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Sur l'écran qui ferme le plateau nu, un film amateur montre une petite fille qui s'adresse à son père. Il filme, on ne le verra pas. Au bout de quelques minutes, des lettres capitales figurent sur l'écran le titre de l'œuvre à venir, JULIA. La jeune femme qui tourne le dos au public, faisant face à ce mur d'images, semble à peine sortie de l'adolescence. Ecartant l'écran en son centre, elle fait pénétrer le spectateur dans l'histoire en même temps qu'elle disparait pour mieux réapparaître sur l'écran au centre de la fête qui est donnée dans la propriété familiale. Fonctionnant comme un prologue, le film vernaculaire transpose Mademoiselle Julie d'August Strindberg au cœur du Brésil contemporain. Cent vingt-cinq ans après que l'auteur eut montré l'impossibilité d'une relation entre deux êtres issus de classes sociales opposées, rien ne semble avoir changé.
Ainsi, dans la propriété cossue, Julia participe à la fête. Son père ne rentrera que le lendemain matin. Peut-être par jeu, sans doute par envie, elle entraine Jelson, le domestique de la famille, vers la piscine isolée, loin des regards. Julia est blanche et riche, Jeslon est noir et pauvre. Cette seule image suffit à définir un Brésil contemporain où, malgré l'émergence d'une classe moyenne, les inégalités se creusent toujours un peu plus. Ici peut-être plus qu'ailleurs l'appartenance à une classe sociale est liée à l'histoire nationale.
Christiane Jatahy choisit de supprimer les personnages secondaires de la pièce pour montrer la passion frénétique, voire animale, qui s'empare du couple. Dans ce huis clos suffocant, seule la cuisinière, compagne de Jelson apparaît deux fois mais les scènes ont été filmées auparavant. Sur le plateau, les deux comédiens resteront seuls (à l'exception du caméraman). Le salut ne viendra pas de l'extérieur, les personnages ne peuvent être sauvés que par eux-mêmes.
De l'autre côté de l'écran, des espaces factices semblent dessiner les pièces de la riche maison familiale. Quasi invisibles du public, ces interstices intimes pour les comédiens qui ont la possibilité de se soustraire du regard direct des spectateurs, deviennent à travers l'objectif de la caméra des lieux d'exhibition extrême où toute scène est amplifiée lorsque son image est projetée sur l'écran géant. Ce jeu du "caché / dévoilé" permet à Jatahy de mettre en scène la plus saisissante et certainement la plus longue scène de sexe jamais vue au théâtre. A l'abris des regards, les deux corps se cherchent, se tâtent, puis s'embrasent littéralement. La chair suinte sur l'écran géant qui retranscrit les ébats. Jamais le texte de Strindberg n'aura été déclamé dans telle position. Jamais probablement le désir n'aura été si bien incarné sur les planches. Le souvenir obsédant restera longtemps dans les mémoires à l'image de l'état d'épuisement tant physique que moral du cameraman à l'issue de la scène.
Après l'amour
Cette scène majeure devient capitale dans la mise en scène de Jatahy. Défini, ritualisé et sacralisé par une société qui norme ceux qui la composent, le sexe est un élément de pouvoir. La lutte à mort qui va suivre montre les tentatives de domination par l'humiliation de la part de la classe dominante qu'incarne Julia. Ainsi, elle convoque son amant au centre du plateau, le sommant de dire son nom. En feignant de l'ignorer, elle va jusqu'à nier son existence devant un public transformé en audience de tribunal. La conscience de l'appartenance à une classe sociale supérieure à son amant semble l'emporter sur le reste. Cet orgueil conduira au dénouement fatal du récit.
