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Lorsqu’ils arrivent sur scène, la salle est encore éclairée. On entend « Let’s stay together ». Face au public, les huit danseurs demandent à recommencer leur entrée, trop rapide à leur goût. « Lights up and down and up and down… » indique l’un d’eux à l’attention de la régie. « Voilà. C’est ça » dit un autre en français. Ils s’amusent avec les spectateurs – Robyn Orlin ne cesse d’injecter de l’interactivité dans ses spectacles – quand, juste derrière eux, une chanteuse entonne seule a cappella une mélopée. Elle détache du sol, arrache presque, une partie du matériau qui l’habille puis le dépose à l’envers au centre de la scène pour former un rectangle blanc, délimitant un nouveau périmètre au centre de la scène. Une caméra la filme de dessus. Les images s’affichent sur l’écran géant qui ferme la scène derrière elle. Scène dans la scène, le carré blanc accueille les danseurs qui forment un cercle avançant au rythme lancinant de la litanie. Chacun à leur tour, ils vont prendre place à l’intérieur pour y danser. La performance prend des allures de rituel.
Le grand écran sert maintenant d’écrin aux danseurs qui y sont démultipliés, apparaissent comme des géants, entre psychédélisme et rituel magique. Descendue des cieux du théâtre à hauteur d’homme, une sorte d’immense tringle horizontale, à laquelle sont accrochées en guise de décor de dizaines de cannettes peintes sonnant comme des grelots, barre presque toute la scène. Chacun enfile alors son costume descendu des cieux au même moment. Sur l’écran, l’image est difractée, kaléidoscopique, magnifiée par la voix envoutante de la jeune chanteuse. La scène est d’une grande beauté visuelle. « We are heroes » hurle-t-on, « I said we are heroes ». La caméra suit les mouvements du groupe. L’image saccadée traduit la vitesse qui s’empare des corps.

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Recréer de la beauté sans oublier d’où ils viennent
La barre devient alors le guidon métaphorique des rickshaws zoulous transportant des blancs, pratique héritée du colonialisme et qui perdure au temps de l’apartheid. Ceux qui, aux yeux de la petite Robyn Orlin, « semblaient danser, le corps suspendu dans les airs ».
Le rectangle blanc, placé à nouveau au centre de la scène, dessine maintenant une piste de « battle » idéale. Vêtus de leur costume rutilant et de leur imposante coiffe, ils entrent dans la lumière un à un, entament chacun leur danse. Chassés du rectangle par les coups des autres, ils se défont de leurs habits de parade, les déposant de manière solennelle. Chacun accomplira le même rituel, sorte de dépossession, de lutte entre les uns et les autres. L’écran géant sur lequel ils apparaissent à tour de rôle se fait ici la métaphore du miroir.
Des mineurs noirs dansant pour un public blanc qu’elle a vu lorsqu’elle était enfant, Robyn Orlin raconte : « Ils m’ont beaucoup appris sur la danse », avant de préciser : « C’est aussi là que j’ai forgé mes premières opinions politiques ». Sud-africaine vivant à Berlin[1], diplômée de la London School of contemporary dance et de l’Art Institute de Chicago, Orlin interroge, dès ses premières pièces au début des années quatre-vingt, l’état politique du monde en général et de son pays en particulier. L’artiste n’a jamais dissocié ses choix esthétiques de son engagement public, ce qui lui valut d’être marginalisée par le milieu conservateur de la danse contemporaine au temps de l’apartheid. Son travail chorégraphique mobilise plusieurs champs artistiques, mêlant à la danse la vidéo et les arts plastiques qui prennent ici une place prépondérante, afin d’explorer différentes théâtralités. Assumant son éclectisme et un certain goût pour la flamboyance, elle pose un regard acéré sur le monde qui l’entoure. Ses œuvres sont à la recherche d’une forme d’immédiateté qui implique le public. « La beauté au théâtre ne m’intéresse pas. Ni la technique des acteurs ou des danseurs. C'est leur humanité que je cherche[2] » dit-elle.
Née à Johannesburg de parents juifs d’Europe de l’est qui avaient fui le nazisme[3] Robyn Orlin a aussi vu, enfant, des Zoulous transportant de riches Blancs dans des pousse-pousse. Avec huit jeunes danseurs de Moving Into Dance Mophatong (MIDM), qui fut la première compagnie de danse racialement mixte de Johannesburg, Orlin commémore leur histoire à travers ses souvenirs dans un spectacle au titre dont la longueur, habituelle chez la chorégraphe, résume assez bien le propos. « We wear our wheels with pride and slap your streets with color ... we said ‘bonjour’ to satan in 1820 ...[4] » est un monument érigé à la gloire de ces forçats qui arpentaient les rues de Durban et la région du KwaZulu-Natal. Ces conducteurs de rickshaws rivalisaient d’imagination pour customiser le véhicule – pour ceux qui y étaient autorisés car il ne leur appartenait pas –, mais aussi pour créer leur costume, « des tuniques terminées par des franges et brodées de perles multicolores, reprenant les motifs traditionnels de la culture zouloue, et surtout des coiffes, parfois monumentales, faites de plumes, de perles, de graines, également multicolores, et de deux, quatre, voire six cornes de vache ». Le nombre de cornes était un signe de dignité et de puissance en même temps qu’une marque de résistance dénonçant les conditions de vie auxquelles leur activité les réduisait.

