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Billet de blog 24 décembre 2021

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Vollmond, histoire d'eau

Pièce emblématique du répertoire de Pina Bausch créée en 2006, « Vollmond » invite à une célébration de la nature et de la vie autour d’une immense masse rocheuse surplombant une impressionnante rivière formée par une pluie parfois diluvienne, terrain de jeu idéal pour les interprètes qui glissent, nagent, se battent et se débattent lors d’une nuit de pleine lune.

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Illustration 1
Vollmond, Pina Bausch © Uli Weiss

Assister à une représentation du Tanztheater Wuppertal, la mythique compagnie de Pina Bausch, est toujours un évènement, l’occasion de retrouver les visages familiers de quelques-uns de ses membres les plus anciens, à commencer par la madrilène Nazareth Panadero qui y performe depuis 1979, l’américaine Julie Anne Stanzak ou encore la virtuose indonésienne Ditta Miranda Jasjfi entrées respectivement en 1986 et 1989. Des figures historiques qui donnent à la compagnie des allures de famille choisie. De spectacle en spectacle, danseurs et spectateurs vieillissent ensemble. Ces corps désormais altérés par le temps gardent en mémoire la leçon de Pina Bausch, irradient, rayonnent. Le fait est assez rare pour être souligné. Le public de Pina Bausch lui est terriblement fidèle, y compris – surtout – après sa mort. Même ici, à Montpellier où la troupe se produit pourtant pour la première fois, le sentiment d’assister à des retrouvailles est palpable. L’impressionnante salle de l’Opéra Berlioz, installée au sein du Corum, est comble. Comme souvent, le Tanztheater Wuppertal joue à guichet fermé. Ce soir, il convie le public à une histoire d’eau et de pleine lune qui s’élabore autour d’un énorme rocher de carton-pâte, promontoire minéral sur lequel s’aventureront certains des interprètes. Le roc surplombe une fascinante rivière, conséquence d’une pluie quasi continue, parfois violente lorsqu’elle s’abat en trombe lors du final des deux parties, assurément spectaculaire tout au long des deux heures trente que dure la pièce chorégraphique. Pina Bausch composait des spectacles fleuves qui ont cette qualité indéniable d’emballer le temps par leur vitalité.

Créée le 11 mai 2006 à Wuppertal en hommage à Thomas Erdos, l’agent, le confident et le conseiller de la chorégraphe, « Vollmond » est l’une de ses dernières pièces, trois ans avant sa mort des suites d’un cancer dont la fulgurance sidéra le monde de la danse. Icône de son vivant, elle devient à sa disparition une légende. La pièce est sans nul doute l’une des plus spectaculaires de la chorégraphe allemande. Sur scène, quatorze danseurs donnent corps à un monde onirique et aquatique où se croisent des femmes somnambules aux longues robes et aux chevelures interminables, et des hommes désespérés, souvent dépassés par les évènements qui les entourent. Pina Bausch conçoit la mise en scène comme une aventure à l’issue incertaine. La playlist envoutante croise Cat Power, Amon Tobin, Tom Waits ou encore René Aubry.

Illustration 2
Vollmond, Pina Bausch © Uwe Stratmann

Le mouvement et l’acte

L’ouverture apparait inhabituellement austère. Le silence laisse rapidement la place à une musique inquiétante que l’on croirait tout droit sortie d’un giallo[1] avant que l’espace ne s’anime à mesure que les corps se frôlent, se cherchent, se poursuivent, donnant naissance à des scènes de badinage, une parade nuptiale ritualisée propre à l’univers de Pina Bausch qui recourt à une certaine brutalité passionnelle. Séduction, violence, joie, dans ses pièces la chorégraphe explore la complexité des relations hommes femmes à travers le corps et la mémoire de ses danseurs, toujours associés au processus de création. Bausch a révolutionné le spectacle vivant en portant à son apogée d’invention le courant de la « danse théâtre », qui privilégie le mouvement à l’acte. « C’est lorsque le geste devient son, lorsque le mouvement se fige en une gestuelle théâtrale que le discours du Tanztheater Wuppertal prend forme[2] ». La danse de Pina Bausch sonde le formidable potentiel narratif et sensible des corps. « Quel pied ! » répète plusieurs fois l’une des interprètes, ponctuant son plaisir d’un rire qui se fait vocalise et contamine les autres. L’adresse au public, le soliloque, sont autant de ressors inattendus qui viennent troubler l’idée même du spectacle de danse. Une bataille d’eau de bouche, des corps qui se serrent, se griffent, des histoires qui se croisent. « Vaut-il mieux un grand amour en une seule fois ou un tout petit peu d’amour chaque jour ? » interroge Nazareth Panadero qui rythme le spectacle d’une bonne dose d’humour. Dans l’œuvre de la chorégraphe, le rire est le parfait contrepied à la solitude et au désespoir, et les couples y sont poétiques ou pathétiques, comme dans la vie.

