Agrandissement : Illustration 1
« Héritage » s’ouvre sur un geste simple, presque domestique : une table, quelques chaises, des objets du quotidien éparpillés – une machine à coudre ancienne, des photos jaunies, un peigne usé –, et des protagonistes déjà sur scène avant même que les premiers spectateurs n'entrent dans la salle de spectacle. Jo Libertiaux, coiffeuse à la retraite née en 1945 dans une Belgique d’après-guerre encore marquée par les cicatrices de l’Occupation, et son fils Cédric, benjamin d’une fratrie de quatre, acteur, auteur et metteur en scène qui, d’une voix claire et complice, expose les origines de cette création. « Maman, j’ai peur de te perdre, je veux ‘essayer’ », lui dit-il. « Je cherche avec ce spectacle, à te rendre hommage avant que tu ne sois plus là, avant que mon monde ne change parce que je pense que lorsqu’une mère meurt c’est une partie du monde qui meurt[1] ». Ce soir nous est contée une vie. Non pas celle d’une héroïne de tragédie, mais celle d’une femme ordinaire dont les choix minuscules ont sculpté l’histoire intime d’une famille, d’un pays et d’une époque. Le récit n’est pas linéaire comme un roman, mais circulaire, tissé de va-et-vient entre le présent du plateau et les échos du passé. Jo, assise à la table centrale, commence par son enfance dans les années cinquante à Namur, au sein d’une Belgique en reconstruction dans laquelle les femmes comme elle, issues d’un milieu modeste, apprennent tôt que la liberté se conquiert en silence. À treize ans, elle se retrouve à la une d’un journal local, Vers l’Avenir, au premier rang d’un concert de Johnny Hallyday – un moment de joie fugace, un éclat rock’n’roll dans la grisaille d’après-guerre. L’école, trop étroite pour ses rêves, cède vite la place à un apprentissage en coiffure : « on rend les femmes belles. Et aussi, les femmes qui viennent te racontent leurs problèmes, leurs histoires, leurs secrets et moi j’aime bien ça et j’aime bien parler », confie-t-elle et déjà, Pauline Sikirdji, musicienne et mezzo-soprano, omniprésente, glisse une note de piano mélancolique, comme un fond sonore à ces souvenirs.
Agrandissement : Illustration 2
Le personnel est politique
À dix-huit ans, en 1963, Jo se marie, non par amour fou, mais paradoxalement afin d’acquérir un semblant de liberté, échapper à une famille étouffante. Le mariage, dans les Trente Glorieuses belges, est un contrat social qui promet stabilité, maison et enfants. Il y aura quatre naissances en dix ans, dont Cédric, le benjamin. Sur scène, il se travestit alors pour la première fois. Une robe rouge de soirée, une perruque, et il devient Jo jeune, mimant les gestes quotidiens de sa mère, de se maquiller à repasser une chemise ou coiffer une cliente. « Ça va, je suis bien ? », lance-t-il à Jo qui acquiesce. Ces interruptions, ces accords et désaccords tendres, font du récit un dialogue vivant dans lequel la mémoire n’est pas figée mais négociée. Puis vient le temps du divorce, en 1982, un séisme discret dans la société de l’époque[2]. Mère célibataire, Jo élève pratiquement seule ses enfants, jonglant entre le salon de coiffure, les fins de mois difficiles et les jugements des voisins. « En quittant mon mariage, ma maison, j’avais aussi abandonné mon salon de coiffure » explique-t-elle. « Je devais tout reconstruire ». Six mois après son divorce, Jo ouvre son deuxième salon qui rencontre tout de suite sa clientèle. Les années quatre-vingt défilent. La pilule, l’avortement, elle aurait bien aimé mais le second n’a été légalisé en Belgique qu’en 1990.
Agrandissement : Illustration 3
La scène s’illumine d’une lumière chaude, presque complice, tandis que Pauline Sikirdji entonne une chanson des années soixante-dix, un tube pop qui masque les larmes. Le récit culmine dans les années quatre-vingt-dix et 2000. Jo, à la retraite, veille sur ses enfants adultes, dont Cédric qui a fait le choix du théâtre. L’héritage n’est pas que biographique. Il s’ouvre sur le politique. Les projections vidéo de Coralie Denooz, composées d’archives réelles, de photos de famille, superposent l’intime à l’universel. La fin, sans pathos, boucle sur un rire partagé, laissant le public avec cette interrogation : De quoi héritons-nous, au-delà des objets, sinon les combats inachevés ?
Agrandissement : Illustration 4
Mettre en scène l’infra-théâtre
Cédric Eeckhout, fidèle à son esthétique hybride, signe ici une mise en scène épurée. Une table servant d’autel domestique, jonchée d’objets personnels de Jo, ancre le plateau dans le réel. Les travestissements de Cédric, à la fois ludiques et poignants, ne versent pas dans le cabaret. Ils sont un pont, une incarnation poétique qui fait surgir l’universel du geste le plus intime. La présence de Pauline Sikirdji, au piano et à la voix, sert de fil rouge. Ses interventions tissent l’émotion sans l’alourdir, transformant le récit en une sorte de berceuse collective. Si cette économie « infra-théâtrale », inspirée d’Annie Ernaux, reste parfois trop lisse – les projections et les changements de costumes illustrent plus qu’ils ne dérangent, et la distance mère-fils, si complice, prive l’ensemble d’un inattendu plus vif – on peut néanmoins y voir une force, un théâtre qui protège sa non-actrice, Jo, tout en la libérant. « Ma mère est devenue comédienne, je l’ai faite entrer dans la famille que j'ai choisie[3] » indique Cédric Eeckhout.
