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Installé depuis sa création en novembre 2006 dans deux bâtiments – rue Léon et rue Stephenson –, au cœur du quartier de la Goutte d’Or dans le 18ème arrondissement de Paris, l’Institut des Cultures d’Islam (ICI) ne cesse de donner à voir leur diversité à travers l’organisation de concerts, conférences, projections-débats, d’ateliers et surtout d’expositions. Ces dernières bénéficient, depuis octobre dernier et la refondation du bâtiment de la rue Léon, d’espaces qui leur sont spécifiquement dédiés. Elles sont désormais présentées dans un seul et même lieu : l’ICI Léon. Les bureaux du premier étage qui abritaient auparavant l’administration, ont laissé place à autant de nouvelles salles d’expositions temporaires. C’est dans celles-ci que se déploie jusqu’à la fin du mois « La rhétorique du rideau », exposition dont la portée dépasse le simple cadre artistique pour s’inscrire dans une réflexion sur l’identité, la visibilité et l’autodétermination. Elle propose une exploration subtile et militante des expériences queer arabo-musulmanes, en dialogue avec la notion de « rideau », envisagé ici en tant que dispositif conceptuel et esthétique, métaphore d’un entre-deux fluide et négocié. Loin d’être en effet un simple motif décoratif, le rideau devient un symbole de négociation : il voile, révèle, protège ou expose selon les contextes et les intentions. Le titre, emprunté à l’essai « Amour[1] » de Jamal Ouazzani, reflète parfaitement l’ambition du projet qui est de repenser la révélation de soi en dehors du paradigme occidental du « coming out », souvent perçu comme une injonction à la transparence totale, comme modèle universel de libération. Le rideau, dans sa matérialité et sa symbolique, devient un dispositif de contrôle, un espace de négociation dans lequel l’individu choisit ce qu’il dévoile ou protège, à qui et dans quel contexte.
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Cette proposition, d’une rare finesse, résonne comme une réponse aux assignations identitaires et aux fétichisations qui pèsent sur les corps et les récits minorisés. À la croisée de l’esthétique, du politique et du poétique, elle offre une réflexion essentielle sur ce que signifie se révéler ou se dissimuler dans un monde saturé d’injonctions. Inès Geoffroy, cheffe de projets et commissaire d’expositions à La Villette, engagée dans les représentations des personnes queer et musulmanes, en assure le commissariat artistique en orchestrant une rencontre qui refuse les simplifications et célèbre la complexité, autour des œuvres de Meryam Benbachir, Emma Bert Lazli, Reda El Toufaili Kanaan, Mehdi Görbüz, Amine Habki et Sido Lansari, six artistes qui, comme elle, travaillent dans le monde de l’art, sont de culture musulmane et en marge des normes sociales.
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Poétique de l’intime
« La rhétorique du rideau » a pour point de départ une journée d’exposition sauvage dans le cadre du programme Thundercage[2], sur les bords du canal d’Aubervilliers en octobre 2024. Inès Geoffroy, invitée à concevoir la 41ème édition, sollicite plusieurs artistes parmi lesquels ceux présents ici. « Ensemble, nous avons cherché à faire émerger ce qui nous unit : le fait d’évoluer entre des cultures musulmanes et des identités en marge des normes dominantes[3] » explique-t-elle. « Pendant quelques heures, artistes et public ont fait communauté, entouré.es d’œuvres, de livres, de lectures et de performances. Cette journée pluvieuse, vécue comme un moment de cohésion et de joie militante, a réchauffé les cœurs et créé le désir de porter ses voix plus loin dans le monde de l’art ». À la manière d’un prélude, la première salle de l’exposition revient sur cet acte fondateur. Des archives photographiques, littéraires et sonores, soigneusement sélectionnées, dialoguent avec l’œuvre « Got To Be Real » de Sido Lansari, présentée pour la première fois lors du Thundercage d’octobre 2024. Quatre tissus mousselines reproduisent des extraits du premier et unique numéro du bulletin du « Groupe homosexuel arabo-berbère » publié en février 1983. Ignoré jusque-là des historiens et militants queer, il est retrouvé par Lansari dans un fonds d’archives LGBTQI+ en France. Le document précise la démarche, les motivations et les revendications de ces personnes d’origine arabe et nord-africaine au sein des communautés homosexuelles en France. « C’est cette parole prise il y a quarante ans que l’œuvre vient montrer, donnant accès à différentes lectures, tant ces voix s’adressent à la fois à des intellectuel·le·s et à des personnes issues des classes populaires, tout en s’enracinant dans une tradition rurale maghrébine[4] » précise Sido Lansari. Ce prélude compose une puissante entrée en matière qui pose les jalons d’une réflexion sur la mémoire comme acte de résistance.
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Dans son « Jardin des aveugles » (2022), Amine Habki incarne cette ambivalence avec une maîtrise remarquable. Ses tentures de lin et de soie, suspendues dans l’espace, créent des jeux de lumière et d’ombre qui évoquent à la fois la fragilité et la résilience. L’artiste développe une forme d’autoreprésentation pour mieux déjouer « les attentes liées aux représentations des masculinités dites subalternes[5] », construisant ainsi un contre-discours politique. Cette œuvre, d’une grande délicatesse, explore les tabous liés à l’intimité queer dans un cadre culturel où la pudeur et la spiritualité occupent une place centrale. Amine Habki ne cherche pas à trancher, mais à ouvrir un espace de coexistence, dans lequel le désir et la foi peuvent s’entrelacer sans se nier. De son côté, l’artiste franco-libanais Reda El Toufaili Kanaan explore l’amour familial à travers des installations textiles composées de rideaux de tulle, légers, presque éthérés. L’œuvre de Kanaan, empreinte d’une gravité contenue, touche par sa capacité à rendre palpable l’épaisseur des silences, tout en célébrant la beauté des liens qui persistent malgré les interdits. L’artiste présente ici une installation immersive à la grande puissance poétique, s’articulant autour d’un sol recouvert de sel, de moules à gâteaux en béton et d’une lumière activée par les vibrations sonores des pas des visiteurs. Inspirée des souvenirs de cuisine partagés avec sa mère, l’installation invite à transgresser l’interdit en foulant le sel, symbole de tabou et de sacré. La lumière, élément central, réagit au mouvement, créant un dialogue intime entre le visiteur et l’espace. Comme le note l’artiste, cette lumière « permet de voir l’ensemble de l’œuvre » tout en incarnant une quête de sacré et d’émancipation. L’œuvre, dans laquelle le corps, la mémoire et l’héritage culturel s’entrelacent dans un geste à la fois fragile et subversif, offre un espace de négociation entre visibilité et opacité, entre racines libanaises et identité queer.
