
Agrandissement : Illustration 1

Le rideau s’ouvre sur le décor d’une boulangerie-salon de thé défraîchie. Celle-ci a remplacé le bar de César dans la pièce originale de Marcel Pagnol, « Marius », premier volet de la Trilogie marseillaise[1], daté de 1929. Ce lieu, menacé par la modernité d’un McDonald’s voisin, va devenir le théâtre de tensions familiales et amoureuses. Si les personnages principaux restent fidèles à Pagnol, ils sont réinventés dans un contexte contemporain. Marius, jeune homme rêveur, est toujours déchiré entre son désir de partir explorer le monde, symbolisé par l’appel de la mer, et son attachement à Fanny et à son père, César. Il porte en lui une mélancolie silencieuse, reflet d’une jeunesse en quête de sens. Autour de lui, on retrouve Fanny, sa petite amie, prête à sacrifier son amour pour le laisser poursuivre ses rêves, et César, son père, boulanger un peu bourru, dont l’amour maladroit pour son fils oscille entre tendresse et autorité. Sa relation avec Marius s’inscrit au cœur du drame. Panisse, désormais loueur de scooters, est un notable vieillissant, amoureux de Fanny, qui offre une stabilité que Marius ne peut promettre. Les figures secondaires, comme Escartefigue, viennent enrichir l’univers par leur truculence et leur humanité.

Agrandissement : Illustration 2

L’histoire suit le dilemme central de Marius : rester à Marseille auprès de Fanny, qu’il aime, et de César, son père, ou répondre à l’appel du large, symbolisé par un bateau qui l’attend pour une aventure lointaine. Cette tension, déjà présente chez Pagnol, est amplifiée par Pommerat à travers une lecture contemporaine. Marius est moins un jeune homme emporté par l’insouciance qu’un être prisonnier de ses aspirations et des attentes des autres. Fanny, consciente de son désir d’évasion, envisage de le libérer, au prix de son propre bonheur. Cette adaptation est née en 2017 entre les murs de la maison centrale d’Arles au sein de laquelle Joël Pommerat a travaillé entre 2014 et 2022, menant des ateliers qui ont donné naissance à une véritable troupe de théâtre. C’est pour elle qu’il a imaginé cette nouvelle version, qui s’impose comme une œuvre d’une grande intensité, dans laquelle la rugosité des existences se mêle à une poétique de l’évasion.

Agrandissement : Illustration 3

Un théâtre qui pique au cœur
Fidèle à son esthétique de l’épure et de l’introspection, Joël Pommerat ne fait pas que dépoussiérer le texte de Pagnol. Il le réinvente en le projetant dans un Marseille contemporain, où l’estaminet de César devient une boulangerie décatie. Ce choix scénographique, signé Éric Soyer, n’est pas anodin. Les tables en formica vert criard, l’armoire à boissons désuète et les sandwichs abandonnés sur un présentoir traduisent une modernité précaire, un lieu où le temps semble s’être arrêté, figé dans une mélancolie ordinaire. Cette transposition ancre le dilemme de Marius – partir ou rester, aimer ou s’émanciper – dans une réalité tangible, presque documentaire, qui résonne avec les combats intérieurs des spectateurs d’aujourd’hui. Si les personnages manipulent des portables, si Panisse est loueur de scooters, si la radio fait entendre Sheila ou Jeanne Mas, Pommerat ne se borne pas à moderniser le décor ou les accessoires, il opère une réécriture profonde, forgée à partir d’improvisations avec les comédiens, dont plusieurs sont d’anciens détenus rencontrés lors des ateliers menés à Arles. Cette genèse carcérale confère à la pièce une gravité singulière, une épaisseur humaine qui transcende le pittoresque marseillais de Pagnol, d’ailleurs abandonné dans les dialogues au profit d’une langue plus directe, parfois crue. Là où l’original jouait sur l’exubérance méridionale et l’humour des joutes verbales, Pommerat choisit une tonalité plus âpre, dans laquelle les silences parlent autant que les mots.

