Agrandissement : Illustration 1
La scène est fermée par un rideau dont la composition picturale reprend l’architecture de l’ancienne Comédie de Genève, laissant apparaitre par transparence un autre décor, celui, original, de « L’oiseau vert » du metteur en scène suisse Benno Besson (1922-2006) qui dirigea le théâtre de 1982 à 1989, précisément dans l’écrin qu’il occupait autrefois. Le ton est donné avant même que le spectacle ne commence. « Vers l’oiseau vert » du Collectif BPM est un hommage sincère et hilarant, dépourvu de nostalgie, au spectacle de Besson, et au-delà au théâtre comme fabrique d’illusion. La pièce est adaptée de « L'augellino belverde » de l’auteur vénitien alors ignoré de la scène française, Carlo Gozzi (1720-1806), une comédie en cinq actes et seize scènes dans la pure tradition de la Commedia dell’Arte, parue en 1765. Besson ne se contente pas de traduire fidèlement la pièce en français, il invente de nouvelles scènes et donne de la consistance aux personnages féminins. Le 2 novembre 1982, jour de première, les spectateurs sont éblouis. Le spectacle est un émerveillement. Il fera un triomphe. Colette Jean, dont la voix accompagna durant quarante ans les auditeurs de la RTS raconte : « Après plus de vingt rappels, jugeant que leurs battements de mains ne faisaient pas assez de bruit, faillirent faire s’écrouler les balcons en tapant des pieds pendant un quart d’heure[1] ». Avant d’ajouter : « Si vous n’avez pas vu l’Oiseau vert de Benno Besson, vous n’avez rien vu ». Dans la Tribune de Lausanne[2], Jean-Louis Kuffer évoque « l’un des plus beaux spectacles que l’on ait jamais vus en Suisse romande[3] ». A l’occasion des représentations au Théâtre de l’Est Parisien, Jacques Nerson ne cache pas son enthousiasme : « Précipitez-vous au TEP, insistez, forcez l’entrée, si on vous la refuse, mais je vous en supplie, ne ratez pas ça ![4] »
Pour Besson, la pièce est une « attaque contre l’égoïsme bourgeois, contre l’individualisme naissant[5] ». Il ajoutera plus tard, avec l’esprit malicieux qui le caractérisait : « Aborder des thèmes de cette nature à Genève, en Suisse, dans l’un des bastions du capitalisme, ne manquait pas de piquant ![6] ». Le spectacle sera joué plus de deux cents cinquante fois en Europe et au Canada. En 1985, Diane Pavlovic l'analyse ainsi dans la revue de théâtre Jeu : « Sa richesse visuelle, d'emblée, s’impose ; mais l'ingéniosité́ d'une mise en scène inventive, d'un texte bouffon, parodique, actuel et intelligent, le génie et l'entrain d'interprètes incroyablement disciplinés subjuguent aussi, et contribuent à faire de la représentation ce pur moment de plaisir qu'on a tant célébré́ et qui, avec l'enfance (celle qui sommeille en chacun de nous et celle du théâtre), a retrouvé le sens de la fête[7] ».
Agrandissement : Illustration 2
Salade de fruits
« Comme nous, le collectif BPM a regardé naguère ce spectacle avec des yeux d’enfants, et nous a raconté son envie d’explorer cette magie aujourd’hui, d’aller à la recherche de cet oiseau envolé et pourtant si présent[8] » confient Natacha Koutchoumov et Denis Maillefer, co-directeurs de la Comédie de Genève. 2022 marque le centenaire de la naissance de Benno Besson. C’est dans le cadre d’un focus célébrant cet anniversaire à la Comédie que s’inscrit « Vers l’oiseau vert » du Collectif BPM, déambulation loufoque et décalée à l’intérieur des décors originaux créés il y a quarante ans par Jean-Marc Stéhlé et réinventés pour l’occasion par Fredy Porras. Les trois acolytes – formidables Catherine Büchi, Léa Pohlhammer et Pierre Misfud – ne vont pas se contenter de les visiter, ils vont les habiter pour mieux incarner les nombreux personnages de la pièce de Besson et tenter d’en restituer l’intrigue quelque peu alambiquée, à leur manière. Ainsi, lorsque le rideau se lève, c’est d’abord leur voix off que l’on entend. Les échanges évoquent l’exploration d’un lieu se révélant parfois dangereux – « Fais attention parce qu’il y a une chaise sur le chemin ! » entend-on soudain –, visiblement tenu longtemps à l’écart de toute présence humaine. On pense à une excursion spéléologique et c’est à peu près ça. La traversée des décors de « L’oiseau bleu » s’apparente chez eux à la découverte de la grotte de Lascaux.
