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Billet de blog 22 février 2022

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Le siècle de Galia Libertad

À partir du dernier hommage qu’un groupe de proches est venu rendre à Galia Libertad, fille d’immigrés et ouvrière au siècle dernier, Carole Thibaut tisse les fils d’une comédie humaine qui s’inscrit dans l’histoire sociale, culturelle et politique de Montluçon, petite ville du centre de la France, au XXè siècle. « Un siècle » scrute les remous de l’Histoire sur les destins de trois générations.

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Illustration 1
Un siècle de Carole Thibaut © Héloïse Faure

Sous un arbre majestueux, figurant un jardin luxuriant aux premières heures du jour, est installé un immense tapis sur lequel repose le fauteuil dans lequel Galia Libertad est assise. Elle attend, en compagnie de Pierre, son dernier amour et de Jan, son premier, l’arrivée du petit groupe familial venu lui rendre un dernier hommage, un adieu qui va durer trois jours et trois nuits, un rituel de passage pour lequel ils sont venus. Ils sont tous là, comme le dit la chanson. Il y a là Anisse, le fils de Galia, et Serge, celui de Pierre, et son ex-compagne Stéphane, leur fille Pauline et Léa, la fille d'Anisse, accompagnée d’Arthur, son ami qu’elle présente pour la première fois à la famille. Serge a apporté des corbeilles de roses blanches pour l’occasion que Galia refuse, préférant les fleurs des champs qui poussent le long du chemin qui mène au cimetière. Cet homme blanc de plus de cinquante ans qui, par lâcheté sans doute, n’a jamais su faire de choix au point d’avoir une double vie, deux familles, un « homme seul » nous dit-on, semble en faire toujours trop ou pas assez. Il n’est sans doute pas étranger au choix du thème du mémoire universitaire de Pauline dont elle précise non sans humour que l’intitulé, « Performer la femme sauvage, entre chienne et louve. Itinéraire d’une lectrice de Virginie Despentes et de Clarissa Pinkola Estès », est provisoire. Entourée des siens, Galia se souvient. Elle se souvient de la solidarité, un « beau mot », entre les filles à l’usine. « On se souvient surtout des belles choses » lance-t-elle à Anisse lorsque celui-ci lui rappelle les rivalités entre ouvrières.

Née en 1941, Galia est la fille d’Antonio, un républicain espagnol ayant fui le franquisme pour venir mourir en héros de la résistance, engagé dans le groupe des Espagnols, exécuté en 1944 comme les quarante-et-un autres otages de la carrière des Grises, et d’Helena, une juive polonaise ayant fui les pogroms à l’est, puis Paris au moment de l’exode de juin 1940, pour se retrouver ouvrière à Montluçon. Elle sera arrêtée le 3 septembre 1942 par des gendarmes français dans une rafle organisée par le gouvernement de Pétain, envoyée à Drancy avant d’être déportée à Auschwitz par le convoi du 15 septembre 1942, duquel seulement trois personnes reviendront. Pas elle. Si les deux évènements ont réellement eu lieu, Antonio et Helena sont des personnages fictifs. Durant trois jours et trois nuits, le temps d’une veillée, une dernière fête, « trois générations concentrent un siècle de vies, d’espoir et de désillusions[1] ».

Illustration 2
Un siècle de Carole Thibaut © Héloïse Faure

La traversée d’un siècle

À travers les retrouvailles familiales autour de la figure tutélaire de Galia Libertad, Carole Thibaut compose une comédie humaine, prétexte à dérouler un siècle d’histoire d’une petite ville de province porté par les personnages de la pièce. Nommée à la direction du Théâtre des Ilets – CDN de Montluçon en 2016, l’autrice rend hommage à sa région d’adoption avec « Un siècle », pièce construite à partir d’une enquête sur l’histoire sociale, culturelle et politique de Montluçon au XXè siècle, quatre années d’entretiens avec les habitants d’un territoire qui est devenu le sien. L’histoire de Montluçon est traversée par les bouleversements qui façonnent l’Occident au cours du siècle dernier, notamment le passage d’un monde rural à un monde industriel, puis postindustriel. « Grandes laissées-pour-compte des politiques de développement, ces villes moyennes et ces régions représentent pourtant la majorité du territoire national et illustrent l’évolution économique, sociale et culturelle de tout notre pays » écrit Carole Thibaut.

D’autant que l’histoire de ces régions est marquée par des récits et des figures emblématiques comme c’est le cas ici avec, entre autres, Jean et Marx Dormoy, la journaliste et militante féministe Hubertine Auclert (1848 – 1914) ou les Fédérés qui firent théâtre chaque été à Hérisson de 1976 à 2003, par la volonté d’Olivier Perrier, l’enfant du pays. Si les trois premiers sont évoqués dans la pièce, le quatrième y joue carrément, Olivier Perrier incarnant Pierre. Il rappellera le passé artistique d’Hérisson, célèbre pour sa communauté de peintres de plein air, avouant qu’il ne serait jamais devenu artiste s’il n’avait pas été imprégné de la sorte. Il dirige avec Jean-Paul Wenzel et Jean-Louis Hourdin de 1980 à 2003 le Théâtre des Fédérés à Montluçon, devenu Centre Dramatique National en 1993. Ce même théâtre que Carole Thibaut dirige aujourd’hui. Il interprétait déjà le père dans la précédente création[2] de l’autrice metteuse en scène. « Pour habiter ces vies, j’ai invité des artistes aux personnalités puissantes, des camarades de scène ou/et de vie, qui pour la plupart ont une relation particulière avec ce territoire, avec qui je pouvais discuter des heures durant de la question de l’engagement, des événements du siècle, de politique » confie cette dernière. Ainsi Mohamed Rouabhi, qui incarne Anisse et avec lui les non-dits de la guerre d’Algérie, était lui aussi à l’affiche du précédent spectacle de Carole Thibaut, tout comme Valérie Schwarcz, qui joue Stéphane, avec qui elle partageait, en alternance, le même rôle. C’est une famille que l’autrice réunit ici, de celle qu’on se choisit. Quant à Monique Brun, formidable Galia Libertad, elle vit dans le bocage bourbonnais depuis 1993. La marseillaise est désormais une enfant du pays. Jean-Jacques Mielczarek – Jan – régisseur général du CDN jusqu’en 2019, monte parfois sur scène depuis qu’Olivier Perrier lui en a donné le goût. Il complète, avec la jeune Troupe permanente des Ilets, cette bande d’artistes et camarades entretenant « une relation particulière avec ce territoire », voulue par Carole Thibaut. Ils oscillent entre fiction et réalité, entre l’intime et le politique, entre les personnages imaginés à partir des acteurs qui les portent en scène et les acteurs eux-mêmes, qui se confondent alors.

Illustration 3
Un siècle de Carole Thibaut © Héloïse Faure

« L’évidence était au début d’écrire un récit chronologique, qui traverse 100 ans d’histoire. Mais je craignais l’effet ‘cours d’histoire’. Je craignais surtout le piège du théâtre utilitaire » précise Carole Thibaut pour qui au théâtre, le théâtre doit occuper la place centrale. Afin de rendre audible la grande histoire, elle choisit de raconter les petites qui lui font écho plus ou moins directement. Elle opte pour la mise en scène de vies ordinaires et observe la façon dont elles peuvent refléter le siècle passé. « Il s’agit de tenter de saisir l’impact vivant de l’histoire sur nos vies » indique-t-elle. Ainsi, Galia se souvient de Djibril, le père d’Anisse que certains croient disparu lors de la manifestation pacifique du 17 octobre 1961 à Paris, violemment réprimée par la police sous le commandement du préfet de l’époque, un certain Maurice Papon qui, vingt plus tôt, déportait les juifs de Bordeaux, ou que d’autres affirment qu’il avait péri dans la bataille d’Alger quelques années plus tôt. C’était plus simple que ça. « Je ne voulais pas me marier, vivre avec un homme » avoue Galia. « J’ai choisi de rester en vie » continue-t-elle. Elle avait vu ses copines « crever à petit feu », faisant la boniche après s’être mariée. Anisse se souvient lui aussi. À l’école, en 1974, la carte de l’empire colonial français était accrochée au tableau non pas en histoire mais en géographie. Il se souvient des années soixante-dix comme des années de terreur.

Une voix off omniprésente permet de commander les personnages ou non, de passer d’une période à une autre, de distordre le temps. Elle s’incarne dans la voix de Carole Thibaut elle-même. Un intermède dansé fera surgir des mémoires soudain nostalgiques les refrains de chansons de Gilbert Montagné, Dalida, des « Souvenirs, souvenirs » de Johnny Hallyday ou encore Niagara et son « J’ai vu » guerrier, la mélopée de « Dreams are my reality » de Richard Sanderson, mythique bande originale du film « la Boom » (1980).

Illustration 4
Un siècle de Carole Thibaut © Héloïse Faure

« La mort finit toujours par nous avoir »

Faire du réel et de la fiction une matière inextricable, tel était le pari de Carole Thibaut ici. Dans cette histoire, un siècle s’achève et un autre commence, des vies démarrent à peine alors que d’autres se terminent. Galia Libertad n’en finit pas de mourir. Elle doit pourtant accepter de partir pour permettre à sa progéniture de vivre sa propre vie. Elle se lève difficilement, interroge Pierre qui lui donne le bras à propos de ce poème sur des herbes folles ? Le blé vert ? Un poème de Verlaine. Elle perd la mémoire. « Je ne me souviens plus du visage de ma mère » dit-elle.

