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Billet de blog 20 mars 2025

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Aleksandra Kasuba. Des rêves radicaux pour l’avenir

Première rétrospective européenne consacrée à l’artiste américaine d’origine lithuanienne Aleksandra Kasuba, surtout connue pour ses œuvres à grande échelle dans les espaces publics et ses environnements textiles architecturaux, l’exposition « Imaginer le futur » au Carré d’art musée d'art contemporain de Nîmes est une véritable révélation.

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vue de l'exposition Aleksandra Kasuba, Imaginer le futur, Carré d'Art musée d'art contemporain de Nîmes, du 25 octobre 2024 au 23 mars 2025 © Cédrick Eymenier

L’avantage des saisons culturelles – saisons à la fois artistiques et diplomatiques pilotées par l’Institut Français et généralement dédiées à un pays, à l’exception du continent africain dont les cinquante-quatre États souverains ont dû tous tenir dans la saison Africa 20.20, qui plus est l’année du Covid –, c’est que l’on n’est pas à l’abri de belles surprises parmi l’ensemble de manifestations organisées. En 2024, alors que la Lituanie était à l’honneur, Jean-Marc Prévot, encore directeur du Carré d’Art musée d’art contemporain de Nîmes avant un départ en retraite bien mérité, avait la bonne idée de programmer, en partenariat avec le Musée National d’Art de Lituanie, une exposition consacrée à Aleksandra Kasuba, artiste américaine d’origine lithuanienne jusque-là inconnue du grand public, du moins européen. Et c’est assez logique puisque Aleksandra Kasuba a fui son pays d’origine à la fin de la Seconde Guerre mondiale pour immigrer aux États-Unis, à New York plus précisément, où elle est devenue pionnière dans la création d’environnements spatiaux dépourvus d’angle droit, créés à partir de tissus tendus, réalisant également de nombreuses commandes d'art public dans les années soixante-dix et quatre-vingt. Couvrant sept décennies de création, l’exposition « Aleksandra Kasuba. Imaginer le futur » est la première rétrospective consacrée à son travail artistique en France, et en Europe.

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Vue de l'exposition Aleksandra Kasuba, Imaginer le futur, Carré d'Art musée d'art contemporain de Nîmes, du 25 octobre 2024 au 23 mars 2025 © Cédrick Eymenier

Aleksandra Fledžinskaitė est née en 1923 à Ginkūnai Manor, Šiauliai, en Lituanie, dans une famille d’artistocrates aux tendances progressistes. Au départ, elle a l’intention d'être architecte, mais la fermeture de l’Université de Kaunas par le régime nazi qui occupe alors le pays en décide autrement. En 1941, elle s’inscrit à l’école d’art de Kaunas où elle commence à étudier la sculpture et le textile, mais celle-ci va subir le même sort et être également fermée. Elle poursuit, jusqu’en 1943, sa formation à l’Académie des Arts de Vilnius. Face à l’avancée soviétique en 1944, elle décide de fuir avec son professeur d’art et futur mari, le sculpteur Vytautas Kašuba (1915-1997). Le couple devra néanmoins patienter plus de deux années dans un camp de réfugiés à Munich, en Allemagne, jusqu'à ce qu'il soit autorisé à émigrer aux États-Unis en 1947. Installée à New York, alors centre de l’art contemporain d’avant-garde, elle se fait connaitre en présentant ses carreaux de céramique peints et ses mosaïques lors d'expositions organisées au sein du milieu art & craft. De nature curieuse, elle ne rate pas une occasion d’en apprendre davantage sur la création plastique et les arts visuels. Elle assistera d’ailleurs aux fameux Four O’Clock Forum[1] initiés par Louise Nevelson. À la suite de ses premiers travaux, elle va répondre à des commandes décoratives monumentales pour des places publiques et des intérieurs et extérieurs de bâtiments à travers les États-Unis, qui constitueront la majeure partie de son activité artistique professionnelle. En 1963, elle déménage avec son mari et leurs deux enfants dans une maison de l’Upper Manhattan, au 43 W de la quatre-vingt-dixième rue.

