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Billet de blog 22 décembre 2022

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William Morris, la révolution Arts & Crafts

À Roubaix, La Piscine poursuit son exploration des liens étroits qui unissent artistes, artisans et intellectuels en Grande-Bretagne en invitant les visiteurs à la rencontre de William Morris pour sa première rétrospective en France. Décorateur, peintre, écrivain, militant socialiste, touche-à-tout de génie, il joua un rôle essentiel dans la reconnaissance des arts appliqués.

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Illustration 1
William Morris par Abel Lewis, imprimé par James Edward Bruton (Brunton) platinotype carte du cabinet, avril 1880. NPG x3723. © National Portrait Gallery, Londres (CC BY-NC-ND 3.0)

Difficile à croire mais le Britannique William Morris (1834-1896) n’avait encore jamais bénéficié d’une exposition monographique en France. La Piscine à Roubaix répare cette anomalie en présentant « William Morris, l’art dans tout », tant l’œuvre de ce visionnaire a fortement marqué son époque : l’Angleterre victorienne de la fin du XIXème siècle, et influencé les suivantes. William Morris est l’initiateur des théories de l’art dans tout et de l’art pour tous. En réaction à l’industrialisation et la déshumanisation des savoir-faire artisanaux, il va poser les bases de ce que l’on appellera plus tard « Arts & crafts ». Roubaix partage une histoire commune en raison de son industrialisation dès 1830. En 1902, le premier conservateur du musée, Victor Champier, rédige un manifeste en faveur d’un musée des arts décoratifs construit sur le modèle le Victoria & Albert Museum de Londres. Pour l’exposition, la scénographie, volontairement immersive, a été pensée suivant le concept de la maison victorienne. Les visiteurs plongent ainsi littéralement dans l’univers de William Morris, jusqu’au lettrage puisque le musée s’est porté acquéreur des trois polices que Morris a inventées. Le parcours commence avec les « Nouvelles de nulle part » publiées en 1890 et qui est considéré comme le premier livre de science-fiction.

Illustration 2
Vue de l'exposition William Morris : L'art dans tout, La Piscine Musée d'art et d'industrie André Dirigent, du 8 octobre 2022 au 8 janvier 2023 © Ville de Roubaix

Hyperactivité et goût du Moyen-Âge

L’homme est pétri de paradoxes et de vies différentes. Il nait en 1834 à Elm House, Walthamstow, Essex – aujourd’hui borough londonien de Waltham Forrest –, dans une famille bourgeoise aisée, d’un père, William Morris, d’origine galloise travaillant comme agent de change à la City de Londres, et d’une mère, Emma Shelton, professeure de musique. Troisième enfant du couple et premier garçon, il sait lire à trois ans, lit Walter Scott[1] à cinq – particulièrement les Waverley Novels qui forgent son goût pour le Moyen-Âge et l’incite à lire la légende arthurienne –, étudie le grec, le latin, le français. Il a six ans lorsque sa famille s’installe dans le vaste domaine de Woodford Hall en 1840. Il a la liberté totale de parcourir la campagne avec son poney et mène une vie en plein air, apprenant de l’observation de la nature dans la forêt d’Epping. Son éducation est faite de cours particuliers à domicile avec ses sœurs et non pas au pensionnat comme de coutume. Très tôt, il est persuadé que ce qui va détruire l’Angleterre c’est l’industrialisation. Toute sa vie, il va œuvrer à redonner des qualités esthétiques aux objets, y compris les plus usuels. Il a treize ans à la mort de son père. Il hérite de sa fortune. Il entre en 1848 à l’internat de Marlborough College. Élève médiocre, il est confié à un tuteur privé à Noël 1851 dans le but de le préparer à l’entrée à l’université. En 1853, étudiant en théologie à l’Exeter College d’Oxford, il se lie d’amitié avec Edward Burne-Jones (1833-1896), une amitié qui durera toute leur vie. Il affectionne la lecture de John Ruskin (1819-1900), surtout les « pierres de Venise » et la « Bible d’Amiens[2] ». Il visitera en 1855 avec Burne-Jones les cathédrales du nord de la France, Bruges et les musées de Gand.

