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Billet de blog 19 novembre 2025

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Steven Cohen, I've come to say goodbye

La nouvelle performance de Steven Cohen, « People Will People You », serait-elle sa dernière ? Dans un dialogue à nu avec le public, l’artiste sud-africain, maître du travestissement ayant passé quatre décennies à habiller ses plaies en créature sublime, choisit enfin de tomber le masque, ou plutôt, de le craqueler.

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Illustration 1
© Iona Dutz

Le plateau est quasi vide à l’exception d’un carré noir tracé au sol qui double l’espace scénique comme une mise en abime, et d’un objet mobilier construit autour d’une paire de chaussures métalliques. Perché sur des escarpins-chandeliers, excessivement hauts, semblant terriblement lourds, corseté dans une robe fluide, création du couturier sud-africain Clive Rundle, ami de longue date de l’artiste, qui cache la rugosité d’un corps marqué par les ans, visage orné d’ailes de papillons et de micro-bijoux divinement agencés, Steven Cohen chemine à pas comptés, aidé de deux sortes de cannes « ferronnées » de dorures, comme un funambule qui aurait troqué ses ailes pour des béquilles. Une heure de silence brisé, d’échanges directs au cours desquels le performeur, artiste associé au Théâtre national de Bretagne (TNB) à Rennes, se livre à une oraison visuelle, poétique, bouleversante, un poème en chair et en plumes où l’identité se dissout dans le regard de l’autre, là où le deuil, personnel ou collectif, se laisse effleurer sans hurler. Cohen installe un dispositif mouvant composé d’un écran, de spots ponctuels, d’objets clinquants, et s’en sert comme d’un pupitre d’observations. Chaque séquence est une fable courte, souvent drôle, parfois grinçante, qui dissèque nos manières de voir et d’être vus. Le ton oscille entre satire de cabaret et confidence cinglante. L’humour, souvent noir, n’évacue jamais la dureté sous-jacente du propos. De ce théâtre qui effeuille pour mieux renaître, on sort écorché certes mais illuminé, avec l’envie de chausser soi-même ces talons monstrueux pour éprouver, comme lui, le poids colossal du monde.

Illustration 2
© Iona Dutz

Portrait l’artiste en danseuse de cabaret en burn-out

Steven Cohen occupe l’espace avec une économie de gestes trompeuse. S’il peut sembler badin, presque cabotin, tout peut basculer en une phrase, un regard, et tout devient presque douloureux. Sa voix, modulable, passe du monocorde à la déclamation exaltée. Sa gestuelle, héritière du drag et de la performance queer, fait appel à des codes de l’excès pour mieux les retourner. On admire sa capacité à jouer plusieurs strates à la fois – personnage public, alter ego cynique, observateur désemparé – sans que la démonstration ne vire à l’énoncé didactique. Tout s’amorce par cette entrée en scène qui défie l’attente. Steven Cohen, performeur, plasticien et chorégraphe sud-Africain de 63 ans, installé en France depuis plusieurs années, n’arrive pas en conquérant mais en offrande. Juché sur ces chaussures à talons de plusieurs dizaines de centimètres – pour l’instant en forme de candélabres, bientôt en forme de crânes humains recyclés, écho à son « Golgotha » de 2009 –, il avance, robe colorée flottant comme un suaire joyeux, visage tel un tableau vivant de résistance, papillons épinglés sur la peau assortis de bijoux minuscules. Les lumières d’Yvan Labasse sculptent l’ombre sans la noyer, quand la régie vidéo de Baptiste Evrard projette des bribes de mémoire, laissant apparaitre photos d’enfance, et silhouettes de « The Cradle of Humankind » (2011) avec sa « deuxième mère » Nomsa Dhlamini, « gardienne et conteuse de l’histoire de sa vie ». Les accessoires de Vincent Gadras transforment son corps en reliquaire. L’artiste confie que c’est son ultime spectacle sur scène, un geste d’auto-libération à travers lequel il brise le mur du silence. Pour la première fois, Steven Cohen parle, dialogue avec le public, improvise des échanges. « People will people you », titre quasi palindrome qui se renverse comme un sortilège, thématise l’humain en écho. Comment les autres nous habitent, nous travestissent, nous effacent ? L’artiste élabore une réflexion sur la vulnérabilité du corps, la tolérance et l’exclusion, la perte et la honte, le deuil et la culpabilité. De son premier travestissement à six ans, immortalisé en « The Artist as Miss Margate », au suicide de son frère, cet adolescent qui couchait avec son prof et que ses parents ont envoyé chez le psy, qui inspira les crânes-talons de « Golgotha », en passant par la mort d’Elu, son partenaire de vie, qui hanta « Put Your Heart Under Your Feet... and Walk » (2017) avec ses chaussures-cercueils, l’artiste déroule un autoportrait éclatant. Il ne s’agit pas d’une biographie linéaire, plutôt d’un rituel de disparition dans lequel le corps devient un lieu de violence sociale et de renaissance personnelle.

