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La salle est modeste. Elle se révèle idéale pour le récit intime qui va suivre, créant la distance parfaite entre la comédienne et les spectateurs. Au centre de la scène, un micro est posé sur un pied. Ce totem fragile qui la relie au public sera le seul élément à la disposition de Jessica Guilloud alias Jag qui dans un instant nous embarquera dans un voyage du retour qui est aussi un voyage intérieur. Elle entre sur scène avec une vulnérabilité désarmante, mais une présence qui en impose. Elle raconte que c’est une fois arrivée à la gare de La Tour du Pin, en Isère, d’où elle est originaire, qu’elle a pris l’habitude d’appeler sa mère pour lui dire de venir la chercher. Pas avant. Aucune visite n’est annoncée. Jamais. De peur qu’on ne lui dise non. Elle est accompagnée de Johnny, chienne de berger âgée qui, après avoir trimé toute sa vie à garder les moutons, a échappé de peu à la balle dans la tête qui lui était promise pour toute retraite. Une vie de chien quoi. Ces deux-là sont inséparables. Dans l’auto, entre deux silences, il est question d’un platane qui en dit long sur l’état d’esprit de la mère, assez proche somme toute des « pensées intrusives » de la fille. Avant d’arriver au lotissement pavillonnaire, la voiture passe devant un paysage de zone industrielle où tout nouveau magasin annonce la fermeture d’un précédent. Jessica revient dans la maison où elle a grandi, évoque son enfance, ce père parti trop tôt, ce beau-père qui, lorsqu’elle était adolescente, a littéralement cessé de lui parler. Elle rend visite à pépé et mémé, tombe sur la voisine magrébine, celle-là même qui la gardait lorsqu’elle était petite, qui a du mal à cacher sa lassitude, ou plutôt son malaise, face aux reproches racistes des grands-parents. Il y aura la visite à la tante qui parle tout le temps, semblant absorber tous les malheurs du monde, et vivant maintenant seule avec ce chien-loup qui finira par la tuer. « Ses frères ils ont maltraité elle et le chien pareil et puis ils sont morts et ça les a laissé face à face comme ça, elle et le chien de berger gigantesque, complètement taré qui rêve plus que des rêves de viande (…) » Il y aura la culture télé, l’alcoolisme aussi, la mort, omniprésente. Mais aussi l’anniversaire joyeux à la salle des fêtes d’un oncle qui a arrêté de boire, apothéose de cette visite familiale. Jag est issue de la classe populaire rurale blanche. Comment revient-on chez soi quand on est un transfuge de classe ?
Le bruit du gravier
Laurène Marx envisage le théâtre comme une tribune politique donnant la parole à celles et ceux qui en sont privés. « Jag et Johnny » est imaginé pour être joué dans les théâtres mais aussi dans les lieux qui ne sont pas dédiés au spectacle vivant, qui reçoivent des gens qui ne vont pas au théâtre, parce qu’ils pensent – ou parce qu’on leur a fait comprendre – que ce n’est pas pour eux. La pièce est un de ces rares objets scéniques capable de vous saisir par les tripes tout en vous caressant l’âme. Créée par Laurène Marx et Jessica Guilloud, elle est un ovni dans le paysage dramatique contemporain. Qualifiée de « stand-up triste » par ses autrices, elle refuse les étiquettes faciles. Ce n’est ni un pur monologue, ni une autofiction larmoyante, ni un manifeste militant. C’est une conversation, un cri, une confidence, portée par une comédienne seule face à son micro, dans une mise en scène d’une sobriété monacale signée Laurène Marx. Une heure et quart de théâtre brut, où l’intime se fait politique et où le rire, quand il surgit, a le goût doux-amer des vérités qu’on préférerait taire. Jessica Guilloud raconte son histoire, ou plutôt ses histoires. Celles d’une gamine issue d’une famille pauvre blanche de l’Isère, là où les repas de famille sentent la bière tiède et les silences lourds, où les oncles parlent peu mais fort, où les anniversaires se fêtent déguisés dans des salles des fêtes aux néons fatigués. Et puis il y a Johnny, la chienne border collie, absente du plateau mais omniprésente tel un fantôme joyeux, un double animal de Jag. À travers elle, la comédienne projette ses blessures, de l’abandon au besoin d’appartenance, à la loyauté brute qui transcende les hiérarchies humaines.
