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Depuis quelques années, l’équipe de la maison des arts de Malakoff a mis en place une série de bonnes pratiques « en attention et vigilance avec les enjeux sociaux et environnementaux présents et à venir » indique Aude Cartier, sa directrice. En 2023, avec le projet « couper les fluides », le centre d’art expérimentait pendant plusieurs mois le renoncement à l’usage des fluides – eau, gaz, électricité –, tout en s’interrogeant sur la façon de poursuivre ses missions de service public, de les réinventer. À la suite de cette expérimentation, il a imaginé en 2024 un nouveau projet sur trois ans, lié à ses axes de recherche : « Un centre d’art nourricier », lieu écocitoyen, qui réunit des auteurices, des habitant·es, des usager·es devenant transmetteurs et transmettrices de leurs savoir-faire. « Se nourrir a un double sens – organique et spirituel – et permet d’ouvrir le débat : la question alimentaire et écologique bien sûr, mais nous cherchons également à nourrir la réflexion citoyenne et humaniste… » précise Aude Cartier. Troisième cycle du projet, « les moulineuses » s’inspire directement de la grève des moulineuses, ces ouvrières de la soie lyonnaises qui, en 1869, marquèrent l’histoire par la première révolte féminine d’ampleur en France. Ce titre, à la fois évocateur et ancré dans une réalité sociale, sert de fil conducteur à une réflexion qui entrelace histoire ouvrière, écoféminisme, pratiques collaboratives et création contemporaine. Au-delà de cet hommage, « les moulineuses » ambitionne de transformer le centre d’art en un espace vivant, un « lieu-école » où s’expérimentent des savoirs collectifs, des solidarités concrètes et des imaginaires de résistance face aux oppressions structurelles.

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Entre exposition et laboratoire social
L’exposition se déploie sur deux sites : la maison des arts, avec ses espaces d’exposition modulables, et la Supérette, lieu annexe repensé comme un espace de convivialité et d’expérimentation. Cette double localisation reflète l’ambition du projet : sortir des cadres institutionnels traditionnels pour investir des lieux du quotidien dans lesquels l’art devient un vecteur de lien social. Le parcours, volontairement éclaté, mêle une diversité de formats – installations, archives historiques, performances, ateliers culinaires, agoras et moments de partage – dans une volonté affirmée de repenser le rôle du centre d’art comme espace nourricier, à la fois intellectuellement et socialement. L’atelier culinaire « La Cantine de Marine », orchestré par l’artiste, activiste et cheffe Marine Dallennes, incarne cette démarche avec une force particulière. En transformant la préparation de repas en un acte politique, cet espace invite les visiteurs à réfléchir aux notions de soin, d’alimentation durable et de travail collectif. Les recettes, élaborées à partir de produits locaux – les champignons poussent au centre d'art depuis février 2025 dans l'installation « mushroom contact » –, et inspirées des traditions ouvrières, deviennent des métaphores du « prendre soin » dans un monde marqué par l’exploitation capitaliste. Il en va de même pour le projet participatif d’écriture expérimentale porté par Charlie Chine et intitulé « Les chroniques du réel » pour lequel l’autrice recueille les récits du quotidien des visiteurs. Afin de les éditer, elle a imaginé « un dispositif mécanique multifonctions, le métier-à-re-copier. Il déploie tout un arsenal de technologies d’aujourd’hui et d’appareils d’autrefois qui s’enchevêtrent et s’accouplent pour permettre tour à tour la copie, l’archivage, l’édition et la diffusion de chroniques[1] ». Ces initiatives s’inscrivent dans une continuité historique, rappelant les banquets solidaires organisés par la coopérative L’Avenir de Malakoff[2] en 1892, dont les archives locales, subtilement intégrées au parcours, viennent enrichir le propos.

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Le programme des agoras, quant à lui, apporte une dimension théorique et dialogique. De la ferme artistique en tant que modèle de contre pratique institutionnelle à l’exploration des croisements entre écologie, spiritualité et luttes féministes, en passant par la réinvention des institutions d’art depuis un programme de muséologie éco-décoloniale d’un côté et de permacircularité, de l’autre, ces discussions ambitionnent de relier les pratiques artistiques à des questionnements philosophiques et éthiques, dans une perspective postcoloniale et décentrée. La participation d’organisations comme AWARE (Archives of Women Artists) renforce cette volonté de visibiliser les contributions des femmes à l’histoire de l’art et du militantisme, tout en inscrivant « les moulineuses » dans un réseau plus large de réflexions féministes.