Illustration 3
« The artist as Miss Margate », 1968 © Philipp Cohen

Tout au long de cet album de souvenirs, les performances ressurgissent sur l’écran monumental, à l’instar de « Coq/ Cock » (2013) qui prend la forme d’un essai poétique sur la nature phallique du pouvoir. Steven Cohen performe sur le parvis des Droits de l’Homme au Trocadéro, en corset, talons aiguilles et plumes de faisan, un coq vivant attaché à son sexe par un ruban blanc. Il danse face à la Tour Eiffel. La performance dure dix minutes avant que la police n’intervienne pour lui passer les menottes. S’il est relaxé lors du procès pour exhibition sexuelle, il reste marqué au fer rouge. C’est drôle, violent, précis. Le scandale fait le reste. La République rougit encore. En dix minutes, Cohen a fait plus pour la liberté d’expression que cent discours solennels. Et le coq, lui, a chanté plus fort que tous les ministres.

Illustration 4
Steven Cohen, Coq/ Cock, Format d’origine : vidéo couleur / 16:9 HD Video 5 min 45 sec © Quentin Evrard

La possibilité de la liberté

Steven Cohen, poète flamboyant ayant investi places publiques, galeries et scènes de théâtre, choisit cette fois l’intime. Il est un corps qui se métamorphose en direct, en dialogue avec le public. La chorégraphie minimaliste, presque statique, évoque un rituel chamanique. Le travestissement n’est plus ici provocation mais don de soi, s’apparentant à un acte de résistance contre l’indifférence qui gagne nos sociétés. Cette performance offre un contrepoint radical qui envisage le fait de vieillir non plus comme une chute, mais comme un effeuillage gracieux. L’humour est subtil, à la manière d’une plume qui chatouille pour mieux percer. On sourit de ces talons qui défient la gravité, de ce visage papillonné qui moque la norme, mais d’un sourire qui libère, une catharsis ovidienne revisitée dans laquelle la joie d’être vu surmonte les ombres avec une tendresse transgressive. Pourtant, sous cette jubilation ritualisée, affleure une mélancolie qui ne transige pas. Steven Cohen, hanté par les exclusions de son enfance juive sous l’apartheid, et par les deuils qui ont jalonné son œuvre (frère, partenaire, « mère adoptive »), exorcise plutôt qu’il n’expose. La performance, fragmentée en un flux d’échanges et de silences, risque parfois le vertige. On effleure l’intime sans toujours l’habiter, et le public, embarqué dans ce cercle de vulnérabilité, peut se sentir piégé par l’intensité du regard de l’artiste. Mais la force du performeur, cette fusion entre créature et humain où le costume de Rundle se mue en seconde peau, sauve l’ensemble de la dispersion.

Steven Cohen célèbre la performance comme un espace de libération depuis lequel la douleur se dissout dans le regard pour mieux remonter, métamorphosée. Éblouissant maître des transformations, il réussit à faire de la scène un laboratoire dans lequel se mesurent esthétique et éthique. Son spectacle ne propose pas de réponses. Il pose plutôt des questions, tranchantes et nécessaires. Il fait sentir que la visibilité, loin d’être un simple gain, est une lutte qui se paie et qu’il faut apprendre à regarder autrement si l’on veut la remporter sans se perdre. « People Will People You » est une réflexion sur la visibilité. L’artiste rend compte des petites violences ordinaires, prenant soin de dénoncer les violences policières dans un habile trait d’humour, faisant des gardiens de l’ordre des metteurs en scène gratuits de ses performances dans l’espace public, n’oublie pas la situation à Gaza ni au Soudan. Sa présence scénique magnétique est capable de retenir l’attention même dans les instants les plus contemplatifs. L’écriture performative mélange avec justesse sérieux et dérision. Interroger la visibilité et l’appropriation des luttes sans céder à la leçon moralisatrice, se révèle nécessaire. La pièce se veut à la fois miroir et coup de gueule, farce et autodafé. Steven Cohen se livre à un étonnant et bouleversant strip-tease facial dans lequel l’artiste se démaquille à l’aide de larges bandes d’adhésif qui emprisonnent les éléments prélevés. Réunis ensuite comme autant d’empreintes en négatifs, ils composent un véritable tableau intérieur, le souvenir d’une rencontre bouleversante, qui peut même changer une vie, fait assurément grandir. Le sentiment d’avoir été intensément vivant.

Illustration 5
Steven Cohen, People Will People You © Luke Pallett

« PEOPLE WILL PEOPLE YOU » - Chorégraphie, scénographie et costumes STEVEN COHEN Lumières YVAN LABASSE Régie vidéo BAPTISTE EVRARD Confection des robes CLIVE RUNDLE Accessoires VINCENT GADRAS Production, management SAMUEL MATEU Production : Cie Steven Cohen. Coproduction : Théâtre National de Bretagne, Centre Dramatique National (Rennes) ; Festival Euro-scene Leipzig (DE). Spectacle créé le 7 novembre 2025 au Festival Euro-scene Leipzig (DE), vu le 14 novembre 2025 au Théâtre national de Bretagne, dans le cadre du Festival TNB.

Du 12 au 15 novembre 2025, au TNB - Théâtre national de Bretagne, Rennes, (dans le cadre du Festival TNB)

Du 12 au 14 mars 2026, aux TJP Strasbourg Grand Est, Strasbourg,

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© Iona Dutz

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