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                    À Genève, KorSonoR[1], nouvelle manifestation entre exposition et festival, explore de façon sensible les résonnances entre les arts sonores et visuels. Parmi les invités de cette première édition, l’artiste allemande Christina Kubisch, pionnière de l’art sonore, travaille sur l’induction électromagnétique depuis le début des années quatre-vingt, phénomène qu’elle a transformé en outil artistique – comme la lumière ultraviolette et l’énergie solaire – pour le placer au cœur de ses installations sonores. Celles-ci fusionnent arts visuels et acoustique, proposant une expérience multisensorielle à un public invité à en être l’acteur.
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                    Elle dessine depuis vingt ans des promenades sonores singulières à la recherche des ondes électromagnétiques désormais omniprésentes en milieu urbain. Habituellement impalpables, elles sont rendues audibles par le port d’un casque hypersensible que l’artiste a elle-même imaginé. « Pour l’expliquer de manière simple, ils contiennent des bobines en cuivre qui entrent en contact avec les champs électromagnétiques. Elles transforment les vibrations en signaux électriques qui deviennent audibles avec les petits haut-parleurs du casque[2] » confit-elle. Ainsi coiffé et munie d’une carte marquée de repères, le promeneur entame alors une visite guidée dans un monde acoustique parallèle. Les sons émis vont modifier la perception de la réalité quotidienne en révélant ces charges invisibles et leur puissance émettrice, tant et si bien qu’il n’appréhendera plus son environnement de la même manière. Si vous croisez, quelque part dans le monde, un individu pourvu d’écouteurs se contorsionnant devant le distributeur automatique d’une banque, ou un couple, également casqué, aller et venir devant la vitrine d’un magasin de luxe au point d’en affoler le vigile, c’est sûrement qu’ils participent à une « Electrical Walk ».
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                    Écouter l’inaudible
Née en 1948 à Brême, Christina Kubisch vit aujourd’hui à Hoppegarten, près de Berlin. Elle étudie la peinture, puis la musique à l’Académie de musique d’Hambourg, mais prend rapidement ses distances avec le classique et s’installe en Italie où elle apprend la composition auprès de Franco Donatoni (1927-2000) et la musique électronique auprès d’Angelo Paccagnini (1930-1999) au conservatoire Giuseppe Verdi de Milan[3]d’où elle est diplômée en 1976. Musique expérimentale, performance, vidéo et féminismes, nourrissent alors son approche. Elle débute en tant que flutiste contemporaine et, très vite, interprète ses propres compositions. Les concerts ou les actions qu’elle met en œuvre viennent troubler les rapports entre le corps et l’instrument de musique. Ils répondent à des protocoles précis, documentés par le dessin, la partition et le script. Si elle écrit pour des ensembles et compose plusieurs pièces pour la radio, ses créations sont pour la plupart électroacoustiques.
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                    À la fin des années soixante-dix, elle abandonne la scène pour se consacrer aux installations et sculptures sonores, auxquelles elle adjoint, à partir de 1986, un médium supplémentaire : la lumière. De 1994 à 2013, elle est professeure d’art audiovisuel à la Hochschule der Bildenden Künste Saar, l’Académie des Beaux-Arts de Sarrebruck. Très tôt, elle inscrit son travail à l’intersection des arts visuels, des technologies de l’information et de la musique. Son parcours témoigne d'une évolution liée à la confrontation des pratiques : la découverte de l'espace acoustique et de la dimension temporelle dans les arts visuels d'une part, et une redéfinition des relations entre matière et forme dans la musique d’autre part.
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                    La série des « Electrical Walk », née de son intérêt pour la traduction des phénomènes imperceptibles par des expériences sonores, commence en 2003. L’artiste en explique la genèse dans un entretien accordé lors de la création de la promenade électrique parisienne initiée en 2019 par la Gaité-Lyrique : « Dans les années 90, j’ai commencé à entendre des signaux différents dans mon casque et j’ai été surprise, car ces sons, je ne les avais pas créés. Je n’ai pas tout de suite compris leur origine, et il y en avait de plus en plus. Ces signaux qui envahissaient mes installations provenaient des antennes, des téléphones portables, du Wi-Fi et de toutes ces ondes qui proliféraient. Le monde devenait de plus en plus électromagnétique[4] ». Elle poursuit : « J’ai donc imaginé un nouveau casque plus sensible, au départ pour filtrer les sons et les empêcher de polluer mes installations, mais c’était impossible. Avec cette nouvelle invention, je suis partie à Tokyo en 2003, et en déambulant dans la ville le casque sur les oreilles, j’ai fait une véritable découverte ». Depuis lors, elle conçoit ces promenades électriques dans le monde entier, Genève en étant la quatre-vingt-douzième déclinaison, après notamment Berlin en 2017, Amsterdam et Paris en 2019, ou encore Besançon, tout récemment. Kubisch cartographie un territoire donné, en notant les points sensibles : distributeurs automatiques de billets, systèmes de sécurité, caisses enregistreuses électroniques, métros, etc., où les signaux sont particulièrement forts ou intéressants. La vaste archive de sons électromagnétiques qu’elle a créée depuis sert souvent de base à ses compositions.
