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Billet de blog 21 septembre 2025

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La mélancolie des orangs-outans

Julien Gosselin adapte l’œuvre oubliée de Léonid Andréïev pour en faire une fresque hallucinée, une méditation fiévreuse sur la disparition, celle de l’humanité, celle du théâtre lui-même. « Le Passé », spectacle monumental nous plonge dans les abysses d’une Russie prérévolutionnaire, où les âmes se noient dans un passé qui n’en finit pas de hanter le présent. Brillant.

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Illustration 1
Le Passé, Léonid Andréïev, Julien Gosselin © Simoon Gosselin

La scène d’ouverture, époustouflante, s’impose comme une promesse, celle d’un théâtre qui, dès ses premières secondes, nous arrache au confort du quotidien pour nous plonger dans les entrailles d’un monde en ruine, au moment où le rideau invisible se lève sur la Russie d’Andréïev, à la fois lointaine et cruellement proche. C’est dans la pénombre d’un clair-obscur que le plateau révèle un intérieur bourgeois, un salon d’une opulence fanée, comme un vestige d’un temps qui refuse de mourir. La scénographie, d’un réalisme presque oppressant, déploie un décor de bois sombre et de tentures lourdes, où chaque objet – une table encombrée de verres à moitié bus, un chandelier vacillant, un portrait à peine visible – semble murmurer une histoire éteinte. Au fond, un immense écran, encore noir, trône tel un oracle muet, prêt à capter les visages et les gestes dans un cinéma vivant qui, bientôt, démultipliera la scène. Sur ce plateau, Ékatérina Ivanovna, magistralement interprétée par Victoria Quesnel, apparaît, immobile, dans une robe stricte mais légèrement froissée, comme si elle portait sur elle les stigmates d’une nuit sans fin. Son regard, fixé sur un point invisible, est une énigme. Est-ce la lassitude bourgeoise, le présage d’une chute, ou les deux à la fois ? À ses côtés, son mari, joué par Denis Eyriey, se tient raide, son silence chargé d’une violence contenue. Les autres personnages s’agitent en périphérie, leurs mouvements lents, presque mécaniques, comme des pantins dans un théâtre d’automates. Soudain, un son éclate. Quelques notes de piano, tirées de Grieg, d’une douceur trompeuse vite rattrapée par une pulsation électronique, basse et sourde, fait vibrer le sol. Ce contraste sonore, entre la nostalgie classique et une modernité anxiogène, pose d’emblée l’ambivalence de l’œuvre, qui tisse un pont entre l’héritage théâtral de Stanislavski et l’urgence contemporaine de Gosselin. Cette musique n’est pas là pour accompagner. Elle creuse les âmes, révélant les fissures d’un monde qui se croit encore éternel.

Illustration 2
Le Passé, Léonid Andréïev, Julien Gosselin © Simon Gosselin

 Sous la surface, quelque chose gronde. La caméra s’approche d’Ékatérina, projette son visage en gros plan sur l’écran. Chaque rictus, chaque tremblement de lèvre devient un paysage, une carte des tourments à venir. Ce visage occupe bientôt tout l’espace mental. Gosselin nous invite à l’intime. Pas celui de l’aveu, mais celui de la fracture. Ékatérina n’est plus seulement une femme, mais un symptôme, une faille dans l’édifice social. Son mari, un député tiré à quatre épingles, dont la voix porte déjà le tremblement du soupçon, est sûr d’avoir été trahi. Il ne demande pas. Il accuse. Il n’interroge pas. Il condamne. La tension monte. Trois coups de feu éclatent comme un refus. Pas de cri. Pas de drame au sens classique. Juste le corps d'Ékatérina, au sol. Si elle respire encore, quelque chose d’elle ne reviendra pas. Cette ouverture, d’une précision quasi cinématographique, annonce la tragédie naissante. Les costumes sont composés de vêtements bourgeois impeccables mais usés, comme si la décadence s’infiltrait jusque dans les coutures. Cette entrée en matière dessine une chorégraphie des âmes perdues. Rien n’est ostentatoire, pourtant tout est signifiant : la lumière qui vacille, le regard d’Ékatérina qui s’échappe vers la salle, le mari qui tourne le dos. Cette scène, qui dure à peine dix minutes, pose les bases d’une fresque de quatre heures : un monde au bord de l’abîme, dans lequel l’intimité bourgeoise cache des pulsions de destruction. Gosselin, fidèle à son esthétique, ne reconstruit pas le passé : il le fait revenir. Brutalement. Sans filtre. Comme un cauchemar dont on ne se réveille jamais tout à fait. Comme un tableau d’Ilia Repine revisité par Tarkovski, il nous happe, nous inquiète, nous promet un voyage dont on ne sortira pas indemne.

