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La scène est fermée par un imposant module en bois, façade intérieure ou extérieure, on ne sait pas trop, d’un pavillon familial dont la vie est rythmée par les repas pris dans la cuisine, autour de la table, lieu de la conversation, du rituel. C’est une famille ordinaire traversée par l’histoire ouvrière de l’Est de la France : un couple aux lointaines origines italiennes et ses deux filles. Après le repas, la mère et les filles débarrassent tandis que le père tente de contenir le module qui s‘est mis à avancer, inexorablement, avant de s’arrêter soudain, à temps pour ne pas écraser le père. Ce dernier installe alors la grande table dans ce qu’on imagine le jardin. Tous les quatre montent sur celle-ci, tenue par un seul pied en son centre, si bien qu’elle prend des allures de gigantesque balance d’autrefois. L’équilibre précaire qui les fait tous tenir va être rompu lorsque l’une des filles quitte la table et la scène. Allégorie de ce qui vient, ce déséquilibre parle du manque, que l’un ne va pas sans l’autre, d’une amputation familiale. Elles sont maintenant adultes lorsque Barbara, mariée et maman de quatre enfants, s’installe au Caire avec son mari. Ils se sont convertis ensemble à l’Islam quelques années auparavant. Ses parents et sa sœur communiquent avec elle par visioconférence. Si au début, tout semble très bien se passer, ces échanges vidéo vont, petit à petit, se brouiller, jusqu’à devenir inaudibles, invisibles, métaphore à la fois simple et tragique, pleine de pudeur, du basculement d’une famille française ordinaire dans l’histoire géopolitique du Moyen-Orient lorsqu’elle apprend que sa fille est partie faire le djihad en Syrie.
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Le temps se distord au fur et à mesure de l’évènement, désormais central au point de cadencer leurs vies. Il y aura des flash-back aussi. Pour aller d’une date à une autre, la famille rejouera, dans une incroyable performance physique à la précision redoutable, les repas en accéléré. Cette course effrénée du temps ne ralentira pour redevenir normale que lorsque l’enquête menée par Marine livrera des informations suffisamment probantes ou risquées pour qu’elle en informe ses parents. Elle a choisi de leur montrer l’horreur dans les courtes vidéos qu’elle détient et qui circulent sur internet, comme pour les prévenir, les prémunir face aux gendarmes, aux voisins, les préparer, les préserver. Cela se passe presque toujours de la même façon, elle prévient par téléphone ses parents de ce qu’elle a trouvé, leur donne rendez-vous chez eux le samedi suivant, leur explique le plus simplement du monde la situation, parfois avec un remontant. Eux regardent les images, encaissent – c’est fou comme ils encaissent –, cherchent leurs mots. Ils apparaissent fragiles, comment ne pas l’être ? De mots, il n’y en a pas. Elle les prépare à leur éventuelle garde à vue, pour financement du terrorisme. Eux avaient juste envoyé quelques euros à leur fille. Elle leur apprend, au détour d’une vidéo montrant les deux ainés de leurs petits-enfants tuants, qu’il n’y aura plus de rapatriement possible, que même les enfants, les enfants de leurs enfants, ne seront pas sauvés. Le père posera plusieurs fois la question, comme s’il ne pouvait se résoudre à l’abandon d’enfants qui n’ont rien demandé, se sont retrouvés de force dans cette histoire qui les dépasse, entrainés par des parents enfermés dans leur croisade. Peut-on condamner les enfants-soldats ? Sont-ils pleinement coupables des crimes qu’on leur impute ?
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Larmes douces
La pièce « Et après on s’aime » s’ouvre avec la voix off d’un enregistrement téléphonique. Il s’agit du premier échange d’une jeune femme de vingt-et-un ans avec sa tante qu’elle connait à peine. Française, la jeune femme est incarcérée dans une prison en Turquie depuis qu’elle a traversé la frontière depuis la Syrie. Jugée, elle a été condamnée pour appartenance à un groupe terroriste. Cette jeune femme est la nièce de Marine Mane, la fille de sa sœur partie faire le djihad en Syrie. Elles ne se sont pas vues depuis 2013. La pièce qui vient va alors retracer les évènements et les mémoires portés par les protagonistes qui vont conduire à ce coup de fil. Une pièce à rebours en quelque sorte. « Je voulais écrire une pièce drôle sur cette histoire si sérieuse, et donc voilà, ça ne le sera pas tant que ça » explique Marine Mane, dans sa note d’intention. Elle fait le récit de « l’irruption dans ma famille de l’histoire géopolitique entre la France et le Moyen-Orient, mon parcours et celui de ma sœur partie faire le djihad en Syrie, notre correspondance qui s’arrête en 2017 brutalement, l’enquête que je mène pour savoir si elle morte ou vivante, les questions auxquelles nous n’aurons pas de réponses, les deuils que l’on ne peut pas faire sans les corps à enterrer, les informations, les médias, les faux profils et tout ça... ». Mais, la pièce est aussi une histoire fantasmée de l’immigration italienne, de la ZUP et des langues qui s’y côtoient, du chômage, de la violence, du milieu pauvre et ouvrier de l’Est de la France et de la petite bourgeoisie parisienne, du sentiment d’illégitimité qui parcourt les corps, de la classe sociale qu’on ne quitte jamais tout à fait. Finalement, la pièce est la rencontre improbable de ces deux mondes qui a pourtant eu lieu.