Le texte, co-écrit par Laurène Marx et Jessica Guilloud, est une merveille de précision et d’économie. Il navigue entre l’anecdote anodine – une télé allumée en permanence, refuge des enfances précaires – et les gouffres plus sombres, ceux de l’alcoolisme qui rôde, de la violence domestique qui ne dit pas son nom, de la précarité comme une ombre qui ne part jamais. Mais « Jag et Johnny » n’est pas un énième récit de misère sociale destiné à apitoyer les bourgeois. Les autrices dissèquent avec une lucidité acérée ce que signifie être un transfuge de classe, cette sensation d’être toujours à côté, ni tout à fait dans le monde des origines, ni pleinement accepté dans celui des « arrivants ». C’est un entre-deux douloureux dans lequel on trahit ses racines tout en se sentant trahi par elles, on apprend à parler « comme il faut » tout en chérissant l’accent qui indique d’où l’on vient. « C’est aussi l’histoire de Jag et Johnny, et de comment leur plaisir d’être ensemble leur permet d’échapper au classisme[1] qui conditionne l’amour entre humain·es », peut-on lire dans le dossier de presse. Cette phrase, simple en apparence, porte toute la charge politique de la pièce. L’amour, même, est pollué par les hiérarchies sociales, et la relation avec un animal semble offrir une échappatoire pure.
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Ceux qui partent et ceux qui restent
Laurène Marx, dont on connaît le talent pour les récits intimes et corrosifs, signe une mise en scène d’une grande intelligence, misant tout sur la présence et la voix de Jessica Guilloud. Le micro, loin d’être un simple accessoire, devient un personnage à part entière. Il amplifie, trahit, protège. Les silences, savamment ménagés, sont aussi éloquents que les mots. Pas besoin de faux-semblants scénographiques. Ici, le texte et le corps suffisent. La comédienne, avec sa gestuelle nerveuse mais contenue, incarne à la perfection cette tension entre fragilité et révolte. Elle rit, parfois, d’un humour sec, autodérisoire, qui arrache des sourires au public avant de les lui reprendre. Car le rire ici est toujours à double tranchant. Il soulage, puis il accuse. On rit d’une anecdote sur une tante un peu trop bruyante avant de se taire quand la pièce nous renvoie à notre propre mépris. C’est précisément à cet endroit que le spectacle frappe fort. Il ne se contente pas de raconter une histoire personnelle. Il met à nu les mécanismes de la violence de classe qui structure nos sociétés. Jag ne juge pas, elle observe. Elle parle de la honte, celle d’avoir « réussi » là où les siens sont restés, celle de ne plus savoir parler leur langue. Elle parle de la culpabilité, aussi, de ceux qui partent et de ceux qui restent. Et elle parle du mépris, celui des élites culturelles qui regardent les classes populaires comme un folklore pittoresque ou une pathologie à corriger. À travers sa propre histoire, Jessica Guilloud parle de nous. Qui n’a jamais ressenti, à un moment ou à un autre, ce sentiment d’être un étranger dans son propre monde ? La pièce refuse les réponses faciles et les bons sentiments. On en sort un peu sonné, le cœur serré mais la tête pleine. Ce théâtre fait du bien, non pas parce qu’il console, mais parce qu’il oblige à regarder en face ce qu’on préfère souvent ignorer. Véritable révélation, Jessica Guilloud porte son texte avec une sincérité bouleversante. Laurène Marx, en metteuse en scène et co-autrice, confirme qu’elle est une voix essentielle du théâtre contemporain, capable de faire résonner l’intime pour le renvoyer tel un miroir tendu aux spectateurs. À la fois tendre et féroce, « Jag et Johnny » est de ces pièces qui changent notre façon de voir le monde. « Il y a aussi la famille qui est encore là et qui est aussi comme un halo de lumière aussi et, c'est ça MA famille et c'est ça. LA vie, la vie, c'est un instant de lumière parfois » rappelle Jag.
[1] Discrimination ou préjugé basé sur la classe sociale, qui favorise généralement les classes supérieures au détriment des classes inférieures.
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« JAG ET JOHNNY » - Un spectacle de Laurène Marx, d’après l’histoire de Jessica Guilloud. Texte : Laurène Marx et Jessica Guilloud, dite Jag. Mise en scène : Laurène Marx. Avec Jessica Guilloud, dite Jag. Production : Cie Hande Kader/ Bureau des Filles. Spectacle vu le 21 octobre 2025 à La Reine Blanche, scène des arts et des sciences.
Du 13 au 27 septembre 2025, au Théâtre Ouvert, dans le cadre du Festival d'Automne,
Du 16 octobre au 15 novembre 2025, à la La Reine Blanche, scène des arts et des sciences , Paris,
Le 19 novembre 2025 à Université Sorbonne Paris Nord, Campus Bobigny, dans le cadre du Festival d'Automne,
Le 26 novembre 2025 à Université Sorbonne Paris Nord, Campus Villetaneuse, dans le cadre du Festival d'Automne,
Le 16 avril 2026 au Théâtre Jean Vilar, Montpellier,
Le 13 mai 2026, au Kinneksbond, Centre culturel Mamer, Luxembourg.