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Billet de blog 19 septembre 2025

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Rita ou la fin de la joie

À Théâtre Ouvert, Laurène Marx déploie le « Portrait de Rita » servi par la formidable Bwanga Pilipili, portrait en creux, non pas d’une femme, mais d’un système qui broie les corps et les âmes avec une mécanique bien huilée, invisible aux yeux des privilégiés. Ce qui va suivre ne laissera personne indemne.

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« Les blancs ils passent leur temps à te dire de rentrer chez toi mais quand tu veux rentrer ils trouvent des trucs pour te garder chez eux quand même. L’idée c’est pas forcément que tu t’en ailles mais plutôt que tu restes en sachant que t’es pas désiré. Tu peux facilement contrôler quelqu’un que tu arrives à le rendre à la fois dépendant de toi et en même temps pas désiré. Plus la blessure est grande et plus l’humain est malléable. En le modelant du bout des doigts tu peux même finir par le faire ressembler à sa blessure ».

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Portrait de Rita, Laurène Marx © Photo : Pauline Le Goff

C’est une déflagration verbale, un théâtre de la parole qui cogne, qui écorche, qui guérit peut-être, à la manière d’une plaie qu’on refuse de panser trop vite. Avec « Portrait de Rita », Laurène Marx, autrice et metteuse en scène transgenre dont le regard sur le monde est forgé dans le feu des expériences intimes et collectives, offre, derrière le portrait d’une femme, celui en creux d’un système qui broie les corps et les âmes avec une mécanique bien huilée, de celles qui restent insaisissables pour les plus favorisés. Rita, cette femme débarquée à Bruxelles depuis Yaoundé, incarne à elle seule le vertige de l’exil qui vire au cauchemar. Au Cameroun, elle vivait avec l’assurance d’une lionne. En Europe, elle astique les sols, essuie les traces d’autrui, devient cette ombre discrète que l’on efface d’un geste. Mais la pièce ne s'arrête pas à cette descente aux enfers socio-économique. Laurène Marx tisse autour de son héroïne un réseau de violences entrelacées, qui va du racisme systémique au sexisme primaire, à la brutalité policière et conjugale, formant une sorte de toile d’araignée dans laquelle chaque fil vibre au rythme des injustices quotidiennes. À travers Rita et son fils Mathis, enfant noir dont l’innocence est sans cesse piétinée par le regard suspicieux de la société, à commencer par les enfants de sa classe, l’autrice dissèque le monde comme il est, à savoir un espace où la couleur de peau dicte le destin, où le genre amplifie les chaînes, où la violence n'est pas l’exception mais la norme codifiée.

Illustration 2
Portrait de Rita, Laurène Marx © Photo : Pauline Le Goff

Dans le rôle unique de cette conteuse omnisciente, la comédienne belge Bwanga Pilipili, dont la formidable présence sur cette scène minimaliste – un micro, une lumière crue qui la cloue comme un entomologiste épinglerait un insecte –, suffit à électriser l’atmosphère. Elle n’imite pas Rita, elle la devient, par bribes, par éclats de voix qui passent du murmure complice au cri viscéral. Sa diction, ciselée comme une lame, porte le texte de Laurène Marx avec une intensité exceptionnelle. Elle module son timbre de voix avec une virtuosité qui fait de chaque mot une arme. Bwanga Pilipili est à la fois Rita et la narratrice, elle est nous, spectateurs complices ou ignorants, forcés de nous regarder en face. La mise en scène sobre de Laurène Marx amplifie cette puissance tellurique. Pas de décors superflus, pas d’accessoires non plus : juste un espace vide, balayé par des projections fugaces – des ombres de Yaoundé aux néons froids de Belgique – qui évoquent les fractures géographiques et intimes. Car, à la rupture Nord/ Sud, s’ajoute le décalage entre milieu urbain et rural. Rita, qui a grandi et vécu dans l’effervescence de Yaoundé, ville-capitale, métropole de près de trois millions d’habitants, se retrouve dès son arrivée isolée dans une campagne belge glaciale et monotone. Pour elle, c’est la double peine. Laurène Marx, qui signe aussi le texte, excelle dans cette économie de moyens qui force l’imaginaire à combler les silences, à visualiser l’invisible. Ici, le racisme n’a pas de visage mais imprègne chaque interaction. La misogynie se niche dans les gestes les plus banals. Dans ce théâtre documentaire autant que poétique, les faits, inspirés de témoignages réels, se muent en fable universelle. Laurène Marx ne vise pas la catharsis facile. Elle installe un malaise durable, une colère sourde qui nous suit hors de la salle de spectacle.

