
Lorsque retentit l’air de « Eye of the tiger » du groupe éphémère Survivor qui accompagne le générique de fin du film, Lise, 25 ans, est incapable de bouger de son fauteuil. Alors que son petit ami a déjà quitté la salle de cinéma, les spectateurs se trouvant sur sa rangée doivent l’enjamber littéralement. Elle est fascinée, hypnotisée. « Rocky 3 » est le premier film avec Sylvester Stallone qu’elle voit. L’acteur hollywoodien se confond avec le personnage qu’il incarne. Tous deux vont entrer dans sa vie et la bouleverser de façon radicale. L’histoire d’un boxeur qui, devenu champion du monde, se laisse aller et perd son titre avant de se reprendre en main et de le reconquérir, va agir sur Lise comme un déclic. Elle prend conscience de sa vie ordinaire et décide de retourner à ses études de médecine qu’elle avait abandonnées après les deux premières années, les plus dures, pour gagner son indépendance et s’en aller de l’appartement familial. Elle quitte son mec, son boulot, s’installe dans un studio et jure de voir tous les films de Sylvester Stallone. Telle Rocky Balboa, elle ne cesse de s’entrainer, travaille dur. Rigoureuse, elle enchaine bientôt les gardes et se mettra même à la boxe comme échappatoire à la médecine qui constitue toute sa vie. C’est là, dans la salle de sport, qu’elle rencontre son futur mari, non pas boxeur mais talentueux miroitier venu changer une glace fendue. Ils s’aiment, se marient juste après que Lise a terminé ses études et est devenue médecin. Ils auront deux enfants. Parce que Stallone a transformé sa vie, elle lui voue une reconnaissance éternelle.

Ce que peut provoquer une œuvre d’art
« Stallone » est la première mise en scène théâtrale de Fabien Gorgeart. Si son travail relève du domaine cinématographique depuis une vingtaine d’années, le spectacle vivant ne lui est pas étranger pour autant. Juste après le lycée, il met en scène au théâtre le spectacle « City Silence » qui rend hommage au cinéma burlesque, sa passion d’alors. Joël Pommerat, dont il a eu l’occasion d’observer le travail lors d’une résidence d’artiste, l’influence durablement. Il rencontre Clotilde Hesme en 2013 sur un court-métrage et imagine pour elle le personnage principal de « Diane a les épaules », son premier long-métrage tourné en 2016. De leur complicité, naît l’envie de monter « Stallone » au théâtre. Le metteur en scène et la comédienne ont en commun d’avoir été profondément touchés par l’œuvre littéraire d’Emmanuèle Bernheim, en particulier par la nouvelle de laquelle est tirée la pièce. L’autrice, disparue en 2017, expliquait le choix de « Rocky 3 » ainsi : « Quand j'ai vu ce film, à sa sortie, il m'a profondément touchée. À cette époque, je travaillais aux Cahiers du Cinéma, non pas comme critique mais comme responsable des archives photographiques. Serge Daney a essayé de me pousser à écrire sur ce film. Je ne l'ai pas fait. J'en aurais été totalement incapable. Je n'étais pas critique, et en 1983, je n'avais encore rien écrit[1] » avant de poursuivre : « Mais quand l'année dernière[2], Le Monde m'a demandé une nouvelle pour l'été, j'ai presque tout de suite repensé à Rocky 3 ». La pièce doit sa formidable vitalité à son héroïne, Lise, à la fois personnage central et narratrice de sa propre histoire, magnifiquement incarnée par Clotilde Hesme qui, avec pour seul accessoire un micro sur pied, parvient à transmettre l'incandescence du personnage. Elle partage la scène avec Pascal Sangla, compositeur, pianiste et comédien, instituant un dialogue musico-verbal. Assis à sa table de mixage, il performera, en plus de la création sonore qu’il interprète en direct et à vue, tous les rôles, hommes et femmes, avec lesquels le personnage de Lise interagit. La pièce se termine sur un choc d’autant plus vertigineux qu’il est soudain et totalement inattendu. Un effet de sidération envahit le public, un sentiment de vide. La fin de l’histoire de Lise se confond tragiquement avec celle de son autrice. La nostalgie assumée de la contre-culture pop des années quatre-vingt devient alors celle des souvenirs, de la légèreté et du rire, celle du temps de sa présence.
Avec Fabien Gorgeart, « nous cherchions depuis un moment un texte qui me donne profondément envie d’aller sur scène. Stallone s’est imposé comme une évidence ; il y avait en lui tout ce que nous souhaitions transmettre sur un plateau[3] » explique Clotilde Hesme. « Le texte parle de cette question fondamentale : que fait-on de ce temps qui nous est donné, avant que ça ne se termine[4] ? » précise-t-elle encore. C’est aussi l’occasion pour la comédienne d’incarner une figure de femme puissante et libre dans la lignée du personnage qu’elle interprétait dans « Diane a les épaules ». La figure de Stallone représente ici un lien possible entre cinéma et théâtre. « Notre rapport au visage de Stallone change de statut au cours du spectacle[5] » précise Fabien Gorgeart. « Icône de la culture populaire, il devient le reflet extatique de la pulsion de vie de Lise. Lui aussi, il finit par nous émouvoir ». Battre fort, vivre vite et intensément, « Stallone », récit bouillonnant d’une obsession, fait de la vie une performance. Dans cette comédie construite comme un drame, l’envie de se battre touche à quelque chose de primordial. De l’influence d’une œuvre d’art populaire dans la construction de la vie d’une femme jaillit un formidable désir de vivre.

[1] Rencontre avec Emmanuèle Bernheim à l'occasion de la parution de Stallone, https://www.gallimard.fr/catalog/entretiens/01041891.htm Consulté le 22 janvier 2021.
[2] Nouvelle commandée par Le Monde et publiée dans le journal en 2003.
[3] Mélanie Drouère, Entretien Fabien Gorgeart et Clotilde Hesme, avril 2019.
[4] Ibid.
[5] Fabien Gorgeart dans le dossier de presse de « Stallone », Théâtre du Petit Saint-Martin.
STALLONE - Texte Emmanuèle Bernheim. Conception Fabien Gorgeart, Clotilde Hesme, Pascal Sangla. Avec Clotilde Hesme et Pascal Sangla. Création sonore et musique live Pascal Sangla Lumière Thomas Veyssière. Assistanat à la mise en scène Aurélie Barrin. Production déléguée : CENTQUATRE-PARIS. Coproduction : Festival d’Automne à Paris, Théâtre Sorano – Toulouse. Avec le soutien initial de l’Adami et de GoGoGo films. Ce spectacle est en tournée avec le CENTQUATRE ON THE ROAD. Remerciements : Marie Collin, José-Manuel Gonçalvès, Serge Toubiana, Sébastien Bournac, Céline Gaudier, Cyril Gomez-Mathieu, Lucie Blain, Elisabeth Tanner, GoGoGo Films, Carine Ruszniewski, Louise Bansard, Coralie Diaz, Olivier Karila, Le collectif Le Bouillon, Raphaël Pfeiffer, Eponine Momenceau, Élodie Martin, Thibaut Demoor, Antoni Banasiak, Damien Maestraggi, Isabelle Buffetaut, Estelle Marratche, Marc Wilhelm, Marco Cohen, Le collectif « Groupe LAPS ». D’après Stallone d’Emmanuèle Bernheim publié aux Éditions Gallimard. Spectacle créé le 2 oct. 2019 au Théâtre Sorano, Toulouse
Du 4 janvier au 26 février 2022 à 19h,
Théâtre du Petit Saint-Martin
17 rue René Boulanger 75 010 Paris