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« We are heroes »
La barre va et vient, de plus en plus menaçante. Les conducteurs de rickshaws s’agrippent de leur mieux, manquent pour certains de chuter. La barre avance et recule telle une vague irrésistible. Ils s’accrochent, tentent à tout prix de ne pas tomber, ne pas se noyer. La voix lancinante de la chanteuse se fait mantra, psalmodie. La vague semble tout emporter sur son passage. Elle symbolise toutes les violences d’une nation : l’apartheid qui hante encore l’Afrique du Sud[5], le capitalisme et, ce qui apparaît comme son corollaire aujourd’hui, le coronavirus. Frappée par une troisième vague qui semble incontrôlable, la nation arc-en-ciel fait face à une situation catastrophique, enterrant chaque jour un nombre grandissant de ses enfants. Robyn Orlin n’a pas fini de convoquer les fantômes de sa terre natale.
Avec humour et virtuosité, la chorégraphe rend un vibrant hommage aux héros de son enfance et à leur capacité de sublimation, « de l’ironie et de l’auto-ironie, c’est-à-dire aussi, précisément, d’un certain refus de transiger avec leur dignité[6] ». L’explosion de vie qui émane du spectacle caractérise l’audace de ces chauffeurs de rickshaws qui, derrière les habits étincelants de ces derniers et leur débauche d’énergie, masque une indignité nationale refoulée dans l’inconscient collectif. Aujourd’hui, alors que les rickshaws sont devenus une attraction touristique – « une façon merveilleuse de découvrir le “Golden Mile”, les 6 kms du front de mer de Durban » assurent les brochures –, la chorégraphe invite sur scène le destin de ces valeureux conducteurs noirs, défiant les lois ségrégationnistes avec leur parure de perles et de cornes qui, derrière le symbole de puissance, dénonçait leur condition. Fidèle à son image d’enfant terrible de la danse sud-africaine, Robyn Orlin poursuit sur scène son combat pour la dignité et l’égalité dont la remise en cause, constante chez elle, des formes artistiques dominantes apparaît comme une mise en abime. « Nous portions nos roues avec orgueil et éclaboussions vos rues de couleurs » assènent les rutilants conducteurs de rickshaws. Pour Robyn Orlin, la création va de pair avec un activisme artistique. Ses pièces chorégraphiques continuent de refléter les blessures de son pays natal. Elle l’affirme : « L’art ne sert à rien, s’il n’est en prise avec le réel[7] », ajoutant : « Je n’ai pas le souvenir d’une période où l’art n’aurait pas été en interaction avec le monde… La poésie, la folie et la douleur de nos vies quotidiennes rendent difficile la séparation entre les deux… ». Assurément, la danse est ici politique, « une danse iconoclaste qui met les pieds dans le plat ».
[1] Elle est mariée au réalisateur sud-africain d’origine allemande Oliver Schmitz.
[2] Cité dans Olivier Hespel, Robyn Orlin. Fantaisiste rebelle, coédition Centre national de la danse - éditions de l'Attribut, 2007, 112 pp.
[3] Elle partage cette origine avec l’artiste William Kentridge avec qui elle collabore en 2014 sur la pièce « Ubu and the truth commission » signant la chorégraphie originale de la mise en scène de Kentridge. La question de la justice sociale apparait très présente dans ces familles qui ont connu la discrimination et les pogroms.
[4] « Nous portions nos roues avec orgueil et éclaboussions vos rues de couleurs. Nous disons « bonjour » à satan en 1820… »
[5] La politique de « développement séparé » fut introduite en 1948 en Afrique du Sud et ne fut abolie qu’en 1991.
[6] Myriam Bloedé, extrait du texte accompagnant le dossier de création de « We ware our wheelswith pride… », 2021.
[7] Cité dans Olivier Hespel, op.cit.

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« We wear our wheels with pride and slap your streets with color ... we said ‘bonjour’ to satan in 1820 ... » - Une pièce de Robyn Orlin avec les danseurs de Moving Into Dance Mophatong : Sunnyboy Motau, Oscar Buthelezi, Eugene Mashiane, Lesego Dihemo, Sbusiso Gumede et Teboho Letele. Création vidéo : Eric Perroys. Création costumes : Birgit Neppl. Création lumières : Romain de Lagarde. Musique originale : UkhoiKhoi avec Yogin Sullaphen et Anelisa Stuurman. Régisseur général : Jean-Marc L’Hostis. Régisseur de tournée : Thabo Pule. Production : City Theater & Dance Group, MIDM - Moving Into Dance Mophatong et Damien Valette Prod. Coproduction : Festival Montpellier Danse, Tanz im August – 32. Internationales Festival Berlin, Chaillot - Théâtre National de la Danse, Le Grand T- Théâtre de Loire-Atlantique, Charleroi Danse - Centre chorégraphique de Wallonie, Théâtre Garonne – Scène Européenne. Cette création a reçu l’aide au projet de la DRAC Ile-de-France. Administration, diffusion : Damien Valette. Coordination : Louise Bailly.
du 17 au 18 juin 2021
Chaillot - Théâtre national de la danse
1, place du Trocadéro
75 116 Paris
Du 23 au 26 juin 2021, Théâtre Garonne, Toulouse (France)
Le 13 novembre, Château Rouge - Scène conventionnée d'Annemasse
Le 20 novembre 2021, Charleroi Danse, Charleroi (Belgique)
La semaine du 22 novembre 2021, Pôle Sud – CDCN, Strasbourg (France) Les 1er et 2 décembre 2021, Kinneksbond, Mamer (Luxembourg) Décembre (dates à confirmer), Festival December Dance, Bruges (Belgique)
Du 3 au 5 mars 2022, Le Grand T, Nantes (France) Le 8 mars 2022, Le Grand R, La Roche-sur-Yon (France) Le 11 mars 2022, Cité Musicale de Metz, Metz (France) Le 15 mars 2022, Le Volcan, Le Havre (France)
Edition 2022 de Montpellier Danse, Montpellier (France)