Illustration 3
Portrait de Rita, Laurène Marx © Photo : Pauline Le Goff

« Portrait de Rita » fait l’effet d’un coup de poing dans le ventre d’une Europe bien trop complaisante. Laurène Marx, qui a elle-même navigué dans les eaux troubles de l’identité trans et migrante, infuse dans son écriture une authenticité brute, sans concession. Le racisme n’est pas montré comme un accident isolé, mais comme un rouage conduisant aux violences policières qui tuent l’innocence d’un gamin. Seul enfant noir dans une école spécialisée, Mathis, neuf ans, est constamment insulté par ses « camarades » qui l’appellent « Chocolat ». Un jour, il en a assez, et lance un bloc-notes en direction du garçon qui vient de l’insulter. Devant cet acte, la directrice de l’école prend la décision d’appeler la police. Mathis sera plaqué au sol, maintenu dans cette position par le genou d’un policier. Le sexisme, quant à lui, est dépeint avec une finesse et une précision chirurgicale. Rita, femme noire et forte, est fétichisée, infantilisée, violentée dans son couple comme dans la rue. Et au cœur de tout cela se niche la solitude. La pièce interroge les manières de survivre quand le monde vous réduit à un stéréotype. Rita, elle, répond par une résilience quotidienne, acharnée. Elle parle, elle témoigne, elle refuse le silence imposé. Au-delà de la dénonciation, il y a chez Laurène Marx une tendresse subversive, une poésie qui affleure dans les descriptions de Yaoundé contrastant avec la grisaille belge. C’est cette dualité qui rend la pièce si nécessaire. Elle n’accuse pas pour accuser. Elle humanise pour guérir. Bwanga Pilipili, dans ses transitions entre narration et incarnation, capture cette ambivalence : un sourire fugace quand Rita se souvient de ses succès passés, un tremblement de voix quand la réalité la rattrape. La direction d’actrice laisse à l’interprète l’espace de respirer, d’improviser presque, comme si la pièce vivait, pulsait au rythme de la salle. Dans ce théâtre de la parole, la forme épouse le fond, vif, direct, impitoyable.

Illustration 4
Portrait de Rita, Laurène Marx © Photo : Pauline Le Goff

« Si on est faible socialement on peut s’élever par le racisme et la misogynie, même un court instant tu peux être un dieu si tu déteste suffisamment quelqu’un ». Telle une urgence, une vigilance, on porte en soi l’écho de Rita longtemps après avoir quitté le théâtre. « Portrait de Rita » n'est pas un spectacle fait pour divertir, bien au contraire. C’est un appel à voir, à agir. Dans un monde qui feint l’égalité, Laurène Marx et Bwanga Pilipili proposent un théâtre nécessaire et vibrant, qui rappelle que la parole, quand elle est libre, peut fissurer les murs du silence. À voir, absolument, avant que le réel ne nous rattrape trop violemment.

Illustration 5
Portrait de Rita, Laurène Marx © Photo : Pauline Le Goff

« PORTRAIT DE RITA » - Texte Laurène Marx, à partir d’entretiens de Rita Nkat Bayang réalisés par Laurène Marx et Bwanga Pilipili. Mise en scène Laurène Marx. Avec Bwanga Pilipili. Lumières Kelig Le Bars. Direction musicale Laurène Marx. Création musicale Maïa Blondeau avec la participation de Nils Rougé. Collaboration artistique Jessica Guilloud. Assistante Elsa Rayan. Production  Cie Hande Kader / Bureau des Filles*. Coproductions Théâtre Ouvert - Centre National des Dramaturgies Contemporaines, Les Quinconces - L’Espal SN du Mans, Le Festival d'Automne à Paris, Théâtre National Wallonie Bruxelles, Les Halles de Schaerbeek, Collectif FAIR-E-CCN Rennes, Théâtre National de Strasbourg, Théâtre Sorano Scène Conventionnée - Toulouse. Accueil en résidence Mars - Mons, arts de la scène, CCNRB - Collectif FAIR-E, Les Quinconces l'Espal - Scène nationale du Mans, Théâtre Ouvert - Centre National des Dramaturgies Contemporaines

Du 11 au 30 septembre 2025, dans le cadre du Festival d'Automne,

THÉÂTRE OUVERT
159, avenue Gambetta
75 020 Paris

Du 8 au 9 janvier 2026 aux Quinconces, Le Mans

Du 20 au 30 janvier 2026 au Théâtre national de Strasbourg

Du 3 au 21 mars 2026 à Théâtre national Wallonie-Bruxelles.

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Portrait de Rita, Laurène Marx © Christophe Raynaud de Lage

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