Agrandissement : Illustration 4

Le plateau est habité par une troupe mêlant comédiens professionnels (Élise Douyère, Damien Baudry) et anciens détenus (Michel Galera, Jean Ruimi, Ange Melenyk, Bernard Traversa, Redwane Rajel, entre autres). Pommerat, maître dans l’art de diriger ses acteurs, tire de cette hétérogénéité une force dramatique saisissante. Michel Galera, dans le rôle de Marius, incarne un jeune homme muré dans ses rêves d’ailleurs, dont le silence trahit une douleur sourde, presque indicible. Sa présence, à la fois massive et fragile, évoque ces figures tragiques qui portent en elles l’histoire d’un monde qui les dépasse. Jean Ruimi, en César, est tout aussi bouleversant. Son amour étouffant pour son fils, teinté d’une maladresse brutale, donne au personnage une profondeur nouvelle, loin de la bonhomie truculente de Raimu. Élise Douyère, en Fanny, apporte une détermination farouche. Les seconds rôles, d’Ange Melenyk en Escartefigue truculent à Bernard Traversa en Panisse, nanti décomplexé, brillent par leur authenticité. La fameuse partie de cartes, moment culte de l’œuvre originale, est conservée mais revisitée avec une tension dramatique accrue, mêlant humour et gravité. Cette alchimie doit beaucoup à l’expérience collective des ateliers en prison, dans lesquels « la gravité des vies marquées par l’enfermement impose une vérité scénique qui ne s’invente pas » souligne Pommerat.

Agrandissement : Illustration 5

Une méditation sur la liberté et l’enfermement
La manière dont Pommerat articule le thème de l’évasion, déjà central chez Pagnol, avec celui de l’enfermement, qu’il soit physique, social ou émotionnel, est impressionnante. Le dilemme de Marius prend une résonance particulière dans le contexte de cette création. Les comédiens, dont plusieurs ont purgé de longues peines, portent en eux cette tension entre le désir de liberté et le poids des attaches. Sur le plateau, on ne distingue cependant pas les anciens détenus des comédiens professionnels. Cette indistinction est la grande réussite de Pommerat. Il ne s’agit pas d’un théâtre social ou militant, mais d’un théâtre de l’humain, dans lequel chaque geste, chaque regard, semble chargé d’une vérité brute.

Agrandissement : Illustration 6

Au-delà de l’adaptation, ce « Marius » interroge la fonction même du théâtre. En mêlant des acteurs au parcours hors norme à des professionnels, Pommerat redéfinit les frontières entre fiction et réalité, entre le jeu et l’existence. Il y a, dans cette démarche, une forme de « théâtralité augmentée », quand le plateau devient un espace de rédemption, non pas au sens moral, mais au sens artistique. C’est à dire un lieu où des vies cabossées se réinventent à travers l’acte de jouer. La collaboration avec Caroline Guiela Nguyen et Jean Ruimi, lui-même ancien détenu et initiateur du projet, renforce cette dimension collective, presque alchimique. L’authenticité de l’ensemble ramène à l’essence du théâtre : un espace où l’on affronte, ensemble, les contradictions de l’humain. Pommerat fait de « Marius » une fable contemporaine sur le prix des rêves. La scénographie, épurée mais évocatrice, et la lumière d’Éric Soyer, qui sculpte les visages dans des clairs-obscurs étonnants, amplifient cette sensation d’un monde à la fois concret et onirique. La durée resserrée du spectacle concentre l’émotion. Elle évite l’écueil d’un pathos complaisant, laissant les silences et les corps des acteurs parler là où les mots s’arrêtent.

Agrandissement : Illustration 7

Avec ce « Marius », Joël Pommerat signe une œuvre qui, tout en rendant hommage à Pagnol, s’en affranchit pour mieux en révéler les enjeux universels. Ce n’est pas seulement une adaptation, mais une réinvention, un acte de foi en la puissance du théâtre comme vecteur de liberté et de vérité. Les comédiens, qu’ils viennent des planches ou des cellules, portent l’histoire avec une sincérité bouleversante. Pommerat fait de cette pièce un moment de grâce brute, dans lequel on rit, on pleure, et duquel on sort, comme Marius, un peu plus libre, mais le cœur fendu.

