaires, il nous invite à prendre conscience que la musique nous rassemble, que nous connaissons et partageons ce patrimoine quelle que soit notre histoire[2] » explique Muriel Enjalran. Dans ce voyage intérieur, la question du sacré se charge ici du parfum du scandale. Les références aux actes de pédophilie dans l’Église catholique traversent la pièce, et lorsque Charmatz siffle la « chanson de Solveig » ce n’est pas à « Peer Gynt » que l’on pense bien qu’elle en est extraite, mais à l’antienne sifflée à plusieurs reprises par le tueur d’enfants dans « M le Maudit » de Fritz Lang. Le film devient alors une expérience aussi époustouflante qu’éprouvante.
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Certains films sont sonores, d’autres pas. Plutôt que de proposer une écoute au casque, ou d’installer un système de douches sonores susceptible d’entrainer une éventuelle cacophonie liée à un chevauchement des différentes bandes sons, le Frac a privilégié la mise en place d’une circulation aléatoire et non simultanée du son. Ainsi, les bandes son de chaque film sont diffusées les unes après les autres. Chacune devient alors celle de tous les films, en offrant une lecture renouvelée.
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Dernière production de la compagnie, « Danse gâchée dans l’herbe » (2023) est conçue directement pour l’exposition. Marion Barbeau, qui collabore ici pour la première fois avec Boris Charmatz, y interprète un solo d’après les matériaux chorégraphiques de « Levée des conflits » (2010). Le tournage, sur un terrain vague à proximité du Centre Pompidou-Metz, a été attaqué par une impressionnante colonie de hannetons à la nuit tombée. Elle danse malgré tout, les oreilles emplies des improvisations ininterrompus du violon d’Amandine Beyer. « Levée » (2014) s’inspire aussi de la pièce chorégraphique « Levée des conflits ». Les deux films entrent en dialogue, composant des tableaux vivants solo et collectifs, issus de la même création chorégraphique. Sous le regard de César Vayssié, ils deviennent des compositions originales, diurne et nocturne. Ici, un groupe de danseurs forme une composition frénétique dans un nuage de poussière sur un terril dans la Ruhr. « Ils semblent ici, en vêtements de couleurs vives, sortir tout droit du tableau flamand La Danse de Noces de Pieter Brueghel l’Ancien où l’on retrouve cette composition en spirale et cette énergie dégagée par une communauté dans un moment de convivialité sociale[3] » analyse Muriel Enjalran. Le film apparait en contrepoint du solo nocturne dansé par Marion Barbeau.
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Du duo mythique formé par Emmanuelle Huynh et Boris Charmatz est né « Étrangler le temps » (2021). Filmée dans la nef du Grand Palais pendant le confinement, l’œuvre diffère du « Boléro 2 » conçut par Odile Duboc et Françoise Michel, par la temporalité très allongée de ses gestes sur la musique étirée de Maurice Ravel. On retrouve l’approche sculpturale des sujets qui prévaut ici dans « Une lente introduction », film pour deux couples de danseurs nus sur des plaques métalliques, qui opère la fusion des corps des quatre danseurs en même temps qu’il montre l’impossibilité de la vie commune. La crudité des corps nus est mise en avant par le travail sur la lumière crépusculaire. À la manière du Caravage, Aldo Lee fait glisser sa caméra sur les corps des danseurs.
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En mettant en espace cet ensemble de six films couvrant vingt-cinq ans de création dans la carrière de Boris Charmatz, l’exposition permet de saisir la pensée d’un chorégraphe qui remet sa pratique en jeu à chaque projet en la confrontant aux enjeux politiques et sociaux qui traversent la société contemporaine. Pour lui, la danse a toujours été comprise comme une œuvre totale, embrassant la culture dans toutes ses acceptions, toutes ses disciplines qu’il s’agisse de la musique, du théâtre, de la littérature, de la poésie, du cinéma ou de l’art contemporain. Ils constituent autant d’aller-retours créatifs qui prolongent les pièces chorégraphiques qu’il imagine la plupart du temps en dehors des espaces dédiés à la danse. Dans ce parcours « muséal » inédit proposé par le Frac Sud, les films ont pour point de départ des pièces chorégraphiques mais ne sont ni des captations, ni des documentaires. Ils fonctionnent comme des objets artistiques autonomes, grâce au regard de César Vayssié et Aldo Lee qui le suivent depuis des années. Tous les films sont d’ailleurs cosignés avec l’un ou l’autre, le chorégraphe étant un des rares à partager ses créations. Mis en regard dans l’espace d’exposition, ils permettent une autre lecture de l’œuvre de Boris Charmatz, de ses recherches et de son parcours, un autre point de vue sur ces danses dans l’herbe que le titre annonçait gâchées.
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[1] Librement inspiré de « Boléro 2 », extrait du spectacle « Trois Boléros » conçut par Odile Duboc et Françoise Michel. Depuis le décès d’Odile Duboc, cette pièce n’est
[2] Muriel Enjalran, Boris Charmatz. Danses gâchées dans l’herbe, Livret d’exposition, Frac Sud-Cité de l’art contemporain, Marseille, 2023.
[3] Ibid.
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« BORIS CHARMATZ. DANSES GÂCHÉES DANS L'HERBE » - Commissariat : Muriel Enjalran, directrice du Frac Sud. Exposition organisée en partenariat avec la compagnie Terrain.
Jusqu'au 24 mars 2024.
Du mercredi au samedi, de 12h à 19h, dimanche de 14h à 18h.
FRAC Sud Cité de l'art contemporain
20, boulevard de Dunkerque
13 002 Marseille
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