« Nous venons du centre de la France, au nord de l’Auvergne » dit la voix off. « Nous ne parlerons pas politique ici, ce n’est pas le lieu ». Un nouvel intermède, à la fois historique et gastronomique du Bourbonnais, fait la présentation au public de produits du terroir, au premier rang desquels le fameux pâté de pommes de terre. En 1892, Jean Dormoy devient maire de Montluçon, faisant de la ville la deuxième socialiste de France. C’est l’histoire de la culture ouvrière. En quelques décennies, Montluçon passe de cinq mille à soixante-cinq mille habitants. Elle connaitra plusieurs vagues successives d’immigrés. « Il y a avait du travail partout » indique la voix off. « Il suffisait de traverser la rue ». La première guerre mondiale envoie les femmes à l’usine d’obus. À la fin de la guerre, elles sont renvoyées chez elles.

Illustration 5
Un siècle de Carole Thibaut © Héloïse Faure

Galia habite la cité Dunlop à Montluçon, dans le quartier historique de l’entreprise de pneumatiques. Cette dernière est favorisée par la bonne desserte ferroviaire, ce qui a le don de déclencher l’hilarité dans la salle tant l’abandon pat l’État des lignes de chemins de fer du centre de la France est patent aujourd’hui. Galia travaille à la Chemiserie Rousseau dont elle vivra la fermeture, non sans se battre, l’occupation de l’usine succèdant aux manifestations. C’était en 1981. Quelques mois auparavant la gauche avait gagné les élections présidentielles. C’était historique. Pourtant, la gauche au pouvoir n’a rien fait pour sauver l’usine. Les clefs ont été rendues le 18 décembre 1981. Les bâtiments ont été entièrement vidés la nuit qui a suivi. Les ouvrières, sidérées, n’ont jamais compris le silence de plomb du gouvernement. Galia explique que « le mouvement des Gilets Jaunes, ça m’a fait du bien. Ça m’a redonné de l’espoir. Quand des gens se lèvent, c’est bien. Ça fait du bien ». Ce seront ses derniers mots. « Les histoires s’effacent si on ne les raconte pas ». Léa se souvient des propos de sa grand-mère. Les voix des morts se mêlent à celles des vivants, tout se mélange dans cet Eden suspendu entre deux mondes. « Galia ça vient de l’hébreu. Cela signifie La clémence de dieu. Ça l’a toujours fait rire, ça, Galia. Galia Libertad a un humour que tout le monde ne partage pas. Et elle emmerde celles et ceux qui ne le partagent pas. Elle rit fort, elle tire sur son cigarillo et elle dit ‘Je vous emmerde’ » répète plusieurs fois la voix off au cours de la pièce. Les vies sont traversées par l’Histoire du siècle à travers leur propre histoire, celle de Galia et de ses descendants, qu’ils en soient conscients ou non. A la fin de la pièce, le fauteuil de Galia se transforme en cercueil, mais à la manière des autels des morts au Mexique. « Je crois au fond que le réel n’existe qu’à travers la possibilité du récit, la vie qu’à travers notre relation à la mort, la réalité qu’à travers sa symbolique. Et le théâtre est pour moi la quintessence de cela[3] ». Carole Thibaut réussit admirablement son pari. « Un siècle » raconte par l’intime le politique, par les petites histoires la grande.

Illustration 6
Un siècle de Carole Thibaut © Héloïse Faure

[1] Sauf mention contraire, les citations sont extraites du dossier de presse.

[2] Faut-il laisser les vieux pères manger seuls aux comptoirs des bars ? Texte et mise en scène de Carole Thibaut, créé au Théâtre des Ilets – CDN de Montluçon le 18 novembre 2020.

[3] Aurélien Péroumal, Entretien avec Carole Thibaut, janvier 2022.

UN SIECLE. VIE ET MORT DE GALIA LIBERTAD - Texte et mise en scène : Carole Thibaut, assistanat à la mise en scène : Marie Demesy, scénographie : Camille Allain-Dulondel, costumes : Malaury Flamand, lumière : Yoann Tivoli, son : Margaux Robin, vidéo : Léo Derre, musique inspirée du répertoire traditionnel auvergnat : Romain « Wilton » Maurel, construction décor : Sébastien Debonnet, Jérôme Sautereau, Stéphanie Manchon, Séverine Yvernault, régie générale & participation à la conception décor : Frédéric Godignon et Pascal Gelmi. AVEC Monique Brun, Antoine Caubet, Jean-Jacques Mielczarek, Olivier Perrier, Mohamed Rouabhi, Valérie Schwarcz et la Jeune Troupe des Îlets #2 – Hugo Anguenot, Chloé Bouiller & Louise Héritier, et à l’image et/ou en voix : Claire Angenot, David Damar-Chrétien, Carole Thibaut, Marie Vialle. Créé le 19 janvier 2022 au Théâtre des Îlets – CDN de Montluçon.

Du 7 au 26 février 2022.

Théâtre de la Cité internationale
17, boulevard Jourdan
75 014 Paris

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