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Sur scène, un homme, vu de dos, portant caleçon et pull-over paysage, peint un mur en jaune avec un rouleau télescopique pendant que les spectateurs prennent place dans la Salle Gabily, espace décentré du Théâtre national de Bretagne (TNB) à Rennes où la pièce est créée. Guillaume Vincent, le moustachu iconique de la Cie MidiMinuit, et Florence Janas, sa complice de vingt-cinq ans de scènes partagées, déploient un autoportrait en millefeuille, des souvenirs réels qui glissent dans la fiction aux drames minuscules qui virent au numéro comique, sans jamais se départir d’un rire mordant pour mieux embrasser le vide. Deux silhouettes gémellaires portant bonnet noir, pull bariolé pour l’un, nez prothétique et fausse moustache pour l’autre, se renvoient les échos d’une enfance effacée. Leur théâtre danse sur le fil du rasoir.
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« Paradoxe » se présente d’emblée comme une exploration en creux. Il s’agit moins d’une intrigue traditionnelle que d’un dispositif théâtral mettant en tension les mots, les corps et les objets pour questionner les contradictions de notre époque sur l’identité, la vérité, la temporalité, et la frontière floue entre fiction et réalité. La pièce, conçue et mise en scène par Guillaume Vincent et Florence Janas, refuse la linéarité pour privilégier des fragments qui s’entrelacent, se répondent ou se contredisent. La mise en scène est ambitieuse et rigoureuse. Vincent et Janas travaillent la scénographie comme un acteur à part entière, à l’aide de panneaux modulables, de sols qui se dérobent, de lumières qui sculptent l’espace et créent des micro-paysages. Plutôt que d’orner, ces éléments interrogent, faisant naître des paradoxes spatiaux dans lesquels la proximité ne signifie pas compréhension. Le visible masque parfois plus qu’il ne révèle. Les interprètes investissent un jeu polymorphe, du parlé-jeté au chanté susurré, de la physicalité brute à l’intériorité retenue. Dans des moments de pure intensité collective, la chorégraphie verbale et corporelle atteint une forme de musique théâtrale. La présence, l’écoute, et la capacité à soutenir l’architecture discursive complexe de la pièce, émergent par leur justesse.
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Repeindre les couleurs fanées de la mémoire
Tout s’amorce par le geste trivial, presque rituel de Guillaume Vincent, en caleçon ample et bonnet vissé sur la tête, étalant sa peinture jaune sur le mur sans un regard à la salle. Puis surgit Florence Janas, son double inversé, avec sa moustache signée Jean-Christophe Spadaccini, et son nez gonflé comme un ballon d’anniversaire raté, marmonnant des bribes de téléphone avec une mère fantôme. « Bonjour mon chéri », lance-t-elle d’une voix douce qui trahit déjà l’Uzès de Vincent, et le flux s’engage à travers des mots captés au vol, des réponses détachées, des bascules d’une histoire à l’autre. De l’accident cérébral qui ronge les souvenirs aux contes d’enfance recyclés en fables absurdes, ils tissent un double autoportrait en éclats, vibrant et désordonné, abordant la perte d’autonomie qui rime avec « autonomie forcée », les appels nocturnes à une voix absente, les quiproquos médicaux qui virent au vaudeville. Florence Janas endosse tous les rôles, de la mère aidante devenue aidée à l’enfant adulte qui inverse les polarités, à la sœur imaginaire qui moustache le frère, tandis que Guillaume Vincent, pour une fois autant acteur que metteur en scène, orchestre le chaos avec une légèreté qui frise l’irrévérence. La dramaturgie de Marion Stoufflet affine sans alourdir, la scénographie minimaliste de Daniel Jeanneteau et Vincent lui-même, les sons de Yoann Blanchard qui crachotent comme des cassettes usées, tout converge vers cette fresque dans laquelle le train du réel déraille joyeusement.
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Aphorismes, injonctions contradictoires, phrases qui se replient sur elles-mêmes, le texte joue avec la logique. L’écriture est ciselée, parfois lapidaire, souvent ampoulée volontairement pour créer une dissonance entre la forme et le fond. Les auteurs multiplient les renversements, ce qui est affirmé est aussitôt contesté. La dramaturgie n’épargne ni le spectateur ni ses certitudes, qui se retrouve régulièrement placé face à des énoncés qui demandent une relecture immédiate. Cette posture est stimulante mais peut se payer d’exclusion. Si la pièce excelle à montrer le paradoxe, elle n’offre pas toujours de clef d’entrée. Dans ce cas, mieux vaut accepter l’opacité que de chercher récit et clarté. La scénographie est probablement l’un des atouts majeurs du spectacle. Elle est sobre, inventive, mobile. Les décors jouent des transitions, créant des ruptures d’échelle et des perspectives trompeuses. Quant aux éclairages, précis, ils accompagnent les bleus et les vides du plateau avec une sensibilité marquante, rendant tangible la notion de hiatus chère au propos. La bande-son et le travail sur le silence sont utilisés comme des contrepoids. Le son enveloppe parfois, puis se retire pour laisser venir l’inconfort ou la révélation. Ces choix renforcent la dramaturgie et situent la pièce dans une esthétique contemporaine qui privilégie l’expérience sensorielle autant que le discours.