Illustration 3
Le Passé, Léonid Andréïev, Julien Gosselin © Simon Gosselin

Exhumer les spectres

Prodige du théâtre hybride – on pense à ses marathons sur Bolaño ou DeLillo –, Julien Gosselin s’éloigne des textes ultracontemporains pour ressusciter Léonid Andréïev (1871-1919), cet auteur russe effacé par la Révolution de 1917, dont l’œuvre, imprégnée de Tchekhov et de Dostoïevski, frémit d’une noirceur existentielle. « Le Passé » n’est pas une simple transposition. Gosselin entrelace cinq textes – la pièce centrale « Ékatérina Ivanovna » (1905), le « Requiem », et les nouvelles « L’Abîme », « Dans le brouillard » et « La Résurrection des morts » –, forgés par la traduction magistrale d’André Markowicz. L’intrigue pivote autour d’Ékatérina Ivanovna, femme bourgeoise qui, après avoir survécu à une tentative d’assassinat ourdie par son mari, bascule dans la débauche : adultère, alcool, violence, folie. Accusée à tort de faute morale, elle s’enfonce dans un tourbillon d’excès qui la conduit à une extase destructrice, tandis que les autres fragments élargissent la toile à des visions apocalyptiques, des viols collectifs, des errances adolescentes et des processions funèbres. Ce montage textuel, comme une machine à condenser les tourments, n’est pas gratuit. Il dresse le portrait d’un monde agonisant, dans lequel la Russie du début du XXème siècle préfigure nos propres effondrements. Gosselin souhaitait créer une pièce qui mettrait « sur le même plan la fin de l’humanité et la fin du théâtre ». Cette ambition poétique, presque prophétique, transforme « Le Passé » en une archéologie à venir qui fait regarder ces intérieurs bourgeois comme des reliques d’une espèce éteinte. La pièce s’inscrit dans la lignée de ces récits à la croisée du conte et du documentaire, qui réenchantent l’humain. Ici, le passé n’est pas muséifié, mais vivifié par une urgence contemporaine, un vertige solastalgique, ce mal du lieu inchangé qui nous entoure et nous étouffe.

Illustration 4
Le passé, Léonid Andréïev, Julien Gosselin © Simoon Gosselin

La scénographie de Lisetta Buccellato est un chef-d’œuvre en soi : des intérieurs ultraréalistes – salons cossus de la ville, datcha campagnarde aux toiles peintes évoquant des paysages enneigés – surplombés d’un immense écran où se déploie un cinéma performatif en direct. Les acteurs, filmés en temps réel par Jérémie Bernaert et Pierre Martin, apparaissent en chair et en os sur l’avant-scène pour de brèves irruptions, comme des fantômes forçant leur enveloppe. Dans la fosse, une régie cinéma et des musiciens (Guillaume Bachelé et Maxence Vandevelde) tissent une bande-son cosmique via une alternance de Grieg et d’électro saturée, qui pulse comme un cœur affolé, dramatique et envahissante. Cette fusion théâtre-cinéma, signature gosselinienne, est tout sauf superflue. Elle a pour rôle de brouiller les frontières, multiplier les registres, de la traque initiale à la transe finale, en passant par des séquences masquées grotesques, où des figures caricaturales dénoncent l’hypocrisie sociale. La lumière de Nicolas Joubert sculpte ces espaces en clair-obscur à travers des bougies vacillantes, des éclats de fusils, des ombres projetées qui étirent les corps en spectres. Le son de Julien Feryn, avec ses cris étouffés et ses silences oppressants, amplifie l’immersion. Ce dispositif monumental rend hommage à Stanislavski et au Théâtre d’Art de Moscou, tout en le subvertissant par des effets déceptifs : le passé nous nargue, inaccessible, perçu en bribes sur l’écran, comme un écho lointain. Le temps se plie, se fracture, et le théâtre, cet art du présent, se conjugue au futur antérieur, nous laissant face à l’échec.

Illustration 5
Le Passé, Léonid Andréïev, Julien Gosselin © Simoon Gosselin

Comment représenter la disparition sans disparaître soi-même ?

Sept acteurs flamboyants portent cette fresque avec une intensité qui frôle l’extase : Victoria Quesnel, prodigieuse en Ékatérina, passe de l’enfer conjugal à une transe sauvage, son corps filmé en gros plan révélant les fissures d’une âme en miettes. Denis Eyriey, en mari assassin, incarne la brutalité patriarcale ; Carine Goron et Joseph Drouet naviguent entre tendresse et folie dans les fragments secondaires. Achille Reggiani, dans les monologues horrifiques comme « L’Abîme », récit d’un viol collectif, livre une performance viscérale, tandis que Guillaume Bachelé et Maxence Vandevelde, tout à la fois musiciens et comédiens, infusent une énergie tellurique. Ces présences jouent sur le fil du désespoir et de l’excès, leurs visages masqués ou déformés par la caméra évoquant des masques de commedia dell’arte rongés par la tragédie. Julien Gosselin dirige cette troupe avec une exactitude parfaite, variant les modes, du théâtre naturaliste aux voix off lues, aux adresses directes au public transformé en « poupées de bois » dans le « Requiem ». Cette hétérogénéité, loin de disperser, concentre l’émotion. Chaque corps, chaque regard, porte l’humanité cabossée d’Andréïev, une humanité réinventée dans laquelle les acteurs ne jouent pas tant qu’ils exorcisent, libérant par le plateau les démons intérieurs. Que reste-t-il d’humain quand le monde s’effrite ? Cette interrogation est au cœur de la pièce. Andréïev, tourmenté par la solitude et la mort, dépeint une société en déliquescence faite de misogynie brutale, d’illusions perdues, et de fascination pour la destruction, que Gosselin projette sur notre époque, donnant à voir une solastalgie contemporaine, ce deuil anticipé d’un futur ravagé. La chute d’Ékatérina, de l’adultère à la folie, n’est pas un mélodrame. C’est une fable sur le prix de la liberté féminine dans un monde sclérosé, écho à « 2666 » de Gosselin, pièce dans laquelle les femmes paient de leur corps les failles collectives. Les visions apocalyptiques des nouvelles – processions de morts, abîmes moraux – amplifient ce vertige. Le passé n’est pas mort. Il nous hante, nous renvoyant à nos propres enfers.