Agrandissement : Illustration 5
Virtuose du transformisme, il passe de la tendresse filiale à l’ironie politique avec une aisance qui frôle la grâce. Mais c’est Jo Libertiaux, à près de quatre-vingts ans, qui porte la pièce. Non-actrice, elle n’imite pas, elle est. Ses silences, ses rires spontanés, percent l’écran de la fiction, rappelant que le théâtre respire dans l’inattendu, l’accidentel, l’imprévu qui est l’essence même de la vie. Pauline Sikirdji, troisième voix, apporte une douceur contrapuntique. Ses chansons, entre joie et mélancolie, élargissent le duo en trio, ouvrant la possibilité d’un chœur familial. Ensemble, ils forment une alchimie exceptionnelle. Le courage discret de Jo, femme divorcée, ouvrière et survivante, devient un manifeste pour les héroïnes ordinaires. Ce qui fait de la pièce une œuvre importante, c’est sa capacité à entrelacer l’intime et le collectif, à faire dialoguer la petite et la grande histoire. Les « vies de rien sont faites pour faire avancer l’histoire[4] » confie le metteur en scène. À travers Jo, la pièce fait un portrait de femme de sa génération, celle des Trente Glorieuses, des baby-boomers productivistes, implicitement féministe car en quête d’émancipation, divorcée et consommatrice innocente, accumulant des biens et des rêves qui préfigurent nos crises écologiques. Cédric Eeckhout, en la questionnant, ne juge pas. Il hérite, transforme, et élabore un antidote à notre ère de ruptures avec ce spectacle qui panse le passé pour imaginer l’avenir, entre humour absurde et émotion brute. L’héritage n’est pas un fardeau mais un pont vers une joie partagée.
Agrandissement : Illustration 6
« Héritage » possède la sincérité d’un théâtre qui, loin des excès, nous ramène à l’essentiel, à ces mères qui, sans le savoir, ont forgé nos libertés. Avec cette pièce, Cédric Eeckhout signe un autoportrait croisé, déclaration d’amour filial et plaidoyer pour les invisibles, qui transforme la scène en un salon de coiffure universel, lieu de confidences, de métamorphoses, de résistances quotidiennes. Gorgé d’espoir, drôle et touchant, ce pas de deux nous augmente le cœur. Face à notre propre héritage : qu’allons-nous transmettre dans ce monde en crise ? Cet enchantement ordinaire nous rappelle que le théâtre est justement un espace où l’on affronte, ensemble, entre générations, les controverses de l’humanité.
Agrandissement : Illustration 7
[1] Les citations sont extraites de Cédric Eeckhout, Héritage, version du texte datée du 23 janvier 2025.
[2] Le divorce était alors rare et considéré comme une déviance, moins banalisé qu’aujourd’hui. C’est l’époque de Kramer contre Kramer, film américain de Robert Benton (1979).
[3] Propos extraits de l’émission radiophonique L’Avant-scène, France Culture, 8 mars 2025, https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/l-avant-scene/l-avant-scene-emission-du-samedi-08-mars-2025-4747564
[4] Cité dans Marie Baudet, « "Héritage": hommage théâtral à une mère courage, héroïne silencieuse, flamboyante et bien vivante », La Libre Belgique, 17 octobre 2023, https://www.lalibre.be/culture/scenes/2023/10/17/heritage-hommage-theatral-a-une-mere-courage-heroine-silencieuse-flamboyante-et-bien-vivante-FKOQVIW62VHOFG5OX3PCYSVCBI/
« HÉRITAGE » - écriture et mise en scène Cédric Eeckhout, avec Cédric Eeckhout, Jo Libertiaux et Pauline Sikirdji, assistante et collaboratrice Eulalie Roux, dramaturgie Nils Haarmann, scénographie et costumes Bastien Poncelet, perruques et coiffures Édith Carpentier, régie générale Olivier Arnoldy, création lumière Antoine Fiori, régie lumière Mehdi Igoud, régie son Benjamin Devillers, travail vidéo Coralie Denooz, construction des décors Ateliers du Théâtre de Liège, confection des costumes Ateliers du Théâtre de Liège, production Théâtre de Liège, DC&J Création, coproduction Théâtre Varia, Théâtre les Tanneurs, Théâtre Dijon Bourgogne CDN et Les Théâtres de la Ville de Luxembourg, soutien Tax Shelter du Gouvernement Fédéral de Belgique, Inver Tax Shelter, création en octobre 2023 au Théâtre de Liège, vu le 12 mars 2025 à La Commune CDN Aubervilliers.
23 septembre 2025, au World Theatre Festival, Zagreb, CRO,
14 octobre 2025 au L'hexagone, Scène nationale, Meylan (38),
14 novembre 2025 à Centre culturel Juliobona, Lillebonne (76),
6 décembre 2025, aux Théâtre de la Nacelle, Aubergenville (78),
Du 21 au 22 mars 2026 au Teatro Strochi, Modène, IT.
Agrandissement : Illustration 9