Illustration 3
Vue de l'exposition William Morris : L'art dans tout, La Piscine Musée d'art et d'industrie André Dirigent, du 8 octobre 2022 au 8 janvier 2023 © Ville de Roubaix

Fraternité préraphaélite

En 1848, alors que l’Europe est sous le joug de soulèvements révolutionnaires, l’Angleterre connait une période relativement prospère. John Everett Millais (1829-1896), Dante Gabriel Rossetti (1828-1882) et William Holman Hunt (1827-1910), trois étudiants à la Royal Academy de Londres, s’insurgent contre une toile de Raphaël : « La Transfiguration » dont Hunt écrit dans ses mémoires : « Nous la condamnions pour son mépris grandiose de la simplicité et de la vérité, la pose pompeuse des apôtres et l’attitude du Sauveur[3] ». Par réaction, ils créent la confrérie préraphaélite prenant pour modèle la peinture des Primitifs flamands et italiens. Morris et Burne-Jones abandonnent leurs études de théologie au retour de leur voyage, le premier sera architecte, le second peintre. Morris découvre les préraphaélites en 1856 par l’intermédiaire de Dante Gabriel Rossetti. Cette rencontre va déterminer son orientation vers les arts décoratifs, comme créateur mais aussi comme promoteur. Morris entre dans l’atelier de l’architecte George Edmund Street (1824-1881) et rencontre Jane Burden (1839-1914) qui, avec Elizabeth Sidall, est l’artiste, la muse et le modèle qui incarne l’idéal de la beauté de la fraternité préraphaélite. Ils se marient en avril 1859. Pour elle, il dessine et construit la même année, tel un cadeau de mariage, la Red House avec Phillip Webb (1831-1915) rencontré dans l’atelier de George Edmund Street, qui va devenir à elle-seule le manifeste Arts & Crafts. Morris qualifie lui-même la maison de « palais des arts[4] ». Elle est décorée par le couple et leurs amis formant une communauté d’artistes au service du projet avec un seul mot d’ordre : « vivre dans la beauté[5] ». Morris achète un terrain au sud-est de Londres, en direction de Canterbury : Bexley. Il loue toutes les maisons possibles aux alentours ainsi que les granges et y installe les guildes dans lesquelles il réunit les meilleurs artisans. Ses deux filles naissent dans la maison. Il va par la suite louer un manoir avant de prendre une maison dans Londres.

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Philipp Webb (1831-1915) pour Morris & Co Buffet Vers 1880, Paris, Musée d'Orsay © Photo RMN-Grand Palais (musée d’Orsay) / Gérard Blot

En 1861, il co-fonde la firme Morris, Marschall, Faulkner & Co. – qui deviendra Morris & Co. à partir de 1875 et perdurera jusqu’en 1940. Très tôt, on fait appel à elle pour restaurer les églises d’Angleterre. En 1886, l’Exter College d’Oxford commande une tapisserie sur le thème des rois mages. C’est la première tapisserie de la firme qui, devant le succès de la pièce, en réalise neuf versions au total. Celle présentée dans l’exposition est la septième. Elle fut commandée par Guillaume Mallet (1859-1945) pour son terrain de Varengeville sur lequel il fait bâtir par l’architecte britannique Edwin Luytens (1869-1944) la première et la seule maison dans le style Arts & Cratfs en France[6].