Agrandissement : Illustration 8

[1] Appellation donnée aux trois pièces de théâtre tragiques de Marcel Pagnol et leur version cinématographique : Marius (1929), Fanny (1931) et César (1936), ce dernier étant directement sorti au cinéma.
« MARIUS » - Une création théâtrale de Joël Pommerat librement inspirée de la pièce de Marcel Pagnol, en collaboration avec Caroline Guiela Nguyen et Jean Ruimi. Avec Damien Baudry, Élise Douyère, Michel Galera,, Ange Melenyk, Olivier Molino, en alternance avec Redwane Rajel, Jean Ruimi, Bernard Traversa, Ludovic Velon. Scénographie et lumière Éric Soyer. Assistanat à la mise en scène Lucia Trotta et Guillaume Lambert. Direction technique Emmanuel Abate. Direction technique adjointe Thaïs Morel. Costumes Isabelle Deffin. Création sonore Philippe Perrin et François Leymarie. Renfort assistant David Charier. Régie son Fany Schweitzer. Régie lumière Julien Chatenet et Jean-Pierre Michel. Régie plateau Ludovic Velon. Construction décors Thomas Ramon – Artom. Accessoires Frédérique Bertrand. Avec l’accompagnement de Jérôme Guimon (Association Ensuite). Production Compagnie Louis Brouillard. Coproduction MC93 – Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis (Bobigny), La Coursive – Scène nationale de La Rochelle, Festival d’Automne à Paris, Théâtre Brétigny, Points communs – Nouvelle Scène nationale de Cergy-Pontoise et du Val-d’Oise, Printemps des Comédiens – Cité européenne du théâtre – Domaine d’O (Montpellier). Soutiens Fondation d’entreprise Hermès, association Ensuite, Théâtre de l’Agora – Scène nationale de l’Essonne. Ce spectacle n’aurait pas vu le jour sans le soutien logistique, financier et moral de ses partenaires précieux, qui ont permis les restitutions publiques en 2017 au sein de la Maison Centrale d’Arles, malgré toutes les difficultés à surmonter : la Maison Centrale d’Arles, la compagnie Les Hommes Approximatifs, le Théâtre d’Arles – Scène conventionnée art et création-nouvelles écritures, la Garance – Scène nationale de Cavaillon, Jean-Michel Grémillet, le SPIP 13, la direction interrégionale des services pénitentiaires PACA, la direction et les personnels de la Maison Centrale, l’Équinoxe – Scène nationale de Châteauroux, le Printemps des Comédiens, la MC93 – Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis (Bobigny), le CNCDC de Châteauvallon – Scène nationale, la Coursive – Scène nationale de La Rochelle, le Théâtre Olympia – Centre dramatique national de Tours, le Merlan – Scène nationale de Marseille, la Criée – Théâtre national de Marseille, le Théâtre de la Porte Saint-Martin, la Fondation E.C., Art Pomaret, la Fondation d’entreprise Hermès. Création les 5, 6, 7 et 8 mars 2024 à La Coursive – Scène nationale de La Rochelle.
Du 18 au 28 septembre 2025, dans le cadre du Festival d'Automne,
Théâtre du Rond-Point
2 bis, avenue Franklin D. Roosevelt
75 008 Paris
Du 22 au 23 octobre 2025, au Théâtre du Passage, Neuchâtel,
Du 25 au 28 novembre 2025 au Théâtre de Cornouaille, Quimper,
Du 2 au 4 décembre 2025 à Le Grand R, Scène nationale de La Roche-sur-Yon,
Du 9 au 11 décembre 2025, aux La Passerelle, Scène nationale de Saint-Brieuc,
Du 6 au 23 janvier 2026 au Théâtre national de Bretagne, Rennes,
Du 29 au 30 janvier 2026 à La Canal, Théâtre du Pays de Redon.

Agrandissement : Illustration 9