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Aleksandra Kasuba, Live-In Environment, 43W90, NYC. 1971–1972. Digital Archive of Aleksandra Kasuba, © The Lithuanian National Museum of Art, Estate of Aleksandra Kasuba

À la croisée du design, de l'architecture et de l'art expérimental

L’exposition du Carré d’Art est en grande partie reprise de celle présentée en 2021 à la Galerie nationale d’art à Vilnius. Elle partage d’ailleurs la même commissaire artistique, l’historienne de l’art lithuanienne Elona Lubytė. Elle s’organise autour d’œuvres et d’un corpus de documents[2] ayant fait l’objet d’une donation par l’artiste au Musée national d’art de Lituanie entre 2014 et 2019. Le parcours révèle les projets novateurs et avant-gardistes de Kasuba et invite à penser l’avenir à travers l’imagination débordante de l’artiste qui, face aux défis existentiels, a su mener des expériences audacieuses et établir un lien solide et durable avec son environnement. Il débute face à une mosaïque, « Dreaming III », datée de 1963 et représentant le Wanderer,le Voyageur, personnage existentiel inventé par l'artiste qui rêve et traverse la vie, son alter ego. Il apparaît pour la première fois dans le dessin « The Little Man » (1950) :

« L’HOMME dans un sens global – qui n’est pas en errance, mais qui parcourt la vie – […] homunculus (lat. petit homme – figure popularisée par les alchimistes du XVIe siècle et dans la fiction du XIXe siècle), qui tente d’articuler les scènes de vie universellement familières[3] ».

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Vue de l'exposition Aleksandra Kasuba, Imaginer le futur, Carré d'Art musée d'art contemporain de Nîmes, du 25 octobre 2024 au 23 mars 2025 © cédrick Eymenier

On le retrouve dans ses premières peintures et mosaïques, puis plus tard dans son manifeste « Utility for the Soul » (1970), et enfin dans la série d’aquarelles « A Life », exécutée entre 2012 et 2013. La salle suivante invite à faire l’expérience de la traversée d’un environnement spectaculaire : « Spectrum, An Afterthought[4] »(1975) est dépourvu d’angle droit, et permet de voir comment la lumière se transforme en couleur. « La lumière fait ressortir les couleurs, les sépare, les disperse, les mélange, les éclaircit, les assombrit et les emporte » précise Aleksandra Kasuba. « Il est bien connu que les couleurs de l'arc-en-ciel s'imbriquent les unes dans les autres ». Le parcours se poursuit dans la salle suivante dénommée « Laboratory of environments » qui permet d’évoquer l’engagement de l’artiste dans le mouvement Experiments in Art and Technology[5] (E.A.T.) qui se développe aux États-Unis dans les années soixante avec pour but de faciliter la collaboration entre les artistes et les ingénieurs, faisant évoluer son imagination spatiale, des reliefs et des structures en plexiglas, à l’instar de la sculpture cinétique « Gateway », (1968), produite pour l’exposition collective « Some More Beginnings: Experiments in Art and Technology » organisée au Brooklyn Museum en 1968, à l’utopie sociale du « Global Village » (1971-1972), prenant la forme d’un globe universel, structure flottante sur l’eau destinée aux étudiants ou aux résidents d’un centre de réinsertion sociale. Kusaba cherche ici à fusionner les espaces privés et publics afin de préserver un sentiment de liberté dans des lieux conçus pour en priver les individus.

