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Première grande rétrospective en dehors de l’Espagne, « Iván Zulueta : Through the Looking-Glass », qui se tient à De Garage, l’espace singulier du Kunsthal à Malines en Belgique, dans le cadre de Europalia España[1], révèle une figure charnière du cinéma expérimental espagnol postfranquiste. Iván Zulueta (1943-2009) restaure dans son œuvre cette idée simple et dangereuse que le cinéma n’est pas seulement un récit mais aussi un dispositif sensoriel qui organise le désir. Connu surtout pour « Arrebato » (1979), film culte sur l’addiction au cinéma et au temps, Zulueta entremêle culture pop, graphisme, musique et un sens aigu de la mise en scène minimale. Orchestrée par Andrea Cinel, conservateur au Kunstencentrum nona[2], l’exposition[3] interroge ce génie pluriel, tout à la fois vidéaste, graphiste, scénariste, réalisateur de vidéoclips des années soixante-dix et quatre-vingt, autant de métiers qui chez lui se confondent. Ne se contentant pas de célébrer un héritage, elle instaure un dialogue vibrant entre le passé de contre-culture de l’Espagne postfranquiste et les pratiques contemporaines, invitant quatre artistes espagnols actuels, Marta Azparren, Esperanza Collado, Julio Linares et Beatriz Lobo, à réinterpréter son legs. Entre surfaces miroitantes et abysses intimes, Zulueta apparaît ici comme un alchimiste de l’image, transformant l’éphémère en éternel, et l’ordinaire en un tourbillon surréaliste qui questionne la perception même de la réalité.
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L’exposition s’ouvre sur les années formatrices de Zulueta, ancrées dans les tumultes des années soixante et soixante-dix. Iván Zulueta est issu d’une famille aisée du Pays-Basque, son père n’est autre que le directeur du Festival International du Film de San Sebastián. Il s’initie tôt à l’art visuel. Après des études en décoration et en peinture à Madrid, il s’immerge dans le cinéma expérimental, influencé par les avant-gardes underground américaines, d’Andy Warhol à Jonas Mekas. Son film culte « Arrebato » (1979), qui explore les thèmes de la perception altérée, du genre horrifique et de l’étrange, cristallise cette fascination pour l’image comme piège existentiel. Mais Zulueta n’est pas seulement cinéaste. Il se révèle un touche-à-tout génial, à la fois graphiste, photographe, peintre, designer des affiches iconiques pour Pedro Almodóvar, celles de « Laberinto de pasiones (Le labyrinthe des passions) » (1982) » et « Entre tinieblas (Dans les ténèbres) »(1983), notamment. Il se fait même réalisateur pour la télévision lorsqu’en 1989, il réunit Marisa Paredes et Eusebio Poncela dans « Párpados », l’ultime épisode de « Delirios de amor », sans nul doute la série la plus bizarre et la plus transgressive de la télé espagnole des années quatre-vingt. Tout l’univers de l’artiste est convoqué : une distorsion de la réalité, une confusion avec les rêves, et la Gran Vía de la fin des années quatre-vingt pour toile de fond. L’épisode est visible dans son intégralité dans l’espace de projection aménagé au cœur de l’exposition. Trois murs servant d’écrans montrent en simultané trois films ou extraits de films de Zulueta. Entre 1971 et 1976, sa période la plus créative et avant-gardiste, il tourne divers courts et moyen-métrages aux formats Super 8 et 35 mm. Ces instants capturés pourraient être les images d’un film. Les recherches de Zulueta se focalisent sur les altérations du rythme de la projection, la pause, le son et le montage d’images enregistrées et réenregistrées, constituant quelques-uns des éléments de son travail le plus personnel. Il va s’en ressaisir des années plus tard avec ses séries de polaroids. Son archive personnelle, conservée depuis 2021 à la Filmoteca Española, révèle un univers imprégné de surréalisme et de pop art, où le tactile et l’éphémère se mêlent pour défier les normes perceptives.
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Les Polaroïds occupent une place centrale dans l’accrochage. Il s’agit d’un corpus très abondant que Zulueta a réalisé de manière quasi compulsive[4] au début des années quatre-vingt-dix. Les possibilités du Polaroid lui permettent alors de capturer et d’intervenir directement et immédiatement sur l’image représentée. La création de plusieurs milliers d’images élaborées dans le même format et avec la même exécution est le résultat de ce regard nerveux vers l’image tendue. Dans ces images, la formule « mientras tanto… » (« pendant ce temps… ») apparaît de manière récurrente et fait référence à la condition parallèle des œuvres présentées, reflétant l'intérêt de Zulueta pour la construction de discours simultanés et pour une façon de raconter propre au cinéma ou à la bande dessinée, à laquelle s'ajoute sa passion pour les autocollants, dans des récits sans fil conducteur évident. Il utilisait en effet les Polaroïds comme de courtes vignettes narratives, presque à la manière des cases de bande dessinée ou des « images arrêtées » destinées à construire des histoires fragmentaires. L'accrochage cherche à respecter cette intention et présente les Polaroïds en séries plutôt qu'en pièces isolées, chaque série rassemblant de récits décousus et pleins de digressions, où la narration est subordonnée au résultat formel, comme dans la plupart de ses œuvres en Super 8 des années soixante-dix. Concrètement, le parti pris curatorial met l’accent sur la répétition et l'obsession. La vue d’ensemble renforce l’idée d’une pratique accumulatrice et d'un récit morcelé.
