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Billet de blog 27 octobre 2017

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Les mythologies contemporaines de Clément Cogitore

Révélation de l'année 2015 avec l'époustouflant premier film "Ni le ciel ni la terre", Clément Cogitore investit LE BAL avec un conte oriental dont la version cinématographique sort en salle le 1er novembre prochain. Il trouve un écho singulier dans le court-métrage "les Indes galantes" à voir actuellement à la Galerie Eva Hober et l'impose comme le faiseur des mythes contemporains.

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Illustration 1
Vue de l'exposition "Braguino ou la communauté impossible", Le Bal, Paris © Guillaume Lasserre

Passé par le Fresnoy - Studio national des arts contemporains, Clément Cogitore avait bousculé les codes du cinéma fantastique avec son premier long-métrage "Ni le ciel ni la terre". Il revient avec un moyen-métrage documentaire détonnant où le récit occupe une  place prépondérante. Avant de découvrir Braguino au cinéma le 1er novembre prochain, on peut en voir une version déstructurée au Bal. Ce projet de longue haleine a reçu l'an passé le premier prix Le Bal de la jeune création avec l'ADAGP. Braguino ou la communauté impossible reprend le film en le découpant en séquences et en y ajoutant des photographies, des objets souvenirs, pour mieux le présenter sous la forme d'une installation-monde. Il s'inscrit comme la version en creux du film, une proposition complémentaire et indispensable pour comprendre toutes les facettes de l'artiste. Enfin, sous le titre Uchronies, la Galerie Eva Hober montre plusieurs œuvres dont le court-métrage Les Indes galantes, commande de l'Opéra national de Paris, qui résonne étonnamment avec le film. 

 Campé dans un cadre idyllique, les premières images que l'on découvre au Bal semblent renvoyer à un temps originel. Clément Cogitore a longtemps interrogé la steppe russe. Au cœur de la Sibérie, où l'on trouve de nombreuses communautés Amish, regroupements de croyants qui se sont réfugiés là pour échapper à l'Eglise et à l'Etat, il finit par découvrir une bourgade assez paisible nommée Braguino. Fondée par Sacha Braguine cette communauté est une sorte d'Eden utopique à mille kilomètres de toute route, de tout village. Lors de son premier voyage en 2012, lui et son caméraman furent accueillis comme des amis. De simples coordonnées GPS faisaient office d’adresse et les guidèrent dans un petit paradis où l'homme se trouve en parfaite harmonie avec la nature. Pourtant, une barrière plantée au milieu du village semble faire figure de frontière. De part et d'autre les mêmes maisons se répondent en miroir. Il n'y a donc pas une seule communauté mais deux, aux Braguine d'un côté, correspondent les Kilinne de l'autre. On s'aperçoit vite que cette communauté harmonieuse est déchirée par une querelle de voisinage. On est saisi d’un malaise face à ce qui apparaît comme un trait humain inéluctable. Loin d’une société judéo-chrétienne régissant la bonne marche de ses sujets, la petite communauté idéale, que l’on croyait construite justement contre ces préceptes, reproduit la même mécanique.

Ce conflit quasi-biblique est larvé – on ne le voit pas de prime abord. La séquence de « l’ile aux enfants » est la seule interaction silencieuse entre ces deux clans : les regards qui se croisent entre l’une des petites filles et l’un des garçons des villages opposés renvoient inconsciemment aux Capulet et aux Montaigu, les deux familles dont la haine réciproque aura raison de l’amour de Roméo et Juliette. A l’origine, les enfants sont déposés sur l’ile avec des chiens loups pour les protéger des bêtes sauvages pendant que les hommes  partent à la chasse. La seule chose qui est provoquée pour les besoins du film est la venue des enfants de l’autre famille sur l’ile et les regards qu’ils s’échangent lorsqu’ils sont côte à côte. 

"J'ai rêvé deux fois qu'ils partaient, c'est après que tout a commencé" 

 La lecture de ces séquences – qui portent toutes un titre – présentées chacune sur un écran différent arborant une photographie au verso, mais aussi le travail sonore, tout ici respire le cinéma. Cogitore s’est autorisé seulement dix jours de tournage, plus auraient mis à mal l’équilibre de la rencontre où, plus on avance, moins les hommes (armés) tiennent debout. Pourtant, la dramaturgie monte crescendo, sans doute grâce au montage élaboré mais aussi au remarquable travail sur le son. Les scènes clefs du film ont été tournées en trois jours, par hasard. 

 Lorsqu’il prend conscience du conflit, Cogitore a en tête le film de Simone Bitton « Mur » mais l’impossible contact avec l’autre famille ne permettra pas ce double regard. Ici comme partout l’autre est un spectre sur lequel vont se projeter tous les maux de la société ; il attise la peur, engendre la paranoïa. L’autre aspire tous les conflits. Il est responsable de tous les malheurs du monde. 

 Il ne s’agit pas d’un documentaire anthropologique. Cogitore raconte une histoire. Il découvre lui-même son film en montant les rushs. Et l’on s’aperçoit avec lui que dans cette Sibérie qui est celle du bagne, à la nature hostile, seule une jeune femme est partie rejoindre la ville il y a une dizaine d'années. Après le tournage, Iván quittera lui aussi la communauté, le film l’ayant visiblement aidé à passer le cap. Sacha ne retient personne. Les enfants se divisent en deux groupes : ceux qui savent lire et ce qui ne savent pas. Ces derniers sont destinés à la chasse et deviennent les meilleurs chasseurs de la communauté. 

La dimension fantastique du récit lui donne un aspect de conte extrêmement simple. L’utilisation du hors-champ combiné à une musique de plus en plus présente participe de cette atmosphère. Une fois par an, toute la communauté se rend en ville pour vendre les zibelines que ses membres ont chassé au long de l’année passée. Tous ont donc connaissance de la ville. La communauté se reproduit en recherchant des femmes dans un rayon de sept cent kilomètres. Les hommes quittent les villages pour rencontrer leurs futures compagnes. Parfois elles quittent leur communauté pour celle de leur époux ; parfois ce sont les hommes qui restent dans la communauté des femmes. Aucune règle n’est préétablie ici. 

Mais ce monde n’a pas réussi à se partager. Tout est à vendre quand on a de l’argent et des armes. Comme dans les westerns, les indiens perdent inévitablement. La communauté impossible le devient, condamnée à disparaître.

En découvrant les Indes galantes court-métrage commandé par l’Opera national de Paris et projeté à la Galerie Eva Hober a l'occasion d’un focus consacré à l'artiste, on est frappé par l’évidence des gestes des danseurs de krump qui se succèdent sur l’air composé en 1735 par Jean-Philippe Rameau. Le krump né dans les ghettos noirs de Los Angeles à la suite des émeutes qui éclatèrent en réponse à l’assassinat de Rodney King en 1992. Cogitore choisit la célèbre danse des sauvages pour lancer d’impressionnantes battles qui sonnent si justes que la musique de Rameau en devient universelle. Comme dans le conte oriental, le propos dépasse le simple cadre d’une confrontation. Le souffle épique des récits de Clément Cogitore l’érige en faiseur incontesté des mythologies contemporaines. 

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