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                    La ville comme immense instrument de musique
En suivant le parcours tracé pour Genève, à l’écoute des différents sons électromagnétiques, on est fasciné par la présence vertigineuse des ondes dans notre quotidien. Examiner les qualités magnétiques des banques en écoutant le son agréable des distributeurs automatiques de billets, avant d’affronter les fortes et soudaines pulsassions du portique de sécurité d’une parfumerie et de constater que les barrières anti-vol produisent de loin les sons les plus agressifs – il est d’ailleurs déconseillé de trop s’en approcher, de peur d’endommager oreilles et écouteurs. Celui de la librairie voisine reste silencieux. Parfois, ces systèmes trop onéreux à activer servent de leurres dissuasifs. Découvrir les différentes qualités sonores des bornes de commande d’une célèbre enseigne de fast-food, écouter attentivement les systèmes RFID[5] colorés qui se trouvent le long du parcours, poursuivre sur la rue du Rhône et ses boutiques de luxe. Ici, les portiques de sécurité se doublent d’hommes en costume noir. Placé près de l’entrée, le promeneur peut entendre des battements et des rythmes inédits, souvent violents, à la limite du supportable.
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                    Plus l’appareil est sophistiqué, plus il est puissant, plus le son émis est effrayant, comme si les machines rejouaient une sorte de lutte des classes. Selon qu’elles protègent ou distribuent des biens, selon que ces biens sont dispendieux ou non, les variations sonores qu’elles produisent changent radicalement, de la légèreté d’un simple effet synthétique au bruit monstrueux et angoissant évoquant l’imaginaire d’une scène de guerre. En cheminant le long des rues genevoises, on ne peut que constater qu’ils sont la traduction de nos modes de vie, de nos sociétés socialement divisées. Si, au départ, ce n’est pas à une critique contre les effets éventuels des émissions radioélectriques sur le corps que se livre Christina Kubisch en les rendant audibles mais plutôt à une exploration de leur potentiel sonore et musical, elle a depuis révisé quelque peu sa position, avouant qu’elle « reste par exemple instinctivement éloignée de certains endroits, parce que je sais qu’ils sont chargés en ondes électromagnétiques. J'évite les centres commerciaux et je ne prends l'avion que lorsque j'y suis obligée, en raison de la densité des ondes[6] ». L’électrosensibilité, longtemps considérée comme une sensation subjective, est désormais jugée suffisamment à risque par l’artiste elle-même pour qu’elle se tienne à bonne distance des ondes les plus intenses.
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                    Avec ses « Electrical Walks », Christina Kubisch s’adonne à une lecture politique radicale et inédite de la ville contemporaine. La balade se termine au pied de la statue de Jean-Jacques Rousseau, sur l’île qui porte son nom. C’est là, dans cet ancien bastion construit à la fin du XVème siècle pour défendre l’entrée lacustre de la ville, disposant d’une végétation généreuse, pourtant situé au centre géographique de Genève, coincé entre le pont de Bergues et l’imposant pont du Mont-Blanc qui relie les deux rives, que l’on peut apprécier le silence électrique. En retirant son casque, le promeneur redécouvre l’ambiance sonore de la place Bel-Air toute proche. Il sait maintenant que le son imperceptible des champs électriques est assourdissant. À soixante-quinze ans, Christina Kubisch n’a pas fini de faire chanter les ondes électromagnétiques.
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                    [1] Guillaume Lasserre, « KorSonoR à Genève », Zerodeux, octobre 2023, https://www.zerodeux.fr/reviews/korsonor/
[2] « Rencontre avec Christina Kubisch, artiste sonore », Magazine Gaité Lyrique, 9 septembre 2019, https://www.gaite-lyrique.net/article/rencontre-avec-christina-kubisch-artiste-sonore
[3] Elle vit à Milan de 1973 à 1987, date à laquelle elle s’installe à Berlin.
[4] « Rencontre avec Christina Kubisch, artiste sonore », op. cit.
[5] Identification par radiofréquence (Radio Frequency Identification, RFID) : méthode pour mémoriser et récupérer des données à distance en utilisant des marqueurs appelés « radio-étiquettes », petits dispositifs électroniques émettant un signal radio sur un objet ou une personne qui permettent à un ordinateur de le localiser ou d’obtenir d’autres informations à son sujet. À terme, le RFID devrait remplacer les codes-barres.
[6] « Rencontre avec Christina Kubisch, artiste sonore », op. cit.
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                    ELECTRICAL WALK GENEVA. N° 92, production Arta Sperto / KorSonoR, Genève. Marche sonore sous casque, investigation électromagnétique dans la ville, environ 1h, création. Espace public, départ depuis Le Commun
Jusqu'au 22 octobre 2023, du mardi au dimanche, de 11h à 18h.
Le Commun
Rue des Vieux-Grenadiers, 10
CH - 1205 GENÈVE