Julia est aussi un formidable portrait de femme. Vers la fin de la pièce, Julia Bernat, la comédienne fétiche de Christiane Jatahy que l'on retrouvera dans toutes ses mises en scène suivantes, sort soudain du rôle pour faire part de sa difficulté à l'incarner. Le procédé de distinction entre l'actrice et le rôle qu'elle joue ici est simple. Les adresses au public seront faites en français par la comédienne qui, en changeant de langue se soustrait au rôle en même tant qu'elle crée une complicité immédiate en utilisant celle de l'audience. La comédienne s'interroge sur elle-même à travers le personnage de Julia, engendrant une mise en abîme éprouvante qui la fait quitter précipitamment le plateau, s'enfuyant à en perdre haleine dans l'un des escaliers latéraux de la salle de spectacle, suivi par le son partenaire tentant de la raisonner. L'œil de la caméra se fait celui des spectateurs et invente de nouvelles possibilités jusque-là interdites au théâtre. On suit les deux comédiens dans leur tentative d'évasion provoquée par un rôle devenu trop lourd à incarner. Les espaces extérieurs du théâtre deviennent pour quelques instants une scène à l'échelle de la vie. L'effet dramatique est désamorcé lorsque, tentant de regagner le théâtre, ils se retrouvent enfermés dehors.
Vers un Théâtre 3.0
A la fois, metteuse en scène, réalisatrice, dramaturge et actrice Christiane Jatahy invente une nouvelle façon de s'adresser au public en convoquant tous les axes de la création artistique. Revendiquant la porosité des genres, elle propose une œuvre où théâtre et film projeté, scènes filmées et montées en direct s'allient pour dynamiter les règles classiques du genre. La réalité et la fiction se confondent aussi lorsque les comédiens échangent directement avec le public. Les propositions à venir de Christiane Jatahy sont autant d'expériences qui interrogent la place du spectateur. What if they went to Moscow, la pièce qui suivra Julia, librement adaptée des Trois soeurs de Tchekov, dont elle transpose également l'action au cœur du Brésil contemporain, va plus loin encore dans les rapports entre cinéma et théâtre puisqu’elle propose aux spectateurs divisés en deux groupes, de voir deux fois le même récit. La pièce de théâtre à laquelle assiste le premier groupe est filmée, montée en direct et diffusée au second groupe dans la salle adjacente. Les deux groupes s'inversent à la fin de la représentation / du film. Le second sera confronté à la pièce de théâtre, le premier découvrira le film en direct. La démonstration est surprenante. Le point de vue forcément subjectif de l'une ou l'autre technique suffit à renouveler une même narration auprès du public.
Poussant toujours plus loin la recherche de nouvelles formes d'interaction, Christiane Jatahy inventait l'an passé avec La forêt qui marche, librement inspirée du Macbeth de Shakespeare, une forme hybride où le format d'exposition muséale que découvraient les visiteurs en entrant se transformait à l'aide d'un montage vidéo effectué en direct, en objet audiovisuel hors norme dont certains visiteurs étaient les protagonistes malgré eux. Christiane Jatahy cherche à inventer une place nouvelle où le spectateur ne serait plus seulement le réceptacle passif de ce qui se joue sur scène. En ce sens son œuvre est résolument politique. Les attaques qu'elle a subies en début d'année venant condamner sa mise en scène de la règle du jeu (adaptée de Jean Renoir) à la Comédie-Française prouvent combien ses propositions dérangent dans un milieu difficile à bousculer. Il n'empêche qu'elle semble avoir réussi le pari insensé (avec Ivo van Hove et sa mise en scène des Damnés, pour être tout à fait juste) d'avoir fait rentrer la vénérable institution dans le XXIè siècle.
L'issue inévitable de cette relation impossible conduira Julia au suicide. L'époque contemporaine semble toujours condamner les êtres à une reproduction sociale quasiment inchangée depuis 1888, date à laquelle Strindberg achevait son chef-d'œuvre. La conclusion est déjà présente dans le film qui fait office de prologue mais personne ne semble y avoir prêté attention. Alors qu'il échange avec sa fille, le père demande au jeune garçon qui s'occupe de l'entretien du jardin de quitter les lieux quelques instants afin qu'il puisse terminer le film. Un domestique n'a pas sa place sur la précieuse pellicule. Jelson, dont on aperçoit brièvement le visage affolé, s'exécute en sortant du champ de l'objectif. Dans les quelques secondes qui composent ce film amateur, le drame est déjà joué.