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À Bruxelles, Contretype, centre d’art pour la photographie contemporaine, accueillait jusqu’à dimanche l’exposition personnelle d’Agnès Geoffray composée de séries photographiques inédites. Intitulée « Les guérillères », elle s’inspire de l’ouvrage éponyme que Monique Wittig[1] (1935-2003) publie en 1969 aux Éditions de Minuit, proposant une nouvelle genèse du féminin, faite de révolte et de fureur, à travers les récits multiples de résistantes et des soulèvements qui ont traversé l’histoire des femmes, mais qui sont pourtant toujours ignorés. Comme dans le livre, le rythme s’accentue au fur et à mesure que l’on progresse dans l’exposition. La nouveauté ici est que les œuvres incorporent désormais du texte. Car si, dans sa démarche artistique, Agnès Geoffray a déjà combiné la photographie avec le langage, c’est la première fois ici qu’elle incorpore le texte aux photographies-mêmes. Si ces photo-textes sont inspirées du livre, il n’y a jamais de citation directe. La première image, qui occupe une partie du grand mur à droite de l’entrée, dans cette sorte d’antichambre qui conduit aux salles d’expositions temporaires, est emblématique. Intitulée « la femme penchée », elle donne à voir une femme dans une position inconfortable. Si elle donne l’impression d’être en train de chuter, elle tient malgré le déséquilibre. Sur le mur, à gauche de la photographie sont inscrites sur trois lignes les affirmations suivantes :
« JE ME RELEVERAI
JE NE CHUTERAI PAS
JE SUIS LE CORPS OBLIQUE »
Tomber et se relever. Telle est désormais la règle. La tenue vestimentaire classique que porte la jeune femme, une sorte de robe-blouse, est suffisamment intemporelle pour en faire une image universelle : un corps certes oblique mais debout.

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La salle suivante offre une tout autre dynamique. Le visiteur est ici littéralement encerclé par trois femmes qui le défient du regard : « les orageuses ». La même intemporalité se dégage des photographies. Elles sont inspirées d’images d’archives, plus précisément des portraits de pétroleuses commercialisés sous forme de cartes dès l’été 1871 par le photographe parisien Ernest-Charles Appert (1830-1905)[2]. Le terme qualifie les femmes accusées d’avoir employé du pétrole pour allumer des incendies en 1871 pendant l’écrasement de la Commune de Paris par les Versaillais, notamment au cours de la Semaine Sanglante. En réalité, c’est un stéréotype sur les Communardes, les femmes accusées de ces faits ayant été déclarées non coupables. La représentation fantasmée de la pétroleuse illustre les excès de l’imagerie anti-communarde. Appert photographie des femmes fières et fortes. Ces images sont très importantes historiquement car elles vont être utilisées lors des procès. Le je se transforme ici en nous comme pour mieux faire front :
« NOUS SOMMES SANS PEUR
NOUS SOMMES LA FUREUR
NOUS SOMMES LA RÉVOLTE »
« ELLES AFFIRMENT TRIOMPHANT QUE TOUT GESTE EST RENVERSEMENT » écrit Monique Wittig dans « les Guérillères » en référence au monde renversé, au pouvoir pelvien. Cette assertion est la seule reprise littéralement par Agnès Geoffray qui la place dans l’escalier qui conduit aux salles du sous-sol, face à la photographie (2024) d’une femme faisant le poirier, posant en croix de Saint-André, tenant debout sur ses mains, son jupon lui couvrant la poitrine et le visage tandis que sa culotte s’affiche à la vue de tous.

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Une fois au sous-sol, entrer dans la salle à gauche est comme pénétrer dans le cerveau de l’artiste. L’exposition est aussi l’endroit où montrer différentes manières de présenter la photographie. Elle est ici projetée sur les murs à l’aide de vidéoprojecteurs. Agnès Geoffray effectue un travail d’association d’images en lien avec différents récits qui prennent corps dans l’ouvrage de Monique Wittig, représenté au centre de toutes les projections, à chaque fois ouvert sur une nouvelle page, annotée par l’artiste. L’ouvrage est entouré d’images, reproduction de peintures, portraits photographiés, cliché documentaire… . On y retrouve ainsi pêlemêle la photographie pensée, réfléchie, de la première résistante par Robert Capa, une gravure de Goya extraite des « désastres de la guerre »...