Lorsque la pluie redouble d’intensité sur le plateau, elle creuse le lit d’une surprenante rivière dans laquelle les danseurs se font nageurs, plongeant dans un répertoire imbibé d’éclaboussures et de glissades. Pina Bausch fait de la nature un personnage à part entière. Dans « Vollmond », l’eau gronde à la faveur de l’éblouissante scénographie de Peter Pabst construite autour de l’énigmatique massif rocheux et du subtil jeu de lumière de Fernando Jacon faisant varier presque imperceptiblement les effets. Le bruit des gouttes d’eau s’écrasant sur le sol magnifie un peu plus ce tableau vivant. A chaque représentation, huit tonnes d’eau sont déversées sur le plateau, faisant jaillir des torrents.

Illustration 3
Vollmond, Pina Bausch © Laurent Philippe

Le bruit des gouttes de pluie

Des hommes sur lesquels on tire, une danseuse qui se frotte le corps avec des oranges s’esclaffe : « Je suis un peu amère ». La détresse d’une femme contenue dans ces quelques mots : « I wait, then I cry » devient pathétique lorsqu’elle les répète à l’infini. Des courses effrénées, beaucoup de baisers, la perte, la douleur, l’inondation, des corps tournant sur eux-mêmes, la taille du lit de Rubens et celle des femmes qu’il peignait, des truffes au chocolat qu’elle déteste, des maillots de bain, la plage, un ravissement, le fracas de l’eau sur le rocher. Il y a tout cela dans « Vollmond » et bien plus encore. L’eau, élément d’autant plus précieux que menacé, a ici des vertus libératrices, un effet de souffle qui régénère les corps, les met en transe. Elle autorise le seul moment de chorégraphie collective dans lequel les gestes individuels du début se font pluriels, à l’unisson dans une célébration de l’eau un soir de pleine lune.

Survoltée et humide, la pièce chorégraphique invite à se laisser porter par notre ressenti. Pina Bausch n’aimait pas expliquer ses œuvres, préférant laisser au public la possibilité de son imaginaire. Elle « métamorphose ici l’idée même de danse qui loin de n’être qu’une composition de pas ou un ordonnancement de gestes, devient un monde d’expériences qui passent par le corps ou même par la parole[3] ». Spectacle à la narration discontinue fait d’un assemblage de saynètes dans lesquelles la danse alterne avec le jeu d’acteur, où la répétition des actions vient notifier l’insignifiance des comportements codifiés, révéler la violence de gestes du quotidien, « Vollmond » rassemble tout l’art radical de la Dame de Wuppertal, en rupture avec les codes traditionnels de la danse. « La force la plus grande est un profond désir[4] »aimait-elle à répéter. À la fin du spectacle, la clameur se lève dans la salle immense de l’Opéra Berlioz de Montpellier. Le public est debout, enthousiaste, en liesse. Les œuvres de Pina Bausch sont comparables à des offrandes flamboyantes, entre extase et effroi, un hymne puissant à la vie.  

Illustration 4
Vollmond, Pina Bausch © Laurent Philippe

[1] Genre cinématographique spécifiquement italien se situant à la croisée du film policier, d’horreur et d’érotisme, dont les chefs de file sont Mario Bava et Dario Argento.

[2] Brigitte Gauthier, « Chez Pina Bausch, le théâtre sert d’infrastructure à la danse », Études théâtrales, vol. 47-48, no. 1-2, 2010, pp. 113-121.

[3] Agnès Izrine, texte reproduit dans la feuille de salle.

[4] Pina Bausch, traduction allemande de « die größte stärke ist eine große sehnsucht », cité dans Brigitte Gauthier, Le langage chorégraphique de Pina Bausch,Paris, L’Arche, 2009. 

Illustration 5
Vollmond, Pina Bausch © Laurent Philippe

VOLLMOND - Direction et chorégraphie Pina Bausch. Scénographie Peter Pabst. Costumes Marion Cito. Collaboration musicale Matthias Burkert, Andreas Eisenschneider Avec la collaboration de Marion Cito, Daphnis Kokkinos. Robert Sturm. Musique Amon Tobin, René Aubry, Nenad Jelic, Magyar Posse, Leftfield, Jun Miyake, Cat Power, The Alexander Balanescu Quartett, Tom Waits and others. Répétiteurs Ruth Amarante, Daphnis Kokkinos, Robert Sturm. Danseurs : Dean Biosca, Naomi Brito, Ditta Miranda Jasjfi, Alexander Lopez Guerra, Nicholas Losada, Nazareth Panadero, Héléna Pikon, Azusa Seyama, Ekaterina Shushakova, Julie Anne Stanzak, Michael Strecker, Christopher Tandy, Tsai-Chin Yu Directrice Artistique Tanztheater Wuppertal Pina Bausch Bettina Wagner-Bergelt. Directeur Administratif Tanztheater Wuppertal Pina Bausch Roger Christmann.

Du 16 au 18 décembre 2021 à 20h, dans le cadre de Montpellier Danse.

Opéra Berlioz / Le Corum
Esplanade Charles de Gaulle 34 000 Montpellier

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