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L’alchimie du rire face à l’inévitable
« Paradoxe » interroge notre rapport aux certitudes et aux récits dominants. Il avance l’idée que la modernité produit simultanément transparence et opacité, liberté et surveillance, savoir et confusion. Il y a là une dimension politique assumée. La pièce suggère que l’ère de l’information n’a pas résolu nos contradictions mais les a amplifiées. Le propos est pertinent et aboutit à des moments poignants, notamment dans les scènes qui mettent en lumière la violence des mots, la précarité des identités, ou la vitesse qui broie la pensée. L’ambition formelle renouvelle l’outil théâtral et propose des images scéniques fortes. Néanmoins, le traitement reste davantage poétique que programmatique. On cherche parfois une mise en perspective plus nette, des pistes d’action ou de réflexion collective au-delà du constat.
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Ce qui éblouit dans Paradoxe, c’est cette alchimie du rire face à l’inévitable. Vincent et Janas, complices depuis « La Double inconstance », des années quatre-vingt-dix, jusqu’aux « Mille et Une Nuits » de 2019, ne théâtralisent pas le deuil. Ils le travestissent, le chantent, le dansent, à l’instar de cette scène dans laquelle Janas, en sosie malicieux de Vincent, mime une dispute conjugale qui dérape en cabaret : « Et si on devenait la mère de sa mère ? » lance-t-elle, et le duo vire à une valse des gestes d’aidant qui va de la cuillère en main aux couches imaginaires. L’humour absurde croise alors le pathétique quotidien. Les costumes de Fanny Brouste oscillent entre pyjama familial et déguisement de carnaval, prothèses qui transforment Janas en hydre à deux têtes. C’est du surréalisme domestique, un Magritte en caleçon qui flirte avec Buster Keaton. Dans « Paradoxe », l’humour est mordant comme une plume qui gratte pour mieux soulager. On rit de ces drames fugaces à l’image de la mémoire qui s’effiloche comme un tricot défait, ou des plans cul foireux post-deuil, d’un rire qui libère. Guillaume Vincent et Florence Janas célèbrent le théâtre comme espace de fusion, dans lequel la tragédie se dissout dans le rire pour mieux refaire surface, et nous submerge sans crier gare.
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« PARADOXE » - Une création de et avec FLORENCE JANAS et GUILLAUME VINCENT Dramaturgie MARION STOUFFLET Scénographie DANIEL JEANNETEAU et GUILLAUME VINCENT Son YOANN BLANCHARD Lumière SÉBASTIEN MICHAUD Costumes FANNY BROUSTE Couture LUCILE CHARVET Regard chorégraphique ZOÉ LAKHNATI Régie générale et lumière (en alternance) KARL-LUDWIG FRANCISCO et MATTHIEU MARQUES DUARTE Régie plateau MURIEL VALAT Prothèses JEAN-CHRISTOPHE SPADACCINI Stagiaire à la mise en scène KATARINA JUNGOVA Production et diffusion LAURE DUQUÉ Administration NOLWENN MORNET – BUREAU RETORS PARTICULIER Administration de tournée CHARLOTTE FAUCONNOT LAFFILLÉ Construction décor THÉO JOUFFROY Presse RÉMI FORT ET LUCIE MARTIN - AGENCE MYRA Production : Cie MidiMinuit. Coproduction : Théâtre National de Bretagne, Centre Dramatique National (Rennes) ; T2G Théâtre de Gennevilliers Centre Dramatique National ; Théâtre Olympia CDNT ; Comédie de Béthune Centre Dramatique national Hauts-de- France. Soutiens : Théâtre Molière-Sète, scène nationale archipel de Thau. La Cie MidiMinuit est soutenue par la DRAC Île-de-France – ministère de la Culture au titre de l’aide aux compagnies dramatiques conventionnées et a reçu l’aide à la création de la Région Île-de-France. Le décor est construit par l’atelier du T2G. Remerciements à l'atelier costume du Théâtre de Caen et à Constance de Saint Remy. Spectacle créé le 12 novembre au Théâtre national de Bretagne, Salla Gabily, vu le 15 novembre 2025 au Théâtre national de Bretagne, Salle Gabily, dans le cadre du Festival TNB.
Du 12 au 22 novembre 2025, au TNB - Théâtre national de Bretagne, Rennes, (dans le cadre du Festival TNB)
Du 3 au 5 décembre 2025, aux Comédie de Béthune,
Du 15 au 26 janvier 2026, au T2G Théâtre de Gennevilliers,
Du 11 au 13 mars 2026, aux Théâtre Olympia CDN de Tours,
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