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L’image d’une suffragette se défendant conduit à la salle suivante où est exposée la série « Parade » (2023) dans laquelle le corps se déploie selon la pratique du Ju-jitsu, regroupant des techniques de combat qui furent développées par les samouraïs japonais durant l’époque d’Edo. La suffragette Edith Garrud (1872-1971), l’une des premières professeures d’art martiaux en Europe, crée, au tournant du XXème siècle, une unité de garde du corps pour le Women’s Social and Political Union[3]en les formant au Ju-jitsu afin de pouvoir répondre aux attaques physiques dont elles étaient victimes de la part de certains hommes antiféministes. « Vous n’êtes pas là pour apprendre à vous battre mais pour désapprendre à ne pas vous battre[4] » répétait à l’envi Edith Garrud. Enfin, dans la dernière salle est exposée la série « Ripostes » dans laquelle le corps devient support de résistance. Nuque, main levée formant un poing, bouche fermée, regard à l’œil fermé, ces fragments de corps renvoient tous à la violence subie, la dépassent pour mieux la renverser, la retourner.

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« Envisageant la femme comme une figure de résistance et de lutte contre l’aliénation, l’exposition Les Guérillères s’inscrit délibérément dans la dynamique sociétale actuelle de l’empouvoirement, tout en évitant les clichés et les caricatures » écrit Olivier Grasser, directeur de Contretype et commissaire de l’exposition, dans le texte qui l’accompagne. Imaginée comme une installation spatiale associant photographies et texte, l’exposition rend hommage à toutes celles qui luttent contre la domination depuis la nuit des temps. Femmes debout aux mots hurlant, « Les Guérillères » est une exposition de combat.

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[1] Romancière, philosophe, théoricienne et militante féministe lesbienne française, Monique Wittig a été effacée de l’histoire du féminisme français avant d’être redécouverte aux États-Unis dans les années 1990 à travers les études de genre. Pionnière du Mouvement de Libération des Femmes (MLF), elle a théorisé l’identité lesbienne, les stéréotypes de genres et remis en question le sexisme de la langue française. Monique Wittig a fait de son homosexualité une révolution féministe. Barbara Marty, « Monique Wittig, lesbienne révolutionnaire », France Culture, 15 juillet 2020, https://www.radiofrance.fr/franceculture/monique-wittig-lesbienne-revolutionnaire-3174415
[2] Voir à ce propos Célia Honoré, « Les insurgées de la Commune vues par Ernest Appert. Le photomontage de la prison des Chantiers au prisme du genre », Photographica 5 I 2022, « Portraits subis, portraits choisis », octobre 2022, pp. 42-63.
[3] Souvent désignée sous l’acronyme WSPU, l’organisation féministe, créée en 1903 et dissoute en 1917, militait en faveur du droit de vote des femmes en Grande-Bretagne.
[4] Cité dans Laure Bretton et Céleste Bretton Nardini, « Edith Garrud, le ju-jitsu et le secret de défense des suffragettes », Libération, 3 août 2023, https://www.liberation.fr/sports/edith-garrud-secrets-de-defense-20230803_VTWFB3ZXT5FMBBMYTEVWQIQYS4/

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« AGNES GEOFFRAY. LES GUÉRILLÈRES » - commissariat : Olivier Grasser, directeur de Contretype, Centre d’art pour la photographie contemporaine.
Jusqu'au 17 novembre 2024. Du mercredi au vendredi, de 12h à 18h, samedi et dimanche, de 13h à 18h, fermé lundi, mardi et jours féries.
Contretype
Cité Fonteinas 4 A
B - 1060 Bruxelles

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