C’est en agrumes et pomme qu’ils font enfin leur entrée sur scène, laissant entrevoir d’emblée que tout est possible dans ce qui vient. Les singuliers accoutrements, censés aider à la compréhension, leur permettent de résumer l’histoire parfois absconse, assurément compliquée, des évènements qui précèdent l’ouverture de la pièce. En effet, chaque fruit qu’ils incarnent renvoie à une référence spécifique : l’orange – car la pièce est une suite d’une autre, « L’amour des trois oranges », pour laquelle Gozzi s’est largement inspiré des « trois Cédrats », dernier conte du « Conte des contes », recueil du XVIIème siècle de Giambattista Basile, ce qui explique la présence de ce qu’on identifie comme un gros citron. Enfin, la pomme est directement en lien avec la pièce. Pour satisfaire le caprice de Barbarina, son frère jumeau Renzo se lance à la conquête de l’eau qui danse et des pommes qui chantent.
Agrandissement : Illustration 3
L’histoire de l’histoire de « L’oiseau vert »
Entre calembours et références à la culture populaire, de Bourvil et Louis de Funès à la réinterprétation de la publicité d’une marque de parfum, en passant par la surprenante et totalement inattendue reprise sur instruments anciens de « You're my heart, you'e my soul » que chantait en 1984 le groupe allemand Modern Talking, ou de quelques répliques cultes échappées du théâtre classique français, le Collectif BPM revisite la pièce avec un sens de la dérision qui lui est propre et, ce faisant, convoque les fantômes de ce spectacle féérique qui emprunte le canevas classique d’un conte. L’oiseau vert est en fait un prince aux pouvoirs magiques à qui on a jeté un sort. Pour retrouver la liberté il devra d’abord patienter dix-huit ans, puis demander à la reine Ninette – qu’il maintient en vie en la nourrissant chaque jour par le trou de l’évier en dessous duquel elle est enterrée vivante par son odieuse belle-mère, la reine Tartagliona –, la main de sa fille, Barbarina, qu’il doit épouser le jour même de ses dix-huit ans. Or Barbarina et son jumeau Renzo ignorent qu’ils sont de lignée royale. En emmurant vivante la reine Ninette – qui garde la notion du temps en comptant le nombre de vaisselles –, la reine-mère a ordonné l’exécution des nouveaux nés héritiers du trône. Mais le Premier Ministre Pantalon ne peut se résoudre à tuer les bébés et les enroulent dans vingt-quatre mètres de toile cirée avant de les déposer sur une rivière à proximité, « comme Moïse » prend on soin de préciser. Ils sont recueillis par Smeraldine, la femme du boucher-charcutier, Truffaldin[9], qui était, avant de s’établir à son compte, celui du Roi, femme qui est « belle et honnête et ça me ruine » affirme-t-il. La pièce commence lorsque le roi Tartaglia revient dans sa patrie après dix-huit ans de guerre. Le récit se complexifie encore davantage sous l’effet d’une dramaturgie abracadabrantesque qui fera parler les statues et donc danser l’eau et chanter les pommes.