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Travailler la subtilité
L’exposition excelle à tisser une cartographie des identités plurielles, dans laquelle les expériences queer arabo-musulmanes ne sont jamais réduites à une lecture monolithique. Emma Bert Lazli se distingue par une approche performative qui revendique un « droit à la complexité ». Ses œuvres, mêlant vidéo, texte et objets du quotidien, interrogent la manière dont les récits personnels peuvent coexister sans être inclus dans une identité dominante. L’œuvre filmique à l’intimité percutante, « But I’m Not a Cheerleader », capture une conversation entre l’artiste et son père, évoquant un souvenir d’enfance dans lequel, exprimant son désir de jouer au football, elle se retrouve inscrite à des cours de danse. « Le football est un langage commun qui permet d’aborder des sujets délicats sans être trop direct » explique l’artiste. Cette discussion, d’apparence anodine, révèle les assignations genrées et les attentes sociales pesant sur les filles, tout en explorant la mémoire et ses dissonances. Dans un cadre intimiste, presque voyeur, l’œuvre interroge la négociation de l’identité queer au sein des cultures musulmanes. La subtilité politique d’Emma Bert Lazli permet de déconstruire les normes dominantes par un dialogue feutré à l’élégance subversive.
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Deux vidéos montrent l’artiste Meryam Benbachir en train de faire disparaitre ses tatouages. Retirer ces éléments d’identification ou d’appartenance, est pour elle une façon de rendre visible « l’effacement qu’on s’inflige en entrant dans certains espaces » explique-t-elle. Sur le mur central, entre les deux vidéos, l’artiste présente un texte écrit spécialement pourn l’exposition mais dont elle ne conserve que la ponctuation, pour mieux créer un cadre à la récupération de son discours. « Mes mots, mes idées sont souvent récupérés, reformulés, utilisés dans d’autres espaces, par d’autres personnes, d’autres structures. Ici, je reconnais ce fait, je le rends visible – mais je garde un cadre[6] » indique l’artiste. « On peut imaginer ce que je dis, tenter de projeter des mots entre les signes de ponctuation, mais ce cadre-là, cette ponctuation, est fixe, inchangeable. Il crée une forme d’autorité, une manière de réempouvoirer le discours sans qu’il puisse être repris, vidé de son contexte ». Mehdi Görbüz, avec ses photographies aux tonalités saturées, apporte une dimension plus pop à l’exposition. Les couleurs vives et les compositions théâtrales contrastent avec la gravité des autres propositions, offrant un contrepoint bienvenu qui rappelle que l’affirmation identitaire peut aussi passer par la joie et l’autodérision.
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« La rhétorique du rideau » apparait comme un acte de résistance et de célébration dans le paysage artistique contemporain, non seulement par sa capacité à donner voix à des récits souvent marginalisés, mais aussi par son refus des simplifications. En donnant une place centrale aux expériences queer arabo-musulmanes, Inès Geoffroy et les artistes exposés proposent une réflexion sur l’identité comme processus, comme négociation constante entre le visible et l’invisible. Loin des injonctions à la transparence ou des stéréotypes orientalistes, l’exposition célèbre la complexité des appartenances multiples, tout en offrant un espace de résistance face aux assignations identitaires. Proposition artistique, l’exposition n’en est pas moins un geste politique, une invitation à repenser les cadres dans lesquels nous racontons nos histoires. À l’heure où les débats sur l’identité et la visibilité saturent l’espace public, « La rhétorique du rideau » rappelle que l’art peut être un refuge, un lieu de réinvention, et une célébration des marges.
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[1] Jamal Ouazzini, Amour. Révolutionner l’amour grâce à la sagesse arabe et / ou musulmane, Éditions Leduc Société, 2024, 336 p.
[2] Programme d’expositions sauvages et collectives dans l’espace public de la banlieue parisienne, imaginé par Romain Vicari. Les lieux sont occupés de manière plus ou moins officielle, le temps de l’exposition. Un grand soin est apporté à la rencontre entre les artistes et les habitant-es.
[3] Inès Geoffroy, Journal de l’exposition La rhétorique du rideau, ICI, 2025, p. 7
[4] Sido Lansari sur son site, https://sidolansari.com/got-to-be-real
[5] Inès Geoffroy, op. cit., p. 14
[6] Inès Geoffroy, op. cit., p. 18
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« LA RHÉTORIQUE DU RIDEAU » - Commissariat : Inès Geoffroy, responsable des expositions à La Villette et commissaire indépendante. Avec les artistes Meryam Benbachir, Emma Bert Lazli, Reda El Toufaili Kanaan, Mehdi Görbüz, Amine Habki et Sido Lansari.
Jusqu'au 27 juillet 2025 - Du mercredi au dimanche de 12h à 19h.
Institut des cultures d'Islam
19, rue Léon
75 018 Paris
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