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Edward Coley Burne-Jones, Sir (1833- 1898), William Morris (1834-1896) et John Henry Dearle (1859– 1932) (dessins) pour Morris & Co., Adoration des Rois Mages, 1904, d’après un modèle créé en 1886 Tapisserie haute lisse, laine et soie sur trame en coton. H. 208 ; l. 165 cm Paris, musée d’Orsay © Photo Musée d’Orsay, Dist. RMN- Grand Palais / Patrice Schmidt

Les préraphaélites et, par la suite, les symbolistes, s’emparent de la légende arthurienne qui connait un succès croissant. Mais plus qu’Arthur, c’est la figure de Guenièvre, son épouse dans les romans de la Table Ronde, qui les intéresse. En 1857, William Morris a vingt-trois ans. Dans l’Angleterre victorienne patriarcale, il écrit « la défense de Guenièvre », texte dans lequel un auteur donne pour la première fois la parole à la reine Guenièvre. À travers elle, il critique les mœurs de son temps. En Angleterre à cette époque, si les hommes peuvent divorcer facilement, les femmes doivent invoquer vingt raisons pour prétendre au même droit. Le texte est illustré par une dessinatrice écossaise. À partir de là, les préraphaélites ne vont peindre plus que des femmes fortes, androgynes, dans des cadrages centrés.

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William Morris (1834-1896), Figure of Guinevere, Vers 1858 Aquarelle et graphite sur papier 1264 x 552 mm, Londres, Tate Britain © Tate Images credit

« Refuser une terre sans joie »

William Morris se passionne également pour la politique. Horrifié par l’industrialisation sauvage dont il fait une critique pionnière de l’écologie, il insiste sur l’importance du travail et de savoir ce qu’on fait. Il est aussi le précurseur des cités-jardins. Dans sa conception, l’idée de guilde[7] s’impose. Il veut produire les plus beaux objets qui seraient aussi les plus chers. Il a les moyens de payer correctement des artisans. Il s’engage très vite politiquement dans l’équivalent de la gauche actuelle, jouant un rôle essentiel dans l’émergence du courant socialiste britannique en créant avec Éléonore Marx en 1884 la ligue socialiste, qu’il finance entièrement. « Il fut longtemps difficile de prendre au sérieux la pensée politique de William Morris[8] » écrit Charles-François Mathis dans le catalogue qui accompagne l’exposition. « La  ‘conversion’ socialiste de Morris de 1883 en étonna plus d’un. Qu’allait donc faire ce chef d’entreprise dans des manifestations ouvrières parfois mouvementées ? [...] Un artiste aussi talentueux ne s’égarait-il pas en s’aventurant sur les chemins épineux de l’action politique ? » Ce serait bien méconnaitre la continuité de sa pensée, la force de sa réflexion, étonnamment actuelle. William Morris est un lecteur assidu du « Capital », qu’il annote. Dans un article d’avril 1894 paru dans Justice, il déclarait : « Outre le désir de produire de belles choses, la principale passion de ma vie a été et reste la haine de la civilisation moderne[9] ». C’est bien la beauté qui apparait comme le socle structurant de sa vie. Il cherche à la produire, la protéger, la diffuser.

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Edward Coley Burne-Jones, Sir (1833- 1898) Lady Frances Balfour Huile sur toile. H. 70,2 ; l. 39,5 cm, Nantes, Musée d’arts © Photo RMN-Grand Palais (musée d’Orsay) / Gérard Blot

Première rétrospective dans un musée français, « William Morris, l’art dans tout », a le mérite de mettre en lumière, en une centaine d’œuvres, un homme qui inspirera nombre de courants artistiques dans le monde durant tout le XXème siècle. Il serait simpliste de réduire William Morris uniquement à sa carrière artistique. Féministe, écologiste, l’érudit hyperactif meurt d’épuisement en 1896. « Passionné d’histoire et de justice sociale, parallèlement à sa vie d’entrepreneur et de dessinateur, William Morris sera un passeur culturel, un visionnaire, un homme aux engagements forts, sans compromissions[10] » écrit dans le catalogue Sylvette Botella-Gaudichon, la commissaire de l’exposition qui, il y a maintenant treize ans de cela, organisait à La Piscine l’exposition « Conversation anglaise. Le groupe de Bloomsbury ». Roubaix, en poursuivant son investigation outre-Manche par l’intermédiaire de son musée, retrouve l’heure anglaise.

