« Outre qu’il est broyé et déçu par la vie quotidienne, s’agite bavard dans tous les sens comme tout le monde, le peintre est un type qui s’arrête et qui se tait. Il a souvent l’air bête à jubiler tout seul dans son coin et à s’exaspérer de la contingence. Mon embêtement fut terrible lorsque je compris que l’ensemble des clichés autour du métier que je voulais faire était vrai[1] ».
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Depuis 2018, à Chelles en Seine-et-Marne, chaque ouverture de saison du centre d’art contemporain Les Églises est rythmée par une exposition monographique qui fait la part belle à la peinture. Cette année ne déroge pas à la règle avec l’invitation faite à Thomas Lévy-Lasne d’investir ce lieu du patrimoine local. Dix ans après sa première exposition personnelle dans un centre d’art, en l’occurrence le centre d’art contemporain Chanot (cacc) à Clamart alors dirigé par Madeleine Mathé, dans laquelle il revenait sur dix ans de création picturale, l’artiste s’offre une seconde rétrospective qui permet cette fois-ci d’embrasser vingt ans d’une production qui s’attache à dépeindre la banalité des invariants humains, puisant son inspiration dans les actions de tous les jours parfois insignifiantes, une peinture figurative du quotidien et de l’intime pour mieux souligner les absurdités et autres travers de notre société à l’aide d’un corpus de toiles emblématiques réalisées entre 2004 et 2024. Cet ensemble permet de suivre l’évolution de l’œuvre de Thomas Lévy-Lasne, de l’avènement de la banalité au constat qu’elle s’échappe des mains du peintre avec la dérive climatique. Celle-ci va inéluctablement entrainer un changement de paradigme dans nos comportements, précipitant ainsi les sujets de ses peintures dans lesquelles il passe du « je » au « nous », le dernier pronom devant être ici compris comme une espèce en voie de disparition. « J’ai beaucoup travaillé sur la question du réchauffement climatique. C’est une question que j’avais en tête depuis très longtemps, notamment parce que je pense que cela a beaucoup à voir avec notre rapport au réel[2] » précise le peintre. De l’obstination de nos certitudes à la précarité du vivant, cette rétrospective révèle ce que nous ne voulons toujours pas voir : un monde qui bascule.« J’ai l’impression désagréable de m’inscrire dans un temps long menacé par l’urgence de notre vulnérabilité » précise-t-il. « La continuité de nos modes de vie dans des conditions satisfaisantes me paraît un défi collectif majeur ».
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Le paysage contemporain comme tragédie
Lorsque Thomas Lévy-Lasne commence ses études à l’École nationale supérieure des Beaux-arts de Paris d’où il sera diplômé en 2004, la peinture n’est pas vraiment un médium à la mode, bien au contraire. Elle est envisagée comme obsolète. On annonce pour le énième fois sa mort mais la peinture survivra comme toujours. « Ce n’est pas de chance de tomber pendant LA période où l’école d’art nationale rejetait, en France, pendant 22 ans (1986-2008), l’idée même de la validité de la peinture[3] » confie-t-il. À Chelles, l’exposition traverse le temps et l’œuvre de l’artiste, conduisant des portraits de proches du début aux humains face à des écrans, des aquarelles de fête au sexe et à la mort. Dans un tableau intitulé « Laëtitia au lit » (2012), il reprend la pose de la figure de la « Vénus au miroir » (1649-51) de Velasquez. Si la jeune femme est bien allongée nue sur son lit, elle a les yeux rivés sur son MacBook. La page internet est ouverte sur celle d’un célèbre réseau social alors proche de son apogée en 2012. En actualisant la Vénus de Vélasquez, il en fait une icône d’aujourd’hui, une contre-proposition de nu féminin dans la peinture. On note au passage le souci du peintre pour le détail dans la très grande qualité d’exécution du rendu de la peau. Comment revivifier la peinture ? « Je ne crois pas à l’innovation » déclare-t-il, préférant subvertir les clichés. Thomas Lévy-Lasne prend soin du monde. La série des aquarelles exécutée entre 2010 et 2017 à pour sujet la fête. Si autrefois, des kermesses ou des carnavals étaient régulièrement organisés dans le but de manger les restes, la fête contemporaine doit sans doute être comprise comme un objet de consommation anthropologique. « La tension entre la scène ordinaire, le cadrage de type photo ratée et le médium de l’aquarelle, confère à la série des fêtes une beauté difficile à décrire[4] ».
