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Billet de blog 23 mars 2025

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Avant l’aube la nuit

Périple musical, vocal et visuel dans un paysage immaculé ou plutôt la représentation de celui-ci, « L’hiraeth : une esthétique de l’effacement » prend la forme d’un voyage initiatique dans un monde qui n’est pourtant déjà plus. De cette poésie sonore pour voix, cordes et électronique imaginée par Loïc Guénin et Arthur H flotte une nostalgie triste et belle à la fois.

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Illustration 1
L'hiraeth © Alice Purgu/ Le Zef

À Nanterre, la maison de la musique organise son premier festival « Au cœur du son », pensé comme un voyage dans d'improbables paysages sonores, et a la bonne idée de faire son ouverture avec « L’hiraeth : une esthétique de l’effacement », concert-spectacle imaginé par Loïc Guénin et Arthur H. Les deux artistes se sont rencontrés autour de leur amour du son, de l’art et de la création lors d’une résidence de travail au milieu, à Sault, dans le Vaucluse, au pied du mont Vantoux, lieu de résidence de la compagnie Le Phare à Lucioles. Loïc Guénin compose la musique originale à partir du texte imaginé par Arthur H, un récit qui serait une aventure extraordinaire, celle de Vamir, un récit de port et de migration, inspiré de la vie rocambolesque du jeune mousse vendéen Narcisse Pelletier (1844-1894), qui n’a que quatorze ans en 1858 lorsque le navire sur lequel il se trouve, le Saint Paul, un trois-mâts de six cent vingt tonneaux, fait naufrage près de l’île Roussel, dans l’archipel des Louisiades, en Nouvelle-Guinée. Abandonné par l'équipage sur les côtes de la péninsule du Cap York en Australie, il vit une nouvelle vie heureuse parmi la tribu d'Aborigènes qui l’a recueilli, oubliant son français maternel et sa vie en France – coupé de tout contact avec le monde « civilisé » –, avant d'être redécouvert, dix-sept ans plus tard, par des Anglais qui vont l’arracher à sa terre d’adoption. Il est ramené malgré lui à sa famille en France, où il finit sa vie comme gardien de phare puis employé au port de Saint-Nazaire. Un article du Times daté du 21 juillet 1875 précisait : « Quand il fut retrouvé, il pouvait à peine parler français et la rapidité avec laquelle sa langue lui est revenue est remarquable. (…) Sa poitrine présente des scarifications formant deux lignes horizontales. Ces scarifications, dit-il, n’ont qu’une fonction esthétique et il en est fier ou du moins l’était-il. (...) Il dit qu’il aurait aimé rester avec les noirs[1] ». Mot gallois qui n’est traduisible dans aucune langue, « l’hiraeth » a une signification complexe et très nuancée. Il s’agit du fait de ressentir la nostalgie d’un lieu, d’une époque ou d’une contrée que nous n’avons jamais connu. On peut le résumer à une conscience de la présence de l’absence, alimentant un sentiment où la douleur et la joie sont entrelacées trop étroitement pour être démêler. Le mot rappelle le pouvoir de la résilience. Cette nostalgie de la maison, Narcisse Pelletier l’a donc éprouvé à deux reprises. « j’ai écrit l’histoire de Vamir, une jeune personne qui marche, qui s’enfuit et qui monte dans un bateau[2] » écrit Arthur H dans la note d’intention du spectacle. « Il y a une tempête, le navire s’échoue et Vamir est sauvé par trois femmes ». Il va être initié à la langue de cette communauté et à une cosmogonie ancienne, aux rites de passage. Il découvre la sensualité, la liberté et la vision. Mais une guerre gronde et il se battra avec sa nouvelle famille. « La guerre détruit tout et Vamir reprend sa marche, son mouvement perpétuel, avec l’Hiraeth qui l’assaille, dans la joie du souvenir et la douleur de la perte » raconte encore Arthur H.

