
« Cher Milo, je suis désolé́ d’avoir pris autant de temps pour te répondre, mais il fallait que je réfléchisse. Je voulais être sûr de ma réponse, mais je ne le suis toujours pas, alors, plutôt que de te répondre, je vais partager avec toi les questions que je me pose ». Ces premiers mots sont ceux de la lettre adressée à Milo Rau par Édouard Louis en réponse à sa proposition de remonter sur scène quelques semaines après ses débuts dans son propre texte « Qui a tué mon père » mis en scène par Thomas Ostermeier. Ceux sont aussi les premiers mots de « The interrogation », le spectacle à la mise en scène minimaliste né du renoncement du jeune auteur à jouer à nouveau, un spectacle intérieur qui évoque le doute et l’échec. Sur la scène côté jardin, un jeune homme, assis dans l’ombre au pied d’un banc, regarde le grand écran central sur lequel Édouard Louis lit lui-même la lettre qu’il adresse au metteur en scène suisse. À la fin de la lecture, le jeune homme se lève, ramasse son sac à dos et traverse le plateau pour rejoindre la caméra côté cour devant laquelle il s’installe, prenant la place de l’écrivain sur l’immense écran, l’incarnant, devenant son double scénique. Dans ce monologue formidablement porté par le comédien flamand Arne de Tremerie[1] dont la ressemblance tant physique que mimétique avec Édouard Louis participe un peu plus du trouble qui émane de la pièce, la permanence de la mise en abime est vertigineuse. Celle d’Édouard Louis lui-même tout d’abord qui, en tant qu’écrivain, interroge sa propre vie pour comprendre son époque. Il en va de même dans la pièce qui, en revisitant ses différents ouvrages par fragments, continue de questionner le monde mais constitue également un premier retour public de l’auteur sur son travail, baignant la pièce d’une certaine mélancolie que vient renforcer le constat d’échec. La pièce est ainsi traversée par le doute qui s’incarne aussi dans des moments introspectifs où le comédien sur la scène reproduit les faits et gestes de l’écrivain sur l’écran, une autre façon de mettre en abime. L’adresse au public, régulière et souvent drôle, en est encore une autre.
« L’urgence du silence »
« Je suis ici sur scène et je ne veux pas être ici. Je suis fatigué de cette éternelle recherche de présence, de liberté, de moi-même » confesse l’auteur. La pièce interroge l’art en tant qu’échappatoire à sa propre histoire. Il est ici l’aveu d’une émancipation ratée : « Je réalise que la vie d’acteur n’est pas la vie rêvée que je m’attendais ». Pour Édouard Louis, le constat est d’autant plus cruel que les liens qu’il entretient avec le théâtre remontent à l’enfance et avaient été jusque-là libératoires. C’est le théâtre qui lui a en effet permis de quitter son village lorsque, sur les conseils de sa professeure de français, il s’inscrit en classe de seconde option théâtre à Amiens. Sur scène où il est admiré, il n'est alors plus l’homosexuel qui était raillé et humilié à l’école. Il lui doit aussi sa rencontre avec la littérature et, indirectement, avec le sociologue Didier Eribon, son futur enseignant dont il restera très proche, et son installation à Paris. Le constat d’échec ébranle à ce point l’auteur que le spectacle, dans sa première mouture, est annulé à seulement quelques jours de la première prévue en mai 2021 au théâtre Varia à Bruxelles à l’occasion du Kunstenfestivaldesarts. Dans celle-ci, Édouard Louis, seul en scène, évoque lui-même son expérience, à la fois les conditions de la libération de la violence et l’impossibilité de le faire. La vraie violence est de réaliser qu’on ne peut y échapper. Il faut accepter la défaite, l’impossible abolition de la violence. « Le théâtre, l’art, la littérature, et le mouvement social que je vois comme intimement lié à l’art, essaient de donner leur propre narration sur le réel, contre les narrations qui nous sont imposées par l’État, la famille, la police, et nous donnent la possibilité d’échapper aux visions imposées et de récréer pour chacun sa propre narration, via la littérature. Mais il est impossible de s’en détacher totalement[2] » précise Édouard Louis. Naît alors un second spectacle joué par un comédien qui serait l’incarnation de l’auteur, conformément à la recommandation indiquée dans sa lettre : « D’autres personnes que moi seraient sur scène. Mais pas moi », actant ainsi la fin de sa carrière d’acteur de théâtre. « Ton spectacle parlerait de tous les sujets dont on voulait parler » précise-t-il encore.