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À partir de photos prises au smartphone à Montréal, il réalise « Au biodôme » (2019) qui montre un homme en train de contempler une jungle enfermée à l’intérieur d’une sorte de serre gigantesque. Le biodôme de Montréal est un musée qui se veut vivant alors même qu’il reproduit des biotopes artificiels. En reconstituant un climat tropical alors qu’à l’extérieur, la température avoisine les -30°C, c’est bien d’une catastrophe écologique qu’il s’agit. L’image parait à elle-seule contenir le paradoxe de notre époque. En 2020, Thomas Lévy-Lasne peint Auschwitz et Tchernobyl, « sa forêt rousse, sa ville fantôme », pour mieux parler du désenchantement du monde. Sur le premier tableau, un couple de touristes se photographie sous le portail d’entrée du camp d’extermination sur lequel est gravée la tristement célèbre devise : « Arbeit macht frei ». La représentation picturale d’une telle scène renvoie ce lieu symptomatique du mal à sa banalité. Le concept de « on est dans la photo » a explosé avec l’arrivée des smartphones au point de développer un marché de petits accessoires et de conseils dédiés à la réussite des selfies. Désormais, il est plus important d’apparaitre sur l’image avec la Joconde que de photographier la Joconde. Tout devient attraction touristique.
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Ce qu’il peint disparait quasiment sous ses yeux comme avec « le Bosco » (2020), dessin immersif de trois mètres sur quatre, exécuté de façon ironique au fusain – qui n’est autre que du bois brûlé. Cette petite forêt de la Villa Médicis, Académie de France à Rome, où il a été pensionnaire en 2018-19, occupant l’atelier d’Ingres, est un endroit fixe, figé depuis 1666. Cependant sa disparition semble désormais rapide, les arbres malades ne résistant pas aux vents nouveaux qui soufflent violemment sur Rome. Avec la dérive climatique, le bois de la Villa est condamné à très court terme. Les peintures de Thomas Lévy-Lasne sont autant de preuves de la mutation des habitudes culturelles des humains dans leur relation avec leur environnement, de l’anthropisation de la planète qui voit la nature sauvage disparaitre au profit d’une modernité passant par l’artificialisation.
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Peintre de la banalité, Thomas Lévy-Lasne a tenté durant des années de répondre à la question : qu’est ce qui se passe quand il ne se passe rien ? Ses peintures permettent de retrouver le goût d’un monde quotidien devenu invisible. En traitant de façon classique les sujets les plus divers et les plus contemporains, il les révèle à nouveau. Son réalisme très personnel s’oppose à un hyperréalisme qui se voudrait uniforme. Mais, depuis quelques temps, la question s’est déplacée : que peindre si ce qu’il peint peut disparaître ? « Il est à l’aise avec la catastrophe, très bon contemporain de l’apocalypse[5] ». L’écrivain Aurélien Bellanger dit de Thomas Levy-Lasne qu’il ne craint pas le conflit, précisant qu’il s’agit là d’une qualité indéniable. « J’ai cherché ce que pouvait être une peinture de paysage contemporain : un paysage tragique. Un paysage qui interroge l’hébétude du spectateur alors que c’est cette passivité qui sera la cause de sa perte par le paysage même » répond Thomas Lévy-Lasne pour qui « la peinture est un lieu en amont des images[6] ». Le peintre continue d’inscrire sans relâche le monde contemporain dans l’histoire de l’art.
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[1] Thomas Lévy-Lasne, extrait du texte accompagnant l’exposition Hic et Nunc, au cacc à Clamart, du 20 septembre au 21 décembre 2014.
[2] Entretien avec Marie Richeux, Par les temps qui courent, France Culture, 30 octobre 2019, https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/par-les-temps-qui-courent/thomas-levy-lasne-la-peinture-est-un-lieu-en-amont-des-images-4083352
[3] Cécile Debray, « Peindre l’ici et le maintenant. Le réalisme de Thomas Lévy-Lasne », La fin du banal, Éditions des Beaux-arts de Paris (à paraitre en 2025).
[4] Klaus Speidel, texte accompagnant l’exposition personnelle de Thomas Lévy-Lasne intitulée Visiblement à la galerie Isabelle Gounod, du 5 janvier au 23 février 2013.
[5] Aurélien Bellanger, « Une dispute : du réel et de la dialectique », Thomas Lévy-Lasne. La fin du banal, Éditions des Beaux-arts de Paris (à paraitre en 2025).
[6] Entretien avec Marie Richeux, op. cit.
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« THOMAS LÉVY-LASNE. La fin du banal » - Commissariat : Renaud Codron, responsable des Églises, Centre d'art contemporain de Chelles.
Jusqu'au 17 novembre 2024. Samedi et dimanche, de 15h à 18h. Du lundi au vendredi, sur rendez-vous.
Les Églises Centre d'art contemporain
Esplanade de la Légion d'Honneur
77 500 Chelles
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