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Lors de la rencontre organisée à Saint-Nazaire par le Grand Café, en résonnance avec le « Ministère des passe-temps », son exposition personnelle, Benoit Piéron (né en 1983 à Ivry-sur-Seine, vit et travaille à Paris) distribuait au public des fils de scoubidou au cas où certains s’ennuieraient au cours de cette conversation publique avec Géraldine Gourbe sur le point de commencer. L’ennui, il connait bien. Cependant, le sien est plutôt lié à l’attente. Depuis sa petite enfance, il développe un rapport au temps distordu par l’expérience hospitalière. Ces dernières années, ce temps est même devenu pour lui matière à création. L’artiste transforme l’intimité de la maladie en une poétique de la survivance, tout en défiant les normes validistes et les récits héroïques de la lutte médicale. L’exposition s’ouvre sur des allures festives. La grande salle au rez-de-chaussée du centre d’art, rebaptisée pour l’occasion « salle du Bal des dispersé·es », accueille en effet le public, parée d’une boule à facettes et d’une guirlande de fanions longue de cent-vingt-huit mètres, évoquant une fête foraine, une kermesse, un bal. Cette ambiance est immédiatement subvertie lorsqu’on porte une attention particulière aux fanions. Ils sont cousus à partir de draps hospitaliers réformés, portant les stigmates de leur passé, qu’il s’agisse de taches délavées ou d’inscriptions administratives. En guise de bande-son, un grésillement d’Efferalgan effervescent vient remplacer la musique par une évocation médicale. Benoit Piéron ne se contente pas de juxtaposer fête et hôpital, il les fusionne, faisant de l’attente, ce temps suspendu des salles de soin, une célébration paradoxale. Cette entrée en matière incarne l’essence même du crip time, concept issu des disability studies[1], où le temps des corps invalidés échappe aux cadences productivistes.

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Le temps suspendu des salles de soin
L’exposition s’articule autour de cette distorsion temporelle. L’artiste, qui a passé une grande partie de son enfance à l’hôpital en raison de maladies graves[2], transmute son expérience en un langage plastique où l’humour, la tendresse et l’ironie s’entrelacent pour réinventer le quotidien médical. La maladie, loin d’être un fardeau, devient une « énergie compostable », pour reprendre le concept forgé par Donna Haraway[3] qui peut se définir comme le fait de transformer et de recycler ce qui nous traverse et nous constitue. L’énergie ne se gaspille pas : elle se composte, se recycle, se transmet. Elle est ici un potentiel de création qui fertilise l’imaginaire.

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Dans le couloir à l’étage, un palmier en pot surmonté d’une perfusion incarne l’absurde résilience des plantes de salles d’attente, que Piéron répertorie dans un herbier fictif. « Ce sont des plantes dont les médecins ne prennent pas soin, mais qu’on retrouve partout dans les parcours de soins » dit-il. À la fois ironique et émouvante, l’œuvre transforme l’objet trivial en un symbole de survivance. Elle peut être lue comme une critique des institutions médicales, où le soin des corps semble parfois reléguer l’humanité au second plan, mais aussi une célébration de la capacité à trouver du sens dans l’ordinaire. Composé de draps hospitaliers en patchwork, le « Paravent » (2021), prolonge cette réflexion. Ses motifs géométriques, évoquant l’étoile de Wonder Woman, injectent une note de fantaisie dans l’austérité de l’« écran d’intimité » médical. Clin d’œil à l’enfance et à la pop culture, il permet à l’artiste de réécrire son passé hospitalier non comme un trauma, mais comme un espace de jeu et de résilience. À la fois fragile et robuste, ce paravent incarne la tension entre vulnérabilité et agentivité[4], un thème central de l’exposition. Pensé comme un « safe space », « Le Lit »(2011), en mousseline de soie Hermès, contraste avec la froideur des lits d’hôpital par sa sensualité et sa légèreté. En remplaçant le métal et le linoleum par un tissu luxueux, Piéron revendique le droit au plaisir et à la douceur dans un lieu associé à la douleur. L’œuvre, qui subvertit des espaces normatifs, entre en dialogue avec les théories de Sara Ahmed[5] sur les espaces queer, où le corps malade, souvent marginalisé, devient le centre d’un monde réenchanté.