Le spectacle compose une expérience sonore unique dans laquelle on suit le personnage de Vamir à travers ses errances, dans des territoires nouveaux, étranges et magnifiques, qui s’inventent dans les séries photographiques « esthétique de l’effacement » et « processing landscape » de Julien Lombardi, dont on a découvert le travail aux Rencontres d’Arles 2022[3]. Les images de très grand format habitent le plateau, prennent vie, articulent la scénographie. Elles s’éclairent, se transforment au rythme des jeux de lumière de Clémy Jardon, se déplacent, deviennent des imaginaires, des possibles, qui donnent corps à ce voyage initiatique. Au centre de la scène, le trio AnPaPié[4], extraordinaire trio féminin à cordes – violon, alto, violoncelle –, ajoute ici et pour la première fois, la voix aux instruments. Le musicien du duo NOORG, Éric Brochard, plutôt issu des musiques électroacoustiques et du noise donc, vient compléter la distribution, formant un duo avec Loïc Guénin qui confie aimer l’idée de croiser les styles. Le voyage initiatique de Vamir, être fantomatique explorant notre anthropocène, est aussi un voyage intérieur dans lequel nous cherchons à tout réinventer ensemble. Où atterrir ?[5] se demandait déjà en 2017 Bruno Latour.

« Un pas, un autre pas… », la voix rauque et lancinante d’Arthur H chante, psalmodie, ritualise, entraine le public dans la nostalgie d’un paysage qui n’est déjà plus, provoquant un mal du pays pour un endroit dans lequel, on le sait, on ne pourra jamais retourner, le lieu n’a peut-être même jamais été. « Écoute et reçois / Tu vas connaitre l’histoire / Ton histoire / L’histoire de qui tu es ». Lorsque la musique se fait son, bruit organique ou vacarme. Tout détruire dit-il. La guerre est là. Avant l’aube, la nuit. L’hiraeth n’est pas tout à fait intraduisible dans toutes les langues. En portugais, il pourrait être le synonyme de « saudade », ce sentiment de manque, de deuil. Pièce musicale hybride, « L’hiraeth : une esthétique de l’effacement » incarne ce mal du pays bercé de tristesse et de chagrin qui ronge le personnage dans ses pérégrinations au cœur d’espaces photographiques noyés dans les brumes. Après l’évanouissement du monde tel que nous le connaissons, se réinventer et imaginer ensemble le nouveau monde. Avant l’aube, la nuit.

Illustration 2
Une esthétique de l'effacement © Julien Lombardi/ Cie Phare à Lucioles

[1] Arthur Hamilton-Gordon, « Seventeen Years Among the Savages », The Times,‎ 21 juillet 1875, p. 5

[2] Feuille de salle, L’hiraeth, Le Zef Scène nationale de Marseille, 30 et 31 janvier 2025.

[3] Julien Lombardi, La terre où est né le soleil, Croisière, Rencontres photographiques d’Arles 2022, https://www.rencontres-arles.com/fr/expositions/view/1072/julien-lombardi

[4] Alice Piérot (violon), Fanny Paccoud (Alto), Eléna Andreyev (violoncelle).

[5] Bruno Latour, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, La Découverte, Petits cahiers libres, 2017, 160 pp.

« L'HIRAETH : UNE ESTHÉTIQUE DE L'EFFACEMENT » - Un spectacle musical de et avec : ELENA ANDREYEV - violoncelle, voix, ERIC BROCHARD - Laptop, patch max, LOÏC GUÉNIN - composition, percussions, claviers ARTHUR H - texte, voix, FANNY PACCOUD - alto, voix, ALICE PIÉROT - violon, voix et CLEMY JARDON - création et régie lumière THIERRY LLORENS - régie générale GILLES MALLEIN - régie son. PRODUCTION Cie Le Phare des Lucioles. COPRODUCTION Le Zef Scène nationale de Marseille

Le 21 mars 2025, dans le cadre du festival « Au coeur du son »,

Maison de la Musique
8, rue des Anciennes-Mairies
92 000 Nanterre

Illustration 3
Une esthétique de l'effacement © Julien Lombardi/ Cie Phare à Lucioles

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