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Billet de blog 23 novembre 2024

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Le plaisir de danser (Having fun with Ruth Childs)

Dans « Fun Times », sa nouvelle création, la danseuse et chorégraphe Ruth Childs explore, avec quatre complices de choix, la polysémie du mot anglais FUN pour mieux expérimenter chorégraphiquement et vocalement les différentes situations que le mot sous-tend, qu’il s’agisse de s’amuser, d’être amusant, ou bien de se moquer. Jubilatoire.

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Illustration 1
Fun Times, Ruth Childs © Marie Magnin

Deux paravents rouges, non pas sang mais plutôt cabaret, installés en fond de scène face au public, composent l’unique décor du spectacle chorégraphique qui vient, et dont l’intitulé annonce le programme. Création pour cinq interprètes, « Fun Times » est la première pièce de groupe de Ruth Childs – qui jusque-là avait travaillé sur des solos et des duos. Elle inscrit ce nouvel opus dans la veine tragicomique, fortement liée à l’absurdité de la condition humaine, et qui sied si bien à notre époque, permettant de travailler à la fois sur la joie et le désespoir, avec beaucoup d’humour. Quoi de mieux que le rire et l’amusement pour tromper l’air du temps, contrer l’incertitude de notre monde ou plutôt désormais la certitude de l’abysse ? Pour cela, la chorégraphe anglo-américaine installée à Genève depuis 2003 explore les différentes variations sémantiques du mot anglais FUN dans toutes ses acceptions : to have fun (s’amuser), to be funny (être amusant) mais aussi to make fun (se moquer), rire de tout y compris de la danse et de soi-même, et sous toutes ses formes. Il sera ainsi dansé, chanté, joué, Ruth Childs travaillant « à partir d’une réflexion sur les processus de travail à plusieurs, sur la joie et le désespoir, sur ce que c'est de s'amuser ensemble, ou justement de ne pas arriver à s'amuser ensemble, voire de se moquer de l’autre[1] ». Elle propose ainsi d’expérimenter à la fois chorégraphiquement et vocalement ces différentes situations, orchestrées par le savant jeu de lumières de l’éclairagiste Joana Oliveira. Dans la lignée de ses recherches sur la déconstruction du corps musical (Fantasia, 2019), et sur le corps expressif (Blast, 2022), Ruth Childs s’intéresse ici à la voix et la façon dont celle-ci retentit différemment selon les comportements expressifs que nous adoptons, notamment par le biais du rire et des pleurs. À  travers la musicalité des corps, elle explore, avec beaucoup d’humour, la tension qui se joue entre gravité et ridicule. « Est-ce qu'on peut encore rire quand le monde fait plutôt pleurer[2] ? »s’interroge-t-elle.

Illustration 2
Fun Times, Ruth Childs © Marie Magnin

De la musicalité du rire et des pleurs

Ruth Childs s’entoure de quatre interprètes remarquables, corps en mouvement qui se font « human beatbox », dans un spectacle qui commence justement par les notes éparses et minimales d’une boite à rythme tout droit sortie des années quatre-vingt, désorientant le spectateur qui ne sait face à quoi il se trouve. Ruth Childs, Bryan Campbell, Karine Dahouindji, Cosima Grand et Ha Kyoon Larcher, dansent, chantent, jouent, rient, pleurent, traversent la scène en courant ou à quatre pattes à grand coup de « Hi » et de « hou ». Ruth Childs a écrit un montage de gestes spécifiques pour chaque danseur à partir d’un exercice d’improvisations auquel elle leur a demandé de se prêter, créant ainsi un rapport ludique à l’espace. « On s’est beaucoup amusé à pratiquer cette technique ensemble, tellement que j’ai décidé de faire une deuxième danse à partir de ces matériaux, mais cette fois-ci à l’unisson, sur le principe d’un puzzle de gestes[3] » confie-t-elle. La musique, qui occupe toujours une place importante dans ses spectacles, est confiée à Stéphane Vecchione, complice de longue date, qui confronte ici plusieurs univers musicaux sur le principe du collage, inspiré par le travail du musicien-plasticien américano-suisse Christian Marclay, plus spécifiquement de l’œuvre « Video Quartet » (2002), projection sur quatre écrans synchronisés qui compose un kaléidoscope visuel et sonore composé d’environ sept cents extraits de films allant des années vingt aux années deux mille, qui se répondent et s’enchainent par la musique ou le son. Sur le même principe de collage, la bande son confronte les opéras de Mozart avec la musique synthétique et rythmique des années quatre-vingt, « mes années d’enfance, une époque où j’ai l’impression qu’on avait encore pas mal d’espoir sur notre futur » avoue-t-elle.