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Titrée d’après l’œuvre de Lewis Carroll, clin d’œil à la dualité des surfaces et des profondeurs qui obsède Zulueta, l’exposition se déploie comme un voyage labyrinthique. Les affiches de films occupent les murs avec leurs compositions audacieuses mêlant collages psychédéliques et typographies dynamiques. Ces œuvres, souvent réalisées à partir de matériaux modestes comme des magazines découpés ou des Polaroids manipulés, transcendent leur fonction utilitaire pour devenir des manifestes visuels. Dans l’affiche du film « Un, dos, tres… al escondite inglés » (1969), Zulueta joue sur les superpositions d’images, créant un effet de miroir déformant qui évoque les hallucinations collectives de la Movida Madrileña, ce mouvement de contre-culture postfranquiste dont il fut un pionnier discret. L’artiste, qui a vécu reclus dans les années quatre-vingt en raison de dépendances personnelles[5], infuse ses créations d’une mélancolie palpable, transformant le kitsch en une réflexion sur la perte et la résilience. Pour lui, l’image n’était pas un reflet, mais un portail vers l’inconnu. À travers ses expérimentations, le cinéma devient une machine à dévorer le temps.
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Réinventions contemporaines
L’invitation faite à quatre artistes contemporains à engager un dialogue créatif avec l’héritage de Zulueta, élève la rétrospective au-delà de la simple commémoration. Marta Azparren, dont l’essai « Cine ciego. Detener el flujo de las imágenes[6] » explore les liens entre créateur et spectateur, élabore des œuvres qui interrogent l’invisible dans l’image. Ses installations, à la croisée du film expérimental et des arts vivants, stoppent le flux visuel pour révéler les strates cachées, écho à l’obsession zuluetienne pour l’étrange. « Arrebatador » est une installation qui reprend et transforme l’image‑miroir centrale du film culte d’Iván Zulueta, « Arrebato ». Azparren utilise un écran LED qui joue le rôle du « miroir ». Le visiteur qui se place devant l’écran est transformé visuellement en un monogramme rouge, identique à celui du film. Cette opération le fait basculer entre image et objet, surface et profondeur. « Arrebatador » opère un renversement simple et brutal. Il reprend le motif iconique, le rouge d’« Arrebato », et le transforme en efficacité interactive. Le spectateur n’est plus seulement regardeur. Il devient image‑signe. Cette inversion fait sens par rapport au thème original de Zulueta, l’addiction à l’objet filmique. Ici, la « prise » s’opère par la technologie, qui fige, marque et monogramme le corps face à l’écran. En rendant visible la « conversion » du regard en icône rouge, l’installation propose une lecture contemporaine, celle de la surexploitation des images, de la réduction des sujets en vignettes et identifiants visuels sur les écrans.
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Esperanza Collado, avec ses performances in situ et ses textes critiques, étend le cinéma au-delà de l’écran, explorant ses dimensions sculpturales et chorégraphiques. Ses pièces récentes, inspirées des courts-métrages de Zulueta, transforment l’espace d’exposition en un environnement immersif dans lequel le corps du visiteur devient partie prenante de l’œuvre, subvertissant ainsi les hiérarchies traditionnelles entre observateur et observé. « Dissipation Essays » (2025) mobilise deux projecteurs et un miroir tournant qui disséminent et fragmentent l’image projetée, jouant avec l’ombre et la lumière. Le miroir mobile disperse la lumière et modifie spatialement l’image, au point de la « dématérialiser ». Le spectateur est plongé dans une proposition immersive où l’image cesse d’être un cadre fixe et devient flux, ombre et phénomène lumineux, provoquant une perception instable et performative de l’image. Collado reprend et prolonge la fascination de Zulueta pour la dématérialisation de l’image et le déplacement spatial de la lumière, des procédés souvent explorés par Zulueta via le Super‑8, les jeux de lumière et la fragmentation narrative. La pièce met en évidence la plasticité et la vulnérabilité de l’image, un des axes centraux du travail de Zulueta. Loin d’être une simple illustration, « Dissipation Essays » