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Billet de blog 22 juin 2025

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La nuit avant Moscou

À la veille de leur retour à Moscou, Alexeï Navalny et son épouse Yulia se retrouvent seuls face à une décision cruciale. Sabrina Kouroughli et Gaëtan Vassart nous convient à une veillée d’armes singulière. « Alexeï et Yulia », huis clos palpitant entre espoir et tragédie, imagine la dernière nuit d’un couple au bord du gouffre. Bouleversant.

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Illustration 1
Alexeï et Yulia, Sabrina Kouroughli et Gaëtan Vassart © Compagnie La Ronde de Nuit

Lorsque les premières notes de « Perfect day » de Lou Reed retentissent, ils sont déjà là, dans l’intimité d’une chambre sans doute d’hôtel. Elle semble inquiète. Il apparait déterminé. À la veille de leur retour à Moscou, Alexeï Navalny, le principal opposant à Vladimir Poutine, et son épouse Yulia, se retrouvent seuls face à une décision déterminante qui va changer leur vie. Nous sommes à Berlin. Alexeï sort de dix-huit jours de coma consécutifs à son empoisonnement au Novitchok[1], et veut pourtant rentrer en Russie. Yulia, lucide, sait ce qui l’attend et tente de l’en dissuader, affirme qu’ils peuvent continuer le combat depuis Berlin, que là-bas, il n’y a que la mort et l’effacement. Elle lui rappelle que, quelques jours auparavant, la chancelière Merkel, venue le visiter en personne dans sa chambre d’hôpital, lui a elle-même demandé de ne pas y retourner. Il ne veut rien savoir, dit qu’il doit rentrer pour les milliers de personnes qui croient en lui, qu’il se sentirait trop lâche de les trahir, qu’il faut donner l’exemple pour réveiller le peuple, qu’il sent la révolution dans l’air. « Tu crois vraiment que je vais te laisser partir ? Prendre cet avion comme si de rien n’était ? » Ces premiers mots de Yulia donnent le ton de la pièce. Faut-il affronter le danger ou résister depuis l’exil ?  La pièce évoque aussi le refus du renoncement à la résistance incarné par Alexeï. C’est aussi une histoire d’amour fou, plus forte que l’enfermement, un face-à-face entre deux êtres éperdus l’un de l’autre, ce à quoi nous convient Sabrina Kouroughli et Gaëtan Vassart dans l’intimité feutrée de la Chapelle Sainte-Claire à partir du 5 juillet prochain, dans le cadre du Festival d’Avignon.

Illustration 2
Alexeï et Yulia, Sabrina Kouroughli et Gaëtan Vassart © Compagnie La Ronde de Nuit

Une dramaturgie de l’absence

Le pari était audacieux : imaginer la conversation effacée, reconstituer le tête-à-tête confisqué par la censure, faire parler ce vide documenté par Navalny lui-même dans le journal[2] qu’il tient dès son arrivée à la prison de Kharp, en Arctique, où il trouvera la mort le 16 février 2024[3], à quarante-sept ans, en ressuscitant un dialogue fantôme : celui que l'opposant russe avait écrit en prison sur sa dernière nuit avec Yulia avant son retour fatal à Moscou, et que l'administration pénitentiaire lui avait pris. L’ingéniosité de la pièce réside dans cette approche par l’absence. Plutôt que de reconstituer une biographie héroïque, les deux auteurs-interprètes s’emparent d’un manque, d’un texte perdu, d’une parole confisquée. Cette nuit berlinoise, ultime nuit avant le retour fatal à Moscou, devient un territoire théâtral où s’entremêlent l’intime et le politique, le couple et l’Histoire. La scène rouge sang qui occupe l’espace central cristallise cette tension : territoire de l’amour autant que du sacrifice, elle porte la charge symbolique d’un spectacle qui refuse la facilité du martyre pour explorer la complexité de l’engagement. Sabrina Kouroughli et Gaëtan Vassart déploient une écriture de duo. Leur connivence de plateau, forgée au fil des années, trouve ici une juste expression. Elle, Yulia, incarne cette lucidité féminine qui tente de retenir l’homme qu’elle aime. Lui, Alexeï, porte cette obstination tragique de celui qui a « décidé de ne plus avoir peur ». Les deux comédiens alternent avec une remarquable fluidité entre la narration et le dialogue, créant cette « polyphonie sensible » évoquée dans leur note d'intention. Le dispositif scénographique, volontairement épuré, sert admirablement le propos. Une guitare posée dans un coin, hommage à Vladimir Vissotski (1938-1980), une couverture qui évoque tour à tour la tendresse domestique et la prison sibérienne, des bancs de bois qui dessinent l’intimité menacée, chaque élément participant d’une poétique de l’essentiel. Les lumières, signées Erik Priano, savent épouser les mouvements de l'âme, tandis que le paysage sonore, composé par Christophe Séchet, fait résonner les échos de « Perfect Day » et de « Love » de Nat King Cole.

