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Commissaire associée au Transpalette de Bourges depuis septembre 2018, Julie Crenn donne une nouvelle impulsion à l'exposition estivale en proposant de réunir un duo d'artistes, de génération et de popularité différentes, permettant à l'un.e de bénéficier d'une visibilité plus large, offerte par la notoriété de l'autre. Noël Dolla (né en 1945 à Nice où il vit et travaille) et Delphine Trouche (née en 1982, vit et travaille à Paris) inaugurent ce premier été en présentant un ensemble d'œuvres produites majoritairement pour l'occasion, exception faite de certaines pièces historiques de Noël Dolla, permettant de restituer la carrière d'un artiste qui a pris soin de se tenir à l’écart des codes qui régissent la création picturale dominante. C'est aussi l'occasion de renouer avec les artistes en résidence. Delphine Trouche a été invité à créer in situ au printemps dernier, en amont de l'exposition, bénéficiant d'un espace de travail spécifiquement aménagé au sein du Transpalette, devenant la première résidente plasticienne depuis la réouverture du centre d'art en octobre 2016, après sa rénovation. Les deux artistes entretiennent un rapport politique à la peinture. Delphine Trouche travaille des matériaux très pauvres, allant à l'encontre de ce que l’on pourrait appeller la peinture bourgeoise. Elle reprend les codes de la peinture moderniste, plus particulièrement ceux du mouvement Supports/Surfaces dont Noël Dolla fut l'un des représentants, même s'il ne peut être enfermé dans cette seule case. Le mouvement, qui, avec les nouveaux réalistes, Fluxus et groupe 70, constitue l'école de Nice – ainsi nommée en opposition à l'école de Paris –, prône une peinture affranchie du pinceau, de la toile et du châssis, se révélant dans l'empreinte et le pliage. Fondé par l'artiste montpelliérain Vincent Bioulès, autour de Claude Viallat, Noël Dolla, Daniel Dezeuze, Jean-Pierre Pincemin et quelques autres, Supports/Surfaces, né avec sa première exposition "Peinture en question" qui se tient à l'Ecole spéciale d'architecture de Paris au printemps 1969, va être éphémère. Très vite en effet des dissensions se manifestent entre les membres du groupe et, dès le 14 juin 1971, un tract rédigé à l'initiative de Jean Clair et signé par Noël Dolla, André Valensi, Claude Viallat, Toni Grand..., est distribué au Théâtre national de Nice, prenant "acte de la désintégration du Groupe Supports / Surfaces", dressant le bilan de ses expositions.

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Faire, défaire, refaire: dépasser la peinture

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En s’ouvrant avec le "grand étendoir" (1967-99), œuvre-manifeste de Noël Dolla à travers laquelle il se déclare peintre, l'exposition prend le parti de la révolte de la peinture, sinon de son insurrection du moins de son insoumission aux dogmes d'un art bourgeois qui, à force de torpeur, tourne au pompiérisme. La fin des années soixante est le théâtre d'une remise en cause radicale de tout un ensemble de normes qui régissent les sociétés occidentales. Au "Summer of love" américain de 1967 répond le soulèvement de mai 68 en France et plus largement en Europe. Ces interrogations traversent le domaine artistique. Un regard critique questionne la création plastique, tout particulièrement picturale, depuis le geste premier de peindre jusqu’au rejet de sa marchandisation. Contrairement aux artistes minimalistes américains qui reformulent la peinture tout en restant dans le marché de l'art, les Français refusent tout compromis : l'art, pour être libre et ainsi se dépasser, ne doit souffrir d'aucune inféodation au marché qui l'entraînerait inévitablement vers une spéculation aliénante et donc dans une impasse créative. Elève de Claude Viallat entre 1964 et 1966 à l'école de Nice, Noël Dolla est sensibilisé au dépassement de la peinture, piochant, pour composer son vocabulaire formel, dans les éléments de sa vie quotidienne : torchons, plumes ou serpillères comme celles qui ornent le "grand étendoir" sont autant d'intrus dans la peinture, d'excroissances misérables, coupables d'un crime comparable à celui de lèse-majesté depuis que ses praticiens ont été érigés en maîtres sacrés avec l'invention de l'Académie royale sous le règne de Louis XIV. Dolla développe une pratique picturale singulière, composant des œuvres qui lorgnent du côté ménager, se libèrent du châssis pour tendre vers une forme sculpturale. Peindre devient alors teindre. "Le 14 décembre 1967 j’ai rompu avec la toile et le châssis au sens classique du terme, dans ce geste un peu iconoclaste de briser le châssis pour en garder deux montants, donc un étendoir. La toile étant libérée, il est devenu techniquement plus facile de teindre que de peindre. Peindre implique toujours un enduit préalable, une tension, que l’on peigne à la tempera ou que l’on peigne à l’huile. Le fait de se libérer du châssis permet la teinture et interdit l’épaisseur. De la peinture on passe à la teinture parce que l’on a cette possibilité de rouler, de plier, de tremper, et puis de reteinter et à la limite de faire bouillir. On se retrouve du côté du ménager, dans des gestes que faisaient les teinturières ou les femmes à la maison, gestes éliminés par le temps[1].". S'il utilise la teinture comme la peinture, la grande fragilité de la première détermine un autre rapport aux œuvres, radical dans l'acceptation de leur existence éphémère, du fait de leur disparition programmée (les pièces teintes destinées à être exposées en extérieur) comme sur le plan de leur conservation (dans la nécessité de teindre et reteindre régulièrement les pièces muséifiées qui deviennent alors des fétiches factices, l'imitation remplaçant l'original chaque fois un peu plus).