Les chemins de traverse que choisissent de suivre les trois comédiens-créateurs à la recherche de « L’oiseau vert » sont sans doute les plus attractifs car, à l’image de celui de l’école buissonnière, ce sont ceux qui restent inexorablement hors-champ d’habitude, interdits. Cela ne se fait pas. Ils ravivent ainsi une pulsion de transgression enfantine en préférant s’aventurer sur le petit chemin inconnu plutôt que de suivre la grande route habituelle et fréquentée, même s’ils savent que le premier conduira à la même destination que la seconde, plus rapidement sans doute. À la magie, au merveilleux de la pièce de Benno Besson, le Collectif BPM rajoute un pas de côté à chaque digression dans laquelle il s’égare joyeusement, abondamment. Il n’hésite pas par exemple à interrompre une scène jugée trop violente lorsque les jumeaux sont chassés de leur foyer d’adoption pour évoquer la maltraitance psychologique faite aux enfants abandonnés, l’occasion d’interroger sur l’importance ou non de connaitre ses origines. Un improbable débat sur le signifiant et le signifié se met alors en place. On cite Saussure. « Notre liberté passe par l’état de simple signifié » peut-on entendre.
Agrandissement : Illustration 4
La blonde, la brune et le chauve
Basé à Genève, le sensationnel trio à la mécanique précisément huilée se rencontre au sein de la 2b Company codirigée par François Gremaud, dont on reconnait un air de famille. Son premier spectacle, intitulé « la collection[10] », narre l’histoire pittoresque d’objets aujourd’hui obsolètes tel le radiocassette, le téléphone à cadran rotatif ou le service à asperges, reliques de notre passé immédiat. Débutée en 2013, « la collection » est composée d’une succession de pièces courtes dédiées chacune à un objet has been et qui s’agglomèrent au fur et à mesure, si bien qu’elle est toujours en cours d’élaboration. Catherine Büchi, Léa Pohlhammer et Pierre Misfud s’accordent parfaitement et c’est bien là leur force. Ne nous y trompons pas, leurs dérapages hilarants n’en sont pas moins contrôlés. Tout est réglé ici comme du papier à musique.
À travers l’hommage à « L’oiseau vert » de Benno Besson, le trio cherche à ressusciter un théâtre qui est en train de disparaitre, en mettant l’accent sur scène sur les savoirs-faires qui en font la richesse et le faste, à savoir les toiles peintes et autres trompe-l’œil, les masques, etc. Un théâtre féérique de l’illusion à l’ancienne où l’effet d’apparition/disparition sur scène d’artistes ou d’accessoires se fait par l’intermédiaire de trappes amovibles. Un théâtre qui enchante, éblouit, transporte. Changements inattendus de costumes, scène tournante, apparitions surprises, la pièce de Besson en est à ce titre un très bon exemple. Au fond, « La collection » et « Vers l’oiseau vert » relèvent d’une seule et même démarche, à la fois enchantée et iconoclaste : sauver de l’oubli un passé qui n’est plu.
Dans le royaume imaginaire de Monterotondo, où le récit de « L’oiseau vert » prend place, trois énergumènes s’évertuent à faire revivre les personnages – mention spéciale à Pierre Misfud qui incarne de façon toute singulière la terrible Tartagliona, quelque part entre Maria Callas et « La cage aux folles » – d’une pièce qui appartient à un théâtre suranné, condamné, ayant fait son temps. Tant qu’il y aura des comédiens-explorateurs pour réveiller les fantômes des pièces passées, y compris et même surtout en empruntant des chemins secondaires, on croisera des statues qui parlent, des pommes qui chantent, et même de l’eau qui danse. Avec malice, s’efforcer de sauver le prestige d’un théâtre de l’illusion et du merveilleux.
Agrandissement : Illustration 5
[1] Citation extraite du dossier de presse.