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Vue de l'exposition Aleksandra Kasuba, Imaginer le futur, Carré d'Art musée d'art contemporain de Nîmes, du 25 octobre 2024 au 23 mars 2025 © Cédrick Eymenier
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Vue de l'exposition Aleksandra Kasuba, Imaginer le futur, Carré d'Art musée d'art contemporain de Nîmes, du 25 octobre 2024 au 23 mars 2025 © Cédrick Eymenier
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Aleksandra Kasuba, Live-In Environment, 43W90, NYC. 1971–1972. Digital Archive of Aleksandra Kasuba, © The Lithuanian National Museum of Art, Estate of Aleksandra Kasuba
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Vue de l'exposition Aleksandra Kasuba, Imaginer le futur, Carré d'Art musée d'art contemporain de Nîmes, du 25 octobre 2024 au 23 mars 2025 © Cédrick Eymenier

Les « Environments for the Soul », premières expérimentations avec des structures de tissu élastique, occupent les trois salles suivantes. Dans ces projets révolutionnaires qu’elle érige d’abord dans la maison familiale de l’Upper Manhattan en 1971 (« Live-in Environment »), elle se demande si « la suppression du rectangle – un élément si familier que nous ne remettons plus en question sa présence – [ne] déferait pas quelque chose d’essentiel[6] ». Ce questionnement « manifeste la préoccupation de longue date de l’artiste pour le sensorium humain et fait progresser l’interface hors du commun entre le sujet et l’environnement[7] ».Kasuba développe ensuite des environnements installés dans des espaces publics, à l’image de « Suspended Gothic » (1979) construit avec ses étudiants, ou encore, à l’extérieur, dans une forêt à Woodstock. De 1977 à 1989, l’artiste participe au programme Art in Science du Philadelphia College of Textiles and Science. En 1983 et 1984, grâce à une bourse artistique, elle rigidifie ses structures extensibles en tissu. En 1989, elle intègre ces formes dans des collages, où les structures sont mises en situation dans des espaces improbables et futuristes, mêlant science-fiction et nature. L’exposition s’achève avec la construction de la « Rock Hill House », une maison résidentielle et un studio en forme de coquillage pour accueillir ses amis artistes de passage, dans le désert du Nouveau-Mexique entre 2001 et 2005. On retrouve ici sa fascination pour les formes organiques, surtout, le projet atteste de la grande cohérence des réflexions de l’artiste sur le lien entre l’homme et la nature. En s’installant dans le désert du Nouveau-Mexique, Kasuba généralise son expérience du façonnage de l’espace accumulée au cours de trois décennies. Elle vivra dans sa maison de Rock Hill jusqu’en 2012. Elle décède à Albuquerque en 2019, à l’âge de 96 ans.

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vue de l'exposition Aleksandra Kasuba, Imaginer le futur, Carré d'Art musée d'art contemporain de Nîmes, du 25 octobre 2024 au 23 mars 2025 © Cédrick Eymenier
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Aleksandra Kasuba, Shell Dwellers. I – XII, 1989 Paper, collage, 35 × 43,5 cm. The Lithuanian National Museum of Art © The Lithuanian National Museum of Art, Estate of Aleksandra Kasuba
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Aleksandra Kasuba, Shell Dwellers. I – XII, 1989 Paper, collage, 35 × 43,5 cm. The Lithuanian National Museum of Art © The Lithuanian National Museum of Art, Estate of Aleksandra Kasuba

Dans le catalogue de l’exposition monographique qui lui est consacrée en 1989 à la Esther M. Klein Gallery de Philadelphie, l’architecte allemand Frei Otto (1925-2015) écrit que « dans le domaine des structures textiles, le travail d’Aleksandra Kasuba se distingue par une vision personnelle forte. Il s’agit de la permutation des formes, naturelle pour les choses en état de tension. L’inspiration de Kasuba vient des structures organiques et des formes de la nature ». Le travail de l’artiste est étrangement similaire, à bien des égards, à l’architecture numérique contemporaine – sans parler des ellipses de Richard Serra. Les qualités diaphanes des tissus avec lesquels elle a travaillé lui donnent cependant une sensation plus légère et le distingue de l’architecture, pour finalement occuper un troisième ordre spatial qui ne serait ni l’art ni l’architecture, mais occuperait une position médiane. Pionnière du tissu extensible et de ses capacités de morphologie sous tension, Kasuba a constamment développé une vision de l’architecture durable en tant qu’instrument social. Comme une réponse aux styles architecturaux stricts et masculins du XXème siècle, elle s’oppose à la géométrie rigide qu’elle juge oppressive et contraire à la nature humaine. Artiste environnementale visionnaire en quête perpétuelle de réinvention des formes et des espaces avec ses architectures sans angles et ses environnements enveloppants, Aleksandra Kasuba a légué une nouvelle manière de concevoir l’art et l’architecture, autant d’outils pour réinventer les relations humaines.