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Delphine Trouche, elle, n'est pas issue de l'école de Nice, n'a pas été l'élève de Dolla à la Villa Arson où celui-ci a enseigné pendant plus de trente-cinq ans après pourtant y avoir été renvoyé lorsqu'il était étudiant. Elle se forme à l'Ecole nationale supérieure d'arts de Bourges, puis en Allemagne et à Avignon. Elle semble pourtant lui emboiter le pas, s'inscrivant dans son sillon. Ses préoccupations formelles rejoignent un engagement politique aux antipodes d'un certain conformisme artistique. Participant au Salon de Montrouge en 2014, elle se définit, dans la courte vidéo de présentation à laquelle se soumettent les artistes sélectionnés, de la façon suivante: "Je suis une artiste française, femelle. Je fais de la peinture pas trop ringarde, enfin j'essaye. J'ai fait mes études en Allemagne, parce que là-bas la peinture c'est mieux !" précisant que la sienne "est un peu raide" mais que ses performances le sont plus encore. La jeune femme a du caractère. Le terme de "femelle" laisse déjà deviner, non sans une ironie grinçante, son féminisme. Son goût pour les matériaux pauvres est tangible dès les premières œuvres montrées au rez-de-chaussée où deux grandes peintures sur papier récupéré - toutes ses oeuvres sont élaborées à partir de matériaux déjà utilisés qu'elle recycle - monochromes bleus se faisant pendant, sont agrémentées de tarlatane, un ruban de toile enduit d'un adhésif puissant, et de points correspondant pour l'artiste à l'un des premiers gestes que l'on réalise lorsque l'on tient un stylo. Ils constituent le début de la ligne. Le diptyque cohabite avec une toile de Noël Dolla extraite de la série "Snipers" qui apparait comme l'archétype, le modèle de la pensée de l'artiste, interrogeant la pratique picturale (ici une arme redoutable, un "débouche chiotte" ultra puissant) pour mieux révéler la part politique dans son œuvre. Commencée le 14 mai 2018, cette série qu'il surnomme "Mes fleurs du mal" fait référence aux nombreux assassinats perpétrés ce même jour en Palestine. L'image, qui rappelle en effet une forme florale, prend une toute autre connotation, bien plus douloureuse, lorsque l’on comprend qu'elle est réalisée par projection, la peinture étant expulsée du manche à air comprimé, le "débouche chiotte", exactement comme une balle l'est du canon d'un fusil.

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Au centre de ce premier espace est installé un tapis imprimé, œuvre polysémique de Delphine Trouche qui renvoie à la spiritualité et au nomadisme, sur lequel sont posées des chaussures, celles que portait intentionnellement l'artiste lorsqu'elle a rencontré Noël Dolla, à l'occasion du vernissage de l'une de ses expositions. Les boules dorées ne sont donc pas anodines. On retrouve, au premier étage, des tapis peints ou imprimés, faisant référence au Caodaïsme, religion syncrétiste fondée en 1921 dans le sud du Viêt-Nam actuel, qui compte aujourd'hui plus de cinq millions de membres. Elle rassemble un mélange d'éléments pris dans diverses cultures religieuses ou sociétales. Ses étonnants guides spirituels, représentés de façon très "pop", surprennent le non initié. Ils comptent parmi eux notamment Jésus, Mahomet mais aussi Victor Hugo, Jeanne d'Arc, Lénine ou Louis Pasteur. L'ensemble de tapis se veut d'inspiration Caodai. L'œuvre est participative et a impliqué l'ensemble du personnel du centre d'art. Tout près, un corpus d'entretiens vidéos interroge la désobéissance à travers le portrait de femmes membres d'une association de Volley-ball LGBT+. Dans un renfoncement, "Expliquer l'espace-temps à des porcs", ready-made trouchien, présente une carte postale éditée par la confrérie de Saint-Eloi dont l'emblème est une fleur. Elle fait partie d'une série montrant des hommes munis d'outils, en train de percer des fleurs. Cette découverte fortuite sur un marché apparait comme une déconstruction de la masculinité qui ne manque pas d'humour. A l'étage supérieur, les "snipers", de Noël Dolla sont ici exécutés ici sur toiles ou sur objets. Chaque pièce est tamponnée "14 mai 2018". Elles entrent en résonance avec l'installation de boules de pêche tissée dans le vide formant la grande cage centrale. Reprenant les couleurs du drapeau palestinien, l'œuvre s'intitule "mille boules". La série des "snipers" se prolonge dans l'escalier. Exécutés pour l'exposition à même le mur, c'est sans doute à cet endroit qu'ils prennent le plus leur dimension tragique. Impossible ici d'y voir des fleurs.