Illustration 6
Le Passé, Léonid Andréïev, Julien Gosselin © Simon Gosselin

Le spectacle, dense et éprouvant, monte en puissance. La fête saoule de la seconde partie, au cours de laquelle Ékatérina atteint l’extase dans une rafale d’émotions, emporte le spectateur dans un maelström sensoriel. Gosselin compose un théâtre radical qui ne laisse pas indifférent, un séisme dévastateur dont on sort, comme après un rituel, transformé. « Le Passé » n’est pas qu’un spectacle. C’est un manifeste pour un théâtre en péril. Le metteur en scène, en multipliant les formes, du grotesque masqué au cinéma en direct, repousse les limites, questionne les paradoxes. Comment représenter la disparition sans disparaître soi-même ? Ce va-et-vient entre passé théâtral (hommage à Stanislavski) et présent technique (vidéo, électro) fait du plateau un espace de résistance, dans lequel l’art se fabrique sous nos yeux, précaire et miraculeux. Gosselin nous confronte ici à l’intensité tragique de la vie, là où la traque initiale cède à une poésie malade, et où le public, complice, aspire à « ressentir la vie avec une intensité digne de sa nature ».

Illustration 7
Le Passé, Léonid Andréïev, Julien Gosselin © Simon Gosselin

Avec « Le Passé », Julien Gosselin signe une pièce radicale à l’intensité suffocante, une œuvre hors du commun, à la fois excessive, bouleversante, inoubliable, qui ressuscite Leonid Andréïev et son théâtre de l’excès pour mieux nous hanter, nous. Ce n’est pas une pièce sur la fin d’un monde, mais un appel à en inventer un nouveau par le prisme du théâtre : un espace dans lequel les excès libèrent, les ombres dansent, et l’humain, fragile, triomphe dans sa défaite. Cet « enchantement incertain » nous laisse le cœur serré face à la beauté des romances brisées et des espoirs renaissants, un typhon qui nettoie l’âme et réenchante les ruines.

Illustration 8
Le Passé, Léonid Andréïev, Julien Gosselin © Simon Gosselin

LE PASSÉ- d’après Léonid Andréïev, adaptation et mise en scène Julien Gosselin. Avec Guillaume Bachelé, Joseph Drouet, Denis Eyriey, Carine Goron, Victoria Quesnel, Achille Reggiani, Maxence Vandevelde et Jérémie Bernaert, Baudouin Rencurel (cadre vidéo). traduction  André Markowicz, Ékatérina Ivanovna suivi de Requiem, de Léonid Andréïev, traduit du russe par André Markowicz, sont publiés aux éditions Mesures, 2021, scénographie Lisetta Buccellato, dramaturgie  Eddy D’aranjO, musique Guillaume BacheléMaxence Vandevelde, lumière Nicolas Joubert, vidéo Pierre Martin Oriol, Jérémie Bernaert, son  Julien Feryn, costumes Caroline Tavernier, Valérie Simmoneau, accessoires Guillaume Lepert, masques Lisetta Buccellato, Salomé Vandendriessche, assistanat à la mise en scène Antoine Hespel, production Si vous pouviez lécher mon cœur , coproduction Odéon Théâtre de l’Europe, Le Phénix — scène nationale de Valenciennes pôle européen de création, Théâtre national de Strasbourg, Théâtre du Nord — centre dramatique national Lille, Tourcoing Hauts-de-France, Célestins — Théâtre de Lyon, Théâtre national populaire, Maison de la culture d’Amiens, L’Empreinte — scène nationale Brive-Tulle, Château Rouge — scène conventionnée à Annemasse, Comédie de Genève, Wiesbaden Biennale, La Passerelle — scène nationale de Saint-Brieuc, Scène nationale d’Albi, Romaeuropa, avec l’aide du ministère de la culture, avec la participation artistique du Jeune théâtre national, avec le soutien de Montévidéo — centre d’art, du T2G Théâtre de Gennevilliers. Spectacle créé le 10 septembre 2021 au Théâtre national de Strasbourg.

Odéon-Théâtre de l'Europe, Paris, du 13 septembre au 4 octobre.

Illustration 9
Le Passé, Léonid Andréïev, Julien Gosselin © Simon Gosselin

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