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Un ministère de la subversion
Le Bureau officiel du « Ministère des passe-temps » déploie un mur de chauves-souris tamponnées, fusionnant le logo des Hôpitaux de Paris avec cet animal ambivalent, à la fois effrayant et protecteur. Les visiteurs sont invités à colorier ces empreintes, brisant les règles muséales habituelles. Avec cette interactivité inédite, Piéron ne se contente pas de représenter l’hôpital, il en détourne les codes autoritaires, transformant le visiteur en complice d’une réappropriation joyeuse. La chauve-souris, associée au vampirisme et au sang, évoque aussi l’histoire personnelle de l’artiste, victime de transfusions contaminées par le VIH/sida. Pourtant, loin de sombrer dans le pathos, Benoit Piéron en fait un emblème de vie, un symbole de l’entre-deux, ni mort, ni pleinement vivant, qu’il célèbre avec une ironie salvatrice. La pièce sonore « Goutte-à-goutte », où un seau recueille une fuite rythmée, incarne littéralement le temps qui s’écoule. Cette œuvre, discrète mais obsédante, traduit l’attente hospitalière en une expérience sensorielle. On pourrait y voir une référence à John Cage, chez qui le silence et les sons du quotidien se font musique, mais aussi une réflexion sur la précarité des corps, où chaque goutte est un rappel de la fragilité et de la persistance.

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L’exposition a la capacité de transformer l’expérience de la maladie en une célébration de l’imaginaire. La palette pastel de Piéron – jaunes pâles, bleus ciel, roses poudrés – tirée des draps hospitaliers, crée une atmosphère à la fois douce et dérangeante, loin des métaphores guerrières de la maladie. L’exposition défie les normes validistes, proposant une vision du corps malade comme producteur de sens et de beauté. La scénographie, orchestrée par Sophie Legrandjacques, directrice du Grand-Café et commissaire de l’exposition, tire parti des quatre cents mètres carrés de l’institution nazaréenne pour créer un parcours fluide, où chaque salle est une étape dans un voyage immobile.
« Ministère des passe-temps » est une exposition qui ne se visite pas, mais s’éprouve. Benoît Piéron, en alchimiste du quotidien, transforme les reliques hospitalières en un langage poétique où l’attente devient création, et la maladie, un espace des possibles. L’artiste fait de l’hôpital un territoire de résistance dans lequel le temps distordu des corps malades devient une arme contre les injonctions productivistes. À partir de cet univers à la fois fragile et subversif, où chaque objet, chaque son, chaque couleur invite à repenser notre rapport au temps, au corps et à la vie, Benoit Piéron propose une œuvre où l’intime devient politique, l’absence de santé une présence vibrante.

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[1] Études du handicap dans ses dimensions sociales, culturelles et politiques, créées en interaction étroite avec l'émergence du mouvement pour les droits des personnes handicapées. Voir Albrecht Gary L., Ravaud J.-F., Stiker Henri-Jacques, « L'émergence des disability studies : état des lieux et perspectives ». In: Sciences sociales et santé. Volume 19, n°4, 2001. pp. 43-47.
[2] Né avec une méningite, Benoit Piéron passe une grande partie de son enfance à l’hôpital en raison du traitement d’une leucémie durant laquelle il a été transfusé avec du sang contaminé. Il y a six ans, il retourne à l’hôpital pour un cancer qui fait éclore une myopathie.
[3] L’« énergie compostable » est une manière de penser tout ce qui circule entre les êtres vivants : nos affects, nos matières, nos efforts, nos savoirs, nos déchets… Rien ne disparaît, tout se transforme, et surtout tout peut devenir ressource pour autre chose ou quelqu’un d’autre. On s’oppose à une logique extractiviste ou consumériste (prendre, épuiser, jeter) au profit d’une logique de cycle et de transformation continue. Voir Dona Haraway, Vivre avec le trouble, traduit de l’anglais (États-unis) par Vivien García, Les Éditions du monde à faire, 2020, 380 p. Première publication : Staying with the Trouble : Making Kin in the Chthulucene, Duke University Press, Durham and London, 2016.
[4] Néologisme forgé pour traduire l’anglais « agency » qui désigne la capacité des individus ou des groupes sociaux à être maîtres, ou en tout cas agents, de leur existence. Concept signifiant la capacité de l'individu de s'approprier le pouvoir et de s'en servir pour faire valoir ses droits. Voir Caroline Mackenzie, « Agency : un mot, un engagement », Rives méditerranéennes, 41 | 2012, 35-37.
[5] Sara Amhed, Validisme queer, traduit de l’anglais par Emma Bige, Éditions Burn Aout, 2024, 110 p.

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« BENOIT PIÉRON. MINISTÈRE DES PASSE-TEMPS » - Commissariat : Sophie Legrandjacques, directrice du Grand Café - centre d’art contemporain
Jusqu'au 25 mai 2025.
Du mardi au dimanche, de 14h à 19h.
Le grand café - centre d'art contemporain d'intérêt national
2, place des quatre z'horloges
44 600 Saint-Nazaire

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