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Une peinture de la dissidence

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Chez Noël Dolla comme chez Delphine Trouche, l'acte de peindre autrement est politique. Il apparait nécessaire et même vital. La peinture n'est pas ici profession mais engagement. Le geste est alors compris comme une prolongation de leur pensée qui passe par l'action du corps. L'engagement est aussi physique. La dissidence est un combat. Ce dépassement en jeu dans la redéfinition constante qu'ils proposent du médium, "l’irrépressible envie d’aller voir ailleurs dès qu’une technique (ou une forme) commence à ‘prendre’" pour reprendre les mots de Guy Scarpetta lorsqu'il évoque la carrière de Noël Dolla[2] entre en symbiose avec une vie choisie, répondant à une conscience politique élevée au rang de profession de foi. En attribuant sa carte blanche estivale à Julie Crenn, la Box, galerie de l'Ecole nationale supérieure d'art de Bourges, se fait l'écho des préoccupations à l'oeuvre dans l'exposition du Transpalette. La commissaire y présente les œuvres de douze peintres, six femmes, six hommes, choisis à partir d'une trentaine de noms pré-sélectionnés par Dolla et Trouche, ébauchant un panorama de la dissidence picturale contemporaine. "One way or another", exposition collective dont le titre est emprunté à la célèbre chanson du groupe Blondie, reflète les questionnements artistiques qui habitent Noël Dolla et Delphine Trouche. Transgénérationnelle, protéiforme, multiculturelle, l'exposition est bâtie sur un système reposant autant sur des alliances plastiques qu'humaines. Les artistes invités ont en commun le rejet d'une vision élitiste de l'art, cherchant la liberté dans l'affranchissement des catégories ultra hiérarchisées qui caractérisent d’ordinaire la peinture, parfois en les subvertissant de l'intérieur comme dans les toiles de Giulia Adreani, parfois en nommant directement sur la toile, l'extrême violence des décideurs du monde, comme lorsque Karim Ghelloussi représente sur une large peinture sur bois, Christine Lagarde, alors Directrice du Fonds Monétaire International, entourée de quatre enfants noirs africains tout sourire, image parfaite de la bienveillance occidentale sur l'Afrique, immédiatement balayée par le titre même de l'oeuvre "Le livre de la jungle. Sans titre" (2018). L'artiste critique les actes des responsables politiques, dans leur manipulation des images, dénonçant ici l'utilisation d'enfants, involontaires serviteurs de leur popularité. La représentation en rappelle une autre pour le moins troublante, dans laquelle Christine Lagarde, tailleur rose pale, s'essaie, lors d'un déplacement à Yaoundé au Cameroon en 2013, à une danse tribale qu'interprètent en son honneur les enfants d'un orphelinat. Cette seule image semble rassembler en elle tous les inconscients hérités - refoulés - du colonialisme, y compris, à travers les stéréotypes toujours en vigueur, la part entendue d'un racisme latent. D'une manière ou d'une autre, par leur pratique plurielle de la peinture, les douze artistes invités en repoussent un peu plus les frontières, déconstruisant ses marges dans chacune de leurs oeuvres. Ils incarnent cette résistance de la peinture contemporaine, insufflant du désordre dans l'ordre pictural établi, pour inventer une peinture anticonformiste. L'exposition s'envisage alors aussi dans la transmission, la dissidence en héritage. "Dire que je suis peintre, c'est ma fierté. ", affirme Noël Dolla." Être un jour reconnu comme le perpétuel mutant d'une pratique conceptuelle de la peinture sera mon honneur."
[1]Béatrice Martin, "Teindre n'est (-ce) pas peindre", Entretien avec Noël Dolla, Pratiques picturales, 03/2016
[2]Guy Scarpetta, "L'exigence d'invention" in Noël Dolla: Entrée libre mais non obligatoire, Paris, BlacJack, Nice, Villa Arçon, 2015.
“Dissident.e.s Noël Dolla et Dephine Trouche”, Commissariat artistique de Julie Crenn, jusqu’au 14 septembre 2019.
Du mercredi au samedi, de 14h à 19h, visites guidées le 1er samedi du mois à 15h.
LE TRANSPALETTE Centre d’art contemporain
Emmetrop, l’Antre-peaux 24-26, route de la chapelle
18 000 BOURGES