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Alexeï et Yulia, Sabrina Kouroughli et Gaëtan Vassart © Compagnie La Ronde de Nuit

Comme Titus face à Bérénice, Alexeï doit choisir entre l’amour et la cité, entre la vie privée et le devoir public. Mais là où Racine sculptait dans le marbre de l’alexandrin, Sabrina Kouroughli et Gaëtan Vassart puisent dans la prose de l’urgence contemporaine. Sans jamais verser dans la satire, leur écriture porte cette « parole droite » qu’ils appellent de leurs vœux. L’humour, arme politique qu’ils revendiquent, irrigue un texte qui refuse la solennité mortifère. La pièce transcende l’anecdote biographique pour atteindre l’universel, faisant du couple Navalny le révélateur de nos propres lâchetés, nos propres compromissions. « Quand le silence devient-il complice ? » interrogent les auteurs. Cette question traverse le spectacle comme un fil rouge, interpellant directement le spectateur dans sa conscience civique. L’image de seins nus de Yulia peints aux couleurs de l’Ukraine et la figure couronnée de roses rouges, qui pourrait sembler artificielle, trouvent pourtant leur justification dans cette esthétique de la résistance que développent les deux artistes. Cet écho aux Femen[4] transforme Yulia en icône de la liberté d’expression, en figure de la résistance féminine face à l'oppression. Les auteurs assument pleinement ce geste militant, cette « réappropriation du corps et de résistance » qui témoigne d’un courage artistique rare.

« Alexeï et Yulia » n’est pas un spectacle parfait. Mais c’est un spectacle nécessaire. Dans un monde où les voix dissidentes sont réduites au silence, où la complexité géopolitique se résume trop souvent en quelques tweets, il faut saluer cette tentative de donner chair et souffle à des figures qui auraient pu rester abstraites. La pièce se situe dans cette zone trouble où l’amour et la politique se mêlent, où l’intime devient public, où le courage se conjugue au présent. Elle appartient à cette lignée de spectacles qui témoignent de leur époque, refusant de détourner les yeux. Gaëtan Vassart et Sabrina Kouroughli posent les bonnes questions : « À quel moment faut-il se lever ? Quand le silence devient-il complice ? Que sommes-nous prêts à risquer pour rester debout ? » Des interrogations qui résonnent bien au-delà du cas Navalny. Elles nous concernent toutes et tous.

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Alexeï et Yulia, Sabrina Kouroughli et Gaëtan Vassart © Compagnie La Ronde de Nuit

[1] Les agents Novitchok (du russe : новичок, nouveau venu) sont un ensemble d'agents innervant : un poison du système nerveux qui bloque la transmission des informations nerveuses jusqu'aux organes. Développés par l'Union soviétique dans les années soixante-dix et quatre-vingt puis par la Russie au moins jusqu’à aujourd’hui.

[2] Alexeï Navalny, Patriotes, Paris, Robert Laffont, 2024, 528 p.

[3] Benoit Viktine, « Alexeï Navalny, de l’engagement au sacrifice », Le Monde, 16 février 2024, https://www.lemonde.fr/disparitions/article/2024/02/16/alexei-navalny-de-l-engagement-au-sacrifice_6216957_3382.html

[4] Groupe féministe d'origine ukrainienne, fondé à Kiev en 2008 par Anna Hutsol, Oksana Chatchko et Oleksandra Chevtchenko. Le mouvement est actuellement représenté dans huit pays. Sa présidente au niveau international est Inna Chevtchenko.

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Alexeï et Yulia, Sabrina Kouroughli et Gaëtan Vassart © Compagnie La Ronde de Nuit

« ALEXEÏ ET YULIA » - texte, mise en scène et jeu Sabrina Kouroughli et Gaëtan Vassart, conseil dramatique Marion Stoufflet, lumières Erik Priano, son Christophe Séchet. Production : Compagnie La Ronde de Nuit. Coréalisation : Théâtre des Halles – Festival d’Avignon 2025. Avec le soutien : du Fonds Haplotès; du Carreau du Temple à Paris (résidence); de la LICRA en Avignon.

Du 5 au 26 juillet 2025 à 14h,

Théâtre des Halles Chapelle Sainte-Claire
4, rue Noël Biret
84 000 Avignon

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