« La chaleur des projecteurs sur le visage »
Milo Rau et Édouard Louis se connaissent et apprécient leurs travaux respectifs autour d’un art du réel, le second évoquant ainsi l’œuvre du premier : « Milo Rau fait exploser tous les codes habituels du théâtre. Avec lui, comme il le dit, il ne s’agit pas seulement de représenter le monde, mais de le changer[3] ». Mais c’est à Daniel Blanga Gubbay, l’un des codirecteurs du Kunstenfestivaldesarts, que l’on doit l’initiative de cette collaboration dont l’intention première était de travailler à partir de « En finir avec Eddy Bellegueule »,l’ouvrage qui révéla le jeune auteur. Très vite cependant, le projet s’oriente vers une nouvelle création : « Il y a déjà eu tellement d’adaptations de mes pièces qu’il était tout de suite clair que nous voulions faire quelque chose de complètement nouveau. Une nouvelle pièce qui émerge de notre rencontre [4] » explique Édouard Louis. Les deux artistes co-signent le texte. « Y a-t-il, dans le théâtre, une autre libération, une autre possibilité de réflexion, une autre concrétude (physique) que dans l’écriture[5] ? » Milo Rau pose ainsi la question qui traverse toute la pièce.
Pièce fragmentaire, méditation profonde sur la force du théâtre, « The interrogation » oscille constamment entre la fiction et la réalité, l’être et le devenir. Elle expose la « méthode Édouard Louis » et la « méthode Milo Rau » pour reprendre les mots de ce dernier. Le théâtre se fait le lieu de la manifestation de la vulnérabilité. « Milo montre le monde tel qu’il est. Il y a une certaine lâcheté à la simple représentation. Il montre sur scène la violence de notre monde, y compris familiale, homophobe, raciste, il dévoile la vérité du corps social[6] » précise encore Édouard Louis. Accepter l’échec. La pièce est un moment en suspens, un temps mort, la nécessité pour Édouard Louis et Milo Rau de décrire la mélancolie du combat lui-même, l’impuissance et le pouvoir de l’art.
[1] Membre du NTGent global ensemble que Milo Rau dirige.
[2] Guy Duplat, « Édouard Louis : La mélancolie devant la "mauvaiseté" du monde », La libre Belgique, 6 mai 2021, https://www.lalibre.be/archives-journal/2021/05/06/Édouard-louis-la-melancolie-devant-la-mauvaisete-du-monde-BY6GRWXPPVFUJDL4J5W77O4YKA/ Consulté le 19 mai 2022.
[3] Ibid.
[4] Discussion d’Édouard Louis & Milo Rau sur l’art, la libération et l’esthétique de la mélancolie, menée par Carmen Hornbostel, dramaturge en mai 2021, reproduit dans le dossier de presse de « The interrogation », La Colline – Théâtre national, du 18 au 24 mai 2022.
[5] Ibid.
[6] Guy Duplat, op. cit.

THE INTERROGATION - texte Édouard Louis et Milo Rau, mise en scène Milo Rau, avec Arne De Tremerie, dramaturgie Carmen Hornbostel, lumières Ulrich Kellermann, assistant à la mise en scène Giacomo Bisordi, direction technique Jens Baudisch, direction de production Mascha Euchner – Martinez, traduction Erik Borgman et Kaatje De Geest, production International Institut of Political Murder (lIPM)– commande pour le Kunstenfestivaldesarts, coproduction NTGent en coopération avec ITA – International Theatre Amsterdam & NTGen
Du 18 au 24 mai 2022,
La Colline - Théâtre national
15, rue Malte Brun
75 020 Paris