Illustration 3
Fun Times, Ruth Childs © Marie Magnin

Parmi les références qui ont construit « Fun Times », Ruth Childs cite le faux documentaire de Fellini « Les clowns » (1971), les scènes de rire et de pleurs dans le film « Amadeus » (1984) de Milos Forman, mais aussi les opéras « Les Noces de Figaro » et « Don Giovanni » de Mozart, la lecture du « Rire » de Bergson, ou encore de « Vivre avec le trouble » de Donna Haraway. Elle s’est aussi intéressée à « En attendant Godot »de Samuel Beckett pour sa structure tragicomique mais choisit finalement d’inventer avec le groupe un imaginaire tragicomique qui leur est propre. La notion d’absurde apparait centrale ici, aussi bien dans la dramaturgie que dans l’écriture du mouvement, la chorégraphe se focalisant sur la boucle et le montage. « La boucle permet un jeu très intéressant avec l’espace (des entrées/sorties en scène à répétition) que je n’avais jamais exploré dans mes précédentes créations. Je me suis également intéressé au montage, une technique que je n’avais jamais réellement considérée mais qui me paraissait pertinente étant donné que la tragi-comédie est un montage de deux genres en soi[4] » explique-elle. Le rire est traité de façon mécanique afin d’en expérimenter les différentes facettes, passant d’un rire franc à un rire enfantin, puis moqueur… Ruth Childs décortique un corps en train de rire pour en écrire une partition chorégraphique. Le rire se fait alors danse. La couleur rouge s’est imposée assez rapidement, en référence au nez de clown et au cirque mais aussi à l’enfer. C’est donc ici une couleur ambigüe, à la fois réjouissante et malaisante.

Traversée lyrique tour à tour absurde, ubuesque, grotesque, chorale, pleine d’humour, cette fantaisie musicale délicieusement incongrue parcourt la notion d’amusement dans sa totalité, de l’amusement sincère au fun plus superficiel, du plaisir d’être ensemble à un amusement plus cynique, plus capitaliste. « La joie d’être ensemble, l’amusement, le rire, le plaisir de danser[5] », sonnent comme autant de promesses à explorer dans cette première pièce de groupe, même, et peut-être surtout, au vu de l’état actuel du monde – le besoin de lâcher-prise devient une nécessité et l’emporte sur la culpabilité. « Je ne cherche pas à faire rire à des moments précis, mais plutôt à amener le public dans différents endroits émotifs ou courbes émotionnelles[6] » indique Ruth Childs. « Au bout du compte, les émotions restent subjectives et je n’ai pas d’attente vis-à-vis du public. Il s’agit plutôt de créer une autre musicalité, une autre façon de regarder ces moments de vivre-ensemble ». Et de faire sien le mot d’ordre de Pina Bausch : « Dansez sinon nous sommes perdus ».

Illustration 4
Fun Times, Ruth Childs © Marie Magnin

[1] « ‘Fun Times’ à l’Atelier de Paris : entretien avec Ruth Childs », propos recueillis par Thomas Hahn, Danser Canal historique, s.d., https://dansercanalhistorique.fr/?q=content/fun-times-l-atelier-de-paris-entretien-avec-ruth-childs

[2] Ibid.

[3] Entretien avec Ruth Childs, Propos recueillis par Wilson Le Personnic pour l’Atelier de Paris, novembre 2024.

[4] Ibid.

[5] Ibid.

[6] « ‘Fun Times’ à l’Atelier de Paris : entretien avec Ruth Childs », op. cit.

Illustration 5
Fun Times, Ruth Childs © Marie Magnin

FUN TIMES - Chorégraphie en collaboration avec les danseur.euses: Ruth Childs. Danse/performance: Bryan Campbell, Ruth Childs, Karine Dahouindji, Cosima Grand, Ha Kyoon Larcher. Recherche/création sonore: Stéphane Vecchione. Création lumière: Joana Oliveira. Assistant à la création lumière: Alexy Carruba. Assistant.e: Flow Marie. Costumes: Tara Mabiala. Scénographie: Mélissa Rouvinet. Assistante à la scénographie. Œil extérieur: Madeleine Fournier. Coaching vocal: Bertille Puissat, Didou Crazy. Direction technique: Joana Oliveira. Production, administration, diffusion : Lise Leclerc et Cecília Lubrano. Remerciements: Alexy Carruba, Violaine Huisman, Joanika Pages, Denis Waldvogel. Production: Scarlett’s. Coproductions: Pavillon-ADC Genève, Arsenic-Centre d’art scénique contemporain Lausanne, Atelier de Paris/CDCN, CCN2 Grenoble, centre chorégraphique national de Caen en Normandie dans le cadre du dispositif Accueil-studio/ministère de la Culture, Dance Reflections by Van Cleef & Arpels. Avec le soutien de: Montpellier Danse dans le cadre de l’accueil en résidence à l’Agora – cité internationale de la danse, avec le soutien de la Fondation BNP Paribas, Loterie Romande Fondation d’aide sociale et culturelle du Canton de Vaud, Fonds culturel de la Société Suisse des Auteurs (SSA), Fondation Mécénat SIG, Fondation Ernst Göhner. Ruth Childs est artiste associée au CCN DE GRENOBLE, dans le cadre du dispositif soutenu par le ministère de la Culture et de la Communication français (2023-2024). La Cie Scarlett’s/Ruth Childs est au bénéfice de la convention de soutien conjoint Ville de Genève/Canton de Genève/Pro Helvetia (2024-2026). Le spectacle a été créé en octobre 2024 à l'Arsenic Centre d'art scénique contemporain, Lausanne. 

Atelier de Paris CDCN, La Cartoucherie, Bois de Vincennes, du 21 au 22 novembre, dans le cadre de la Swiss Dance Week avec le Centre Culturel Suisse. On Tour

Pavillon-ADC, Genève, du 9 au 13 avril 2025.

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