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Entre mémoire et création
Sur le plan visuel et formel, « les moulineuses » séduit par sa capacité à tisser des dialogues entre esthétiques brutes et gestes délicats, entre mémoire collective et création contemporaine. Les installations de Charlie Chine, par exemple, sont au cœur de cette tension féconde. La structure formelle de son « métier-à-re-copier », loin de relever d’une esthétique quelconque, est dictée par son utilité et sa fonction. Elle évoque la répétition mécanique des chaînes de production tout en transformant ces matériaux en objets poétiques, presque rituels. Ces œuvres, à la fois fragiles et monumentales, incarnent une forme de résilience, celle des ouvrières qui, malgré les conditions harassantes, ont su inventer des formes de résistance collective.

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Les archives historiques, soigneusement intégrées au parcours, jouent un rôle central dans l’ancrage du projet. Photographies en noir et blanc des usines de Malakoff, extraits de correspondances ouvrières, affiches du GFS[3] (Groupe Féministe Socialiste) dénonçant la « double oppression » des femmes sous le capitalisme : ces documents, présentés avec sobriété, ne se contentent pas de contextualiser l’exposition. Ils dialoguent avec les œuvres contemporaines pour créer un continuum temporel, où les luttes d’hier éclairent celles d’aujourd’hui. Les artistes Laura Ben Hayoun-Stépanian, Lynn S.K. et Anita Pouchard Serra, ont créé le collectif « The new mestiza » pour développer des projets qui questionnent la notion de transmission dans un contexte diasporique, plus particulièrement dans celui qui lie la France et l’Algérie. « Notre réflexion s’ancre dans nos positions singulières de femmes artistes, issues de différentes communautés - algérienne, espagnole et juive d’Algérie, arménienne » expliquent-elles. « La pluralité de nos trajectoires et de celles de nos aïeux nous incite à raconter la complexité de nos histoires, tant individuelles que collectives. Nous partons de conversations orales pour donner une forme à ces problématiques mémorielles : évoquer des images, en réaliser, raconter des histoires hybrides et complexes. Ces conversations sont également l’occasion de faire grandir notre collectif et d’y accueillir celles et ceux qui s’y reconnaîtront ». Avec l’installation « Teach me how to sew/saw » (Apprends-moi à coudre /scier), Laura Ben Hayoun Stepanian se saisi de l’expression « porter son histoire » pour mieux retracer la vie d’une partie de sa famille. De l’image d’archives à celle imprimée sur t-shirt, le travail de l’artiste interroge la photographie comme invitation à libérer des histoires intimes.

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À la Supérette, les Froufrous de Lilith[4], collectif connu pour ses interventions subversives, apporte une énergie brute et joyeuse au projet. Bulle Meignan et Camille Zéhenne mènent depuis neuf ans les Food&Film, soirées itinérantes de projection, mêlant films et propositions culinaires, convivialité et expérience artistique collective. Leurs actions réinventent des formes de sororité à la croisée du carnavalesque et du militantisme. Une vidéo documentant ces soirées, projetée en boucle dans une salle annexe, tente de pallier leur fugacité, même si elle ne remplace pas pleinement l’expérience du direct.

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La contribution de Suzanne Husky, quatre céramiques d’apothicairesse[5] , des albarelles[6] placées sur les étagères de la cuisine, inspirées des motifs végétaux et des savoirs traditionnels, apporte une réflexion sur la relation entre travail, nature et féminité. Lors d’un cours d’herboristerie ancestrale à Oakland, l’artiste participe à une expérience qui mêle spiritualité, connexion intuitive avec les plantes et pratiques séculaires, à travers une approche holistique où les plantes sont considérées comme des alliées, des ancêtres et des enseignantes. Le cours ne se concentrait pas uniquement sur les propriétés médicinales des plantes, mais sur une relation spirituelle et intuitive avec elles, visant à rétablir une connexion profonde avec la nature et à honorer les savoirs ancestraux. Ses pièces, aux textures organiques, contrastent avec la rigueur des archives photographiques et documentaires voisines, créant un dialogue visuel entre la dureté du labeur ouvrier et la douceur d’une reconnexion à la terre. Édition produite à l’occasion de l’exposition « les moulineuses », « 3 textes sur le travail, l'argent et la vengeance » de l’autrice et éditrice marseillaise, Fanny Lallart, réunit trois courts textes qui déclinent des réflexions à la première personne sur différents contextes de travail et les rapports de force qui les traversent.