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Vue de l'exposition William Morris : L'art dans tout, La Piscine Musée d'art et d'industrie André Dirigent, du 8 octobre 2022 au 8 janvier 2023 © Ville de Roubaix

[1] Auteur d’Ivanhoé et de Rob Roy, Walter Scott (1771-1832) est le précurseur du roman historique moderne, ainsi que de la culture des Hautes-Terres de l’Ecosse. Il va jusqu’à rétablir l’usage du kilt et du tartan en les portant. Il est à l’origine de la redécouverte du Moyen-Âge au XIXème siècle à travers ses romans.

[2] Ouvrage du critique d’art et sociologue anglais John Ruskin paru en 1884 et traduit en français dix ans plus tard par Marcel Proust. John Ruskin, La Bible d’Amiens, Paris, Mercure de France, 1904

[3] William Holman Hunt, William Holman Hunt and his works : a memoir of the artist's life : with description of his pictures, Londres, James Nisbet & Co., 1860. Citation reproduite dans Laure Nermel, « Les préraphaélistes, enfants terribles de l’art anglais », The Conversation, 6 mai 2021, https://theconversation.com/les-preraphaelites-enfants-terribles-de-lart-anglais-158112 Consulté le 22 décembre 2022.

[4] Jean-Etienne Grislain, « The Red House : Maison de nulle part, Maisons de partout », William Morris, l’art dans tout, catalogue de l’exposition éponyme, La Piscine-musée d’art et d’industrie André-diligent, Roubaix, 8 octobre 2022, 8 janvier 2023, Éditions Snoeck, 2022.

[5] Ibid.

[6] Vendue en 2009 à Jérôme Seydoux avec obligation d’ouvrir le jardin au public.

[7] Au Moyen Âge, Association de secours mutuel entre marchands, artisans, bourgeois.

[8] Charles-François Mathis, « ‘Refuser une terre sans joie’ : les combats de William Morris », William Morris, l’art dans tout, op.cit.

[9] William Morris, « How I became a socialist », Londres, Twentieth Century Press, 1896 (réédition d’un article paru dans Justice, du 16 avril 1894).

[10] Sylvette Bottela-Gaudichon, « William Morris, une utopie réaliste », William Morris, l’art dans tout, op.cit., p. 7.

Illustration 9
Edward Coley Burne-Jones, Sir (1833- 1898) La Roue de la Fortune, 1877-1883 Huile sur toile. H. 259 ; l. 151,5 cm, Paris, musée d’Orsay © Photo RMN-Grand Palais (musée d’Orsay) / Gérard Blot

WILLIAM MORRIS L'ART DANS TOUT - Commissariat : Sylvette Bottela-Gaudichon, conservateur des collections et responsable de la programmation des expositions d'arts appliqués, La Piscine Musée d'art et d'industrie André-Diligent, Roubaix. Scénographie : Cédric Guerlus Goin Design.

Jusqu'au 8 janvier 2023, du mardi au jeudi, de 11h à 18h, nocturne les vendredis jusqu'à 20h, samedi et dimanche, de 13h à 18h.

La Piscine Musée d'art et d'industrie André-Diligent
23 rue de l'Espérance
59 100 Roubaix

Illustration 10
William Morris (1834-1896), Fruits, Papier peint. Modèle créé en 1865-1866. Extrait d’un volume de modèles de papier peint : « 25 Patrons de Morris and Co», volume 1, édité en Angleterre. Bloc imprimé en couleurs à la détrempe sur papier. H. 68,5 ; l. 53,3 cm Royaume-Uni, Londres, Victoria and Albert Museum © Photo Victoria and Albert Museum, London

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