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Aleksandra Kasuba. Rock Hill House. 2002-2005. Digital Archive of Aleksandra Kasuba, © The Lithuanian National Museum of Art, Estate of Aleksandra Kasuba

[1] L’artiste Louise Nevelson organise des réunions communautaires, qu'elle nomme Four O'Clock Forums. Ces forums deviennent les lieux de rencontre des artistes expressionnistes abstraits et ont favorisé un sentiment de camaraderie entre ses pairs.

[2] Les originaux de ces documents sont conservés aux Archives of American Art, Smithsonian Institution, à Washington, D.C.

[3] Extrait du courriel d’Aleksandra Kasuba à Elona Lubyté, 6 mai 2016.

[4] Projet reconstruit selon les instructions de l’artiste.

[5] Officiellement lancé en 1967 par les ingénieurs Billy Klüver et Fred Waldhauer et les artistes Robert Rauschenberg et Robert Whitman, Experiments in Art and Technology (E.A.T.) a initié et réalisé des projets qui ont élargi le rôle de l'artiste dans la société contemporaine et ont permis d'explorer la séparation entre l'individu et le changement technologique. Voir Christophe Leclercq et Paul Girard, « The Experiments in Art and Technology Datascape », in Juliette Hueber, Antonio Mendes da Silva (ed.), Keys for architectural history research in the digital era, Paris, Publications de l’Institut National d’Histoire de l’Art, 2014, pp. 49-64.

[6] Citation de l’artiste décrivant  the Live-in Environment, Aleksandra Kasuba papers, c. 1960–2019, bulk 1960–2010. Archives of American Art, Smithsonian Institution, Washington, DC., cité dans Inesa Brasiske, « Aleksandra Kasuba’s Shelters », Post notes on art in the global context, MOMA, 8 décembre 2021, https://post.moma.org/aleksandra-kasubas-shelters/

[7] Ibid.

Illustration 13
Aleksandra Kasuba, The 20th Century Environment. Une maquette et son artiste Aleksandra Kasuba. 1973. Réalisé au Carborundum Museum of Ceramics, Niagara Falls, New York. A model and it’s artist Aleksandra Kasuba. 1973. Realized in the Carborundum Museum of Ceramics, Niagara Falls, New York Digital Archive of Aleksandra Kasuba, © The Lithuanian National Museum of Art, Estate of Aleksandra Kasuba

« ALEKSANDRA KASUBA. IMAGINER LE FUTUR » -  Commissariat : Elona Lubytė ; Architecte – Mindaugas Reklaitis ; Graphiste – Lina Bastienė ; Coordinatrice – Lolita Jablonskienė ; Coordinatrice de la reconstruction of Spectrum, An Afterthought – Aleksandras Kavaliauskas

Jusqu'au 23 mars 2025.

Du mardi au vendredi, de 10h à 18h, 20h, Samedi et dimanche, de 10h à 18h30. Fermé le lundi.

Carré d'Art musée d'art contemporain
Place de la Maion Carrée
30 000 Nîmes 

Illustration 14
Aleksandra Kasuba, Autoportrait, 1952, argile blanche, glaçure et bois, 48.5 x 33 x 3 cm, © Lithuanian National Museum of Art © Aleksandra Kasuba Estate

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