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Le massif module en bois, façade parfois inquiétante de la maison familiale qui sera dévastée à la fin du spectacle mais néanmoins toujours là, debout, s’impose comme un personnage à part entière de la pièce. Il s’anime de l’actualité en faisant de ses parois les réceptacles d’une projection d’images médiatiques et d’images personnelles. Celles-ci se juxtaposent et vont se démultiplier sur différents supports comme l’écran d’un ordinateur ou celui d’un téléphone portable. Mais de ces vidéos-là, celles apportant les preuves aux parents, le public ne verra rien. Loin de tout voyeurisme, la pièce s’attache aux silences. Ils sont parfaitement éloquents ici. Marine Mane déjoue les pièges qui auraient pu l’entrainer du côté de la facilité et du pathos. Elle s’attache à dépeindre des scènes d’une déconcertante banalité, telle qu’elle les a vécues. Face à l’horreur, on imagine les cris, le chaos, les malaises. Il n’y a rien de tout cela ici. Juste une grande dignité, une pudeur qui force le respect. La pièce autorise un autre point de vue, un autre regard, sur ces familles endeuillées, généralement évoquées avec suspicion par les médias et la police, et par une islamophobie d’atmosphère tellement banalisée qu’elle en devient invisible. Elles sont forcément coupables des actes de leur enfant. Pourtant, ici, rien ne destinait cette famille ordinaire à vivre une aventure aussi funeste. Pas d’enfance malheureuse, pas de passé trouble, pas de maltraitance… Simplement de l’amour pour unique lien. Une sœur, une fille, restent une sœur, une fille, malgré tout. Il faudrait vraiment être dépourvu d’humanité pour ne pas comprendre cela.
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À la tête de la compagnie In Vitro qu’elle l’a créée en 2012, Marine Mane, qui envisage le plateau comme un terrain de jeu, s’intéresse au pouvoir fictionnel du réel. Elle croise ici histoire intime et fait de société, pour mieux questionner, à travers la recomposition de la mémoire, l’identité. Entre réel et fiction, tragique et absurde, théâtre et danse, musique et vidéo, « Et après on s’aime », fait dialoguer les différentes disciplines artistiques avec pour seuls liants une immense poésie et beaucoup d’amour. Marine Mane inscrit ce vrai faux documentaire sur sa famille dans une réflexion sur les notions de « care », d’amour et de réconciliation, si bien que le spectacle aurait pu s’appeler : « De l’amour », tellement celui-ci est omniprésent. La voix off de la nièce au début du spectacle vient rappeler que l’histoire n’est pas encore finie. À l’heure actuelle, près de cent-vingt enfants français et une cinquantaine de mères vivent encore dans les camps du nord-est de la Syrie où sont détenues, sous la garde des forces kurdes, les familles des djihadistes de l’État islamique depuis la chute du « califat ». Avec cette mise à nu bouleversante et nécessaire, Marine Mane offre une autre histoire, courageuse, et fait voler en éclat les idées reçues. Sur l’imposant module qui sert de façade intérieure ou extérieure à la maison familiale, ces mots qui apparaissent soudain viennent rappeler où l’on se trouve : « Ceci n’est pas une fiction ».
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« ET APRÈS ON S'AIME » - Mise en scène, conception & direction artistique Marine Mane, en collaboration avec les interprètes : Sophie Billon (danseuse), Clémence Dieny (danseuse), Franky Gogo (performer), Nicolas Barry (chorégraphe, danseur et auteur). Assistante à la mise en scène Anaïs Defay Conseil dramaturgique Elise Blaché Création sonore Camille Vitté. Lumières Gaspard Gauthier Scénographie Amélie Kiritze-Topor. Vidéo Clément Dupeux. Régisseur général Renaud Colonimos. Régisseur plateau et polyvalent Ryan Sauteur. Production - Diffusion - Administration Orane Lindegaard et Philippe Naulot. Coproductions et partenaires Les Scènes du Jura, scène nationale, Le PALC, Pôle national cirque, Châlons-en- Champagne Grand Est ACT - Art en Coopérative Transfrontalière : Usine à Gaz à Nyon, les Scènes nationales de Bourg-en-Bresse et du Jura (Lons-le- Saunier/Dole), le Théâtre Am Stram Gram, centre international de création partenaire de l’enfance et la jeunesse à Genève (Suisse) et Château Rouge, scène conventionnée à Annemasse / Interreg France Suisse, programme cofinancé par l’Union européenne, Bords 2 Scènes, Scène de Musiques Actuelles et arts de la scène - Vitry-le- François, Théâtre Molière Sète - Scène Nationale Archipel de Thau.
Du 10 au 11 mars 2025 (création),
Scènes du Jura - Scène nationale
4, rue Jean Jaurès
39 000 Lons-le-Saunier
Le 3 juin 2025,
Bords 2 scènes
4, rue Auguste Choisy
51 300 Vitry-le-François
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