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Sirine Fattouh puise dans son passé pour explorer la relation complexe qu’elle entretient avec son pays, le Liban. Dans le cadre du Festival du film franco-arabe de Noisy-le-Sec, la Galerie, centre d’art contemporain de la ville, présentait le second volet de « Unpredictable Times », projet en quatre parties de l’artiste et chercheuse libanaise. Filmé à partir d’une dashcam, caméra embarquée fixée au pare-brise de sa voiture à Beyrouth, entre le 18 octobre 2019 et le 4 août 2020, entre le début des soulèvements populaires de la Révolution du 17 octobre et l’après-explosion, « Behind the shield » rend compte en cinquante-sept minutes des bouleversements sociaux, économiques et politiques, que connait le Liban au cours de cette période, une descente aux enfers qui trouve son point d’orgue au beau milieu de l’été, dans l’explosion du 4 août. Celle-ci a causé la sidération de la population bien au-delà de la déflagration et des disparus, en détruisant ce qu’il restait de l’espérance qu’a fait naitre le mouvement du 17 septembre, confirmant tous les maux d’un pays malade de ses dirigeants corrompus. « En 2018, j’ai installé une dashcam dans ma voiture pour des raisons de sécurité[1] » précise Sirine Fattouh. « Un jour j’ai regardé les images et j’ai été très intéressée par leur contenu. J’ai commencé à les étudier et à les classer, puis à les archiver sur un disque dur externe ». Filmer avec une dashcam fixée au pare-brise permet l’immersion du spectateur qui se retrouve littéralement propulsé dans la voiture de l’artiste, à ses côtés. « Ce qui est intense dans Behind the Shield, c’est que le spectateur est témoin de la gravité de la situation d’un pays qui traverse une crise sans précédent, depuis un point de vue unique et pourtant le plus objectif possible[2] » explique Marc Bembekoff, commissaire de l’exposition et directeur de l’institution noiséenne

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Le film commence avec le début des manifestations qui éclatent un peu partout au Liban et ont suscité un engouement général de la part de la population éveillant un formidable espoir de futurs désirables. C’est aussi le moment où Sirine Fattouh prend conscience de l’importance de la caméra et commence à orienter les trajets. Petit à petit, le spectateur devient le témoin privilégié de la tension qui s’accroit entre les manifestants et les forces de l’ordre. Le confinement lié à la crise sanitaire du Covid va mettre fin aux manifestations. Les rues resteront vides jusqu’au soir du 4 août où l’explosion sème le chaos et la désolation parmi la population qui cherche à comprendre. L’œuvre filmique constitue un témoignage unique sur le quotidien d’une ville, Beyrouth, et de ses habitants pris dans le tourbillon de l’histoire.
Née en 1980 à Beyrouth d’un père libanais et d’une mère syrienne, Sirine Fattouh n’aura connu que la guerre tout au long de son enfance. Diplômée de l’école nationale supérieure de Paris-Cergy, et titulaire d'un doctorat en arts visuels et esthétique de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (UFR04), elle partage aujourd’hui sa vie entre Paris, Avignon et Beyrouth. Dans son travail pluridisciplinaire, elle examine les conséquences de la violence et des déplacements sur la façon dont les gens se construisent. Après avoir enseigné au Liban entre 2011 et 2015, elle est aujourd’hui professeure à l’École supérieure d’art d’Avignon.

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Avant d’emprunter l’escalier qui mène à l’exposition, deux verres sont posés l’un à côté de l’autre, un contenant un certain nombre de pois chiches secs. Ils forment l’œuvre « The distance between us » induisant une autre approche, à la fois de la mémoire, du temps et de l’attente. Lorsqu’elle était enfant, Sirine Fattouh attendait le retour de son père partit travailler en Arabie Saoudite comme beaucoup d’hommes à l’époque. Pour prévenir ce retour et en quantifier la durée, sa mère remplissait l’un des verres d’autant de pois chiches que de jours d’absence. Chaque jour, Sirine retirait un pois-chiche pour le déposer dans l’autre verre. Lorsque le premier verre était entièrement vide, son père réapparaissait inéluctablement. Ce principe du sablier de l’absence est ici appliqué à l’exposition qui compte autant de jours qu’il y a de pois chiches. Activé le premier jour par Sirine Fattouh, il ne s’arrêtera qu’avec le dernier pois chiche qui annonce le dernier jour de l’exposition.
Lorsque Sirine Fattouh était enfant, sa mère avait pris l’habitude de coller des gommettes sur la grande baie vitrée de l’appartement pour éviter qu’elle et ses deux frères ne se cognent dedans. Souvent, elles prenaient la forme des héros de dessins animés ou d’un animal. Dans la salle exiguë au fond du sous-sol, au-dessous de l’étroite fenêtre, un petit chat se tient assis sur ses pattes arrière, coincé sur deux plaques de verres, ce qu’il reste de la baie vitrée après l’explosion du 4 août 2020. Le chaton est tout à la fois un vestige, une relique, un stigmate. La déflagration reste un trauma pour une très grande partie de la population placée encore aujourd’hui sous anti-dépresseurs. Si l’artiste s’intéresse à l’image, elle refuse en revanche de montrer dans ses films celles de l’explosion.

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Réalisée entre 2019 et 2021, la série de dessins, dont l’aspect peut paraitre parfois naïf, illustre des moments plus légers du quotidien. Ceux-ci montrent la façon dont l’artiste se construit. Sur le premier des sept dessins exposés ici, elle se représente marchant, ses pieds à quelques centimètres derrière elle, référence explicite à la vidéo-performance « Roadworks » (1985) de Mona Hatoum dans laquelle l’artiste palestinienne née à Beyrouth marche pieds nus dans les rues de Brixton, dans le sud-ouest de Londres, une paire de Doc Martens attachée à ses chevilles par les lacets. Elle traine tant bien que mal les lourdes chaussures couramment associées à cette date à celles des militaires, des policiers, des skinheads, des néonazis. On peut y lire toute la souffrance et le poids de l’exil. Ces dessins viennent compléter le portrait de Beyrouth de façon plus personnelle et autobiographique. La pratique du dessin permet à Sirine Fattouh d’aborder son quotidien avec une certaine distance et beaucoup d’humour. « Mes dessins sont constitués de portraits de gens qui m’entourent ou de certaines mises en scène[3] » explique-t-elle. « Dedans, j’aborde des questions liées à mon orientation sexuelle, à mon couple, ce que je ne faisais pas auparavant dans mes œuvres ».
Un photo-montage de la ville réalisé à partir de photographies 35 mm que l’artiste a prises de Beyrouth, ferme l’espace à la manière d’un mur. Sirine Fattouh agence différentes strates pour mieux les détruire à l’aide d’une gomme magique. « Beyrouth mutations » (2015) compose une vision intime et personnelle de la cité levantine, véritable ville intérieure qui, comme Beyrouth, a été construite, reconstruite après avoir était détruite, l’opération se répétant inlassablement. L’oeuvre est présentée imprimée sur voile, ce qui lui donne un effet de transparence, d’évanescence.

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Le premier volet de « Unpredictable times » est toujours inédit. Intitulé « Fragments », il se compose d’une installation vidéo et sonore autour de cinq projections d’une durée de vingt-cinq minutes restituant les temps morts, les moments d’arrêts ou rien ne se passe ou presque. Le troisième est en cours de réalisation. Il prend la forme de vidéos tournées avec des Go Pro au cours des révoltes de 2019, et destinées à être présentées dans un casque VR2 sous la forme de chapitres. Enfin, le quatrième et dernier volet prend la forme d'un film de vingt-quatre heures qui condense les quatre années de rushes filmés par la DashCam.
À travers son histoire personnelle, Sirine Fattouh met en scène l’Histoire, celle de son pays, le Liban, paradis levantin en ruines, mais aussi de sa ville, Beyrouth, dont elle filme le chaos. Les espoirs mis dans cette révolution déraillent. La rue et la route deviennent des motifs récurrents dans son travail. « L’histoire de mes parents, comme la mienne, est intrinsèquement liée à la mobilité due aux conflits et aux guerres » confie-t-elle. « J’ai passé ma vie à quitter le Liban et à y revenir, ces allers et retours marquent mon rapport au territoire »,avant de préciser : « La mobilité semble être le seul moyen de survivre au drame. Il me semblait crucial de témoigner de mon expérience des évènements politiques et sociaux à travers le prisme de la dashcam, et surtout des voix off ». Présenter la série de dessins avec le film « Behind the shield » permet de se décentrer de la tragédie nationale du 4 août et de transformer les souvenirs en gestes artistiques.

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[1] Marc Bembekoff, entretien réalisé le 18 octobre 2023, entre Sirine Fattouh et Marc Bembekoff
[2] Ibid.
[3] Ibid.

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« UNPREDICTABLE TIMES » de Sirine Fattouh - Commissariat de Marc Bembekoff, directeur de la Galerie, centre d'art contemporain de Noisy-le-Sec.
Jusqu'au 16 décembre 2023. Du mercredi au vendredi de 14h à 18h. Samedi de 14h à 19h.
La Galerie Centre d'art contemporain
1, rue Jean Jaurès
93 130 NOISY-LE-SEC