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Une démarche sincère et nécessaire
La probité de la démarche des « moulineuses » et son ancrage dans une éthique résolument écoresponsable et solidaire font oubliés un propos qui, à vouloir trop embrasser une pluralité de thématiques (histoire ouvrière, écoféminisme, spiritualité, pratiques collaboratives), peine parfois à trouver une cohérence formelle. En s’inspirant du manifeste du GFS, qui dénonçait les injustices structurelles pesant sur les femmes dans le système capitaliste, l’exposition propose une réinvention des alliances collectives, dans laquelle l’art devient un outil de résistance, de transmission et de soin. La dimension « nourricière » du cycle triennal trouve ici une incarnation convaincante, notamment à travers les moments de convivialité – comme les repas partagés à la Supérette – qui transforment le centre d’art en un espace de vie et d’échange.
Le choix d’intégrer des pratiques participatives, accessibles à tous, traduit une volonté de démocratiser l’accès à la culture et de faire de la maison des arts un lieu véritablement inclusif. Cette approche, qui fait écho aux pratiques des centres sociaux et des coopératives ouvrières du XIXème siècle, redonne à l’art une fonction sociale, loin des élitismes souvent reprochés aux institutions culturelles. Pourtant, cette générosité a un coût : en privilégiant le processus et l’engagement communautaire, le projet sacrifie parfois la force d’un geste artistique pleinement abouti. En définitive, « les moulineuses » est une expérience à vivre autant qu’à méditer. Imparfaite, elle n’en est que plus humaine, à l’image des luttes qu’elle célèbre. Comme les ouvrières lyonnaises de 1869, dont la révolte, bien qu’inaboutie, a marqué un tournant dans l’histoire des combats féministes, cette proposition rappelle que toute tentative de résistance, même tâtonnante, mérite d’être menée avec audace et ténacité. En invitant les visiteurs à devenir acteurs – que ce soit en participant aux ateliers, en échangeant lors des agoras ou en s’immergeant dans les œuvres –, « les moulineuses » redéfinit l’art comme un espace de possibles, où se tissent des solidarités nouvelles.

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[1] Extrait du texte « Les chroniques du réel » d’Éléonore Gros, https://www.leschroniquesdureel.com/a-propos/
[2] Collectif gérant les provisions alimentaires et organisant les premiers grands banquets en soutien aux travailleurs en grève.
[3] Le Groupe féministe socialiste fondé en juillet 1899 par Louise Saumoneau et Élisabeth Renaud, toutes deux ouvrières socialistes qui souhaitaient apporter le féminisme à la classe ouvrière en France, dure jusqu'en 1902. Son échec relatif mène cependant à la formation ultérieure du Groupe des femmes socialistes. Charles Sowerwine, « Le Groupe féministe socialiste 1899-1902 », Le Mouvement social, no 90, 1975, p. 87–120.
[4] En résidence de recherche de six semaines à la Superette pour la préparation d’une édition revenant sur une quarantaine de séances Food&Film.
[5] Féminin d’apothicaire, ancêtre du pharmacien.
[6] Forme la plus répandue des pots à pharmacie.

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Du 5 mars au 19 juillet 2025.
LES MOULINEUSES. avec : AWARE, Cindy Bannani, la Buse, Charlie Chine, Anouck Durand-Gasselin, Burn~Août, Fanny Lallart, Flying Mint, La Bourse du Travail de Malakoff, La Buse, les collègues de la ville, les Froufrous de Lilith, Louise Pressager, Olivia Hernaïz, Suzanne Husky, Aliocha Imhoff & Kantuta Quirós, Emilie Moutsis, Laura Ben Hayoun Stepanian, Anita Pouchard Serra, Lynn S.K., Janine Niépce, Nos Lèvres Révoltées, Auriane Preud’Homme, Willy Ronis, Sophie Suma, Shed Publishing, Gauthier Tassart, Olivier Vadrot, Josselin Vidalenc, Giuliana Zefferi,... Commissariat Aude Cartier et l’équipe du centre d’art.
maison des arts centre d'art contemporain de Malakoff
105, avenue du 12 février 1934, 92 240 MALAKOFF

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