[2] Journal suisse d’actualité. Fondé en 1893, il devient La Tribune-Le Matin en 1972, puis en 1984 Le Matin. Ernst Bollinger, « Le Matin », Dictionnaire historique de la Suisse (DHS), version du 22 août 2008, traduit de l’allemand, https://hls-dhs-dss.ch/fr/export/articles/024813/2008-08-22/WebHome?format=pdf&pdftemplate=HLSCode.ArticlePdfExport Consulté le 20 novembre 2022.
[3] Tribune de Lausanne, 14 novembre 1982, citée dans le dossier de presse.
[4] Cité dans Alexandre Demidoff, « La fabuleuse histoire de la Comédie en bande dessinée, épisode 11 », Le Temps, 10 novembre 2020, https://comedie2020.letemps.ch/la-fabuleuse-histoire-de-la-comedie-en-bande-dessinee-episode-11/ Consulté le 20 novembre 2022.
[5] René Zahnd, Benno Besson. La réalité en jeu, Savoir Suisse, Epfl Press, 2019.
[6] Ibid.
[7] Diane Pavlovic, « De la féerie au théâtre « L’oiseau vert » de la Comédie de Genève », Jeu. Revue de théâtre, n°35(2), 1985, pp. 74-91.
[8] Citation extraite du dossier de presse, p. 2.
[9] Variante d’Arlequin, Truffaldin est serviteur à la fois débrouillard et couard, toujours affamé et sans le sou. Le nom vient de l’italien truffa qui signifie tromperie.
[10] L’intégrale de « la collection » sera présentée au Théâtre du Rond-Point à Paris du 8 au 15 janvier 2023.
« VERS L'OISEAU VERT » - Avec Mathias Brossard, Catherine Büchi, Julien Jaillot, Léa Pohlhammer, Pierre Mifsud. Libre adaptation de L’Oiseau vert de Benno Besson d’après Carlo Gozzi. Écriture et conception Collectif BPM (Büchi / Pohlhammer / Mifsud). Collaboration artistique Mathias Brossard. Direction d’acteurs et d’actrices Julien Jaillot. Aide à la conception François Gremaud. Scénographie et masques Fredy Porras. Tapisserie Fabienne Penseyres, Noëlle Choquard, Béatrice Lipp, Valérie Margot. Composition musicale Andrès García. Lumière Yan Godat. Mapping Yann Longchamp. Réalisation costumes Aline Courvoisier, Ingrid Moberg, Karine Dubois, Sarah Bru. Réalisation décor Ateliers de la Comédie de Genève . Collaboration décor Noëlle Choquard, Béatrice Lipp, Valérie Margot, Fabienne Penseyres. Régie générale Stéphane Gattoni. Régie plateau Chingo Bensong. Régie vol Greg Gaulis. Diffusion AlterMachine/ Elisabeth Le Coënt. Photo Anouk Schneider. Création sonore Andrès Garcia. Musiciens de la bande son Quatuor Obsolète (Eric Mouret, Adrien Modaffari, Gwendoline Quartenoud, Guillaume Quartenoud et Cyril Bondi à la batterie). Administration Stéphane Frein. Diffusion Elisabeth Le Coënt. Remerciements Jeanine Courvoisier, Maria Muscalu, Fred Mudry, Adrien Barazzone, Florence Minder, Emilie Maquest, Rares Donca, Fabio Jaramillo, Bruno Dani, Alain Trétout, Jean-Claude Hernandez, Emmanuelle Ramu, Babar, Gilles Privat. Production Collectif BPM. Coproduction Comédie de Genève . Soutien Fondation Lombard Odier, Pro Helvetia - Fondation suisse pour la culture, Fondation Leenards, Pour-cent culturel Migros, Fondation suisse des artistes interprètes SIS.
Du 9 au 20 novembre 2022 (création)
Comédie de Genève
Esplanade Alice Bailly 1
CH - 1207 GENEVE
Yverdon-les-Bains, Théâtre Benno Besson du 24 au 25 novembre 2022
Fribourg, Équilibre, du 30 novembre au 1er décembre 2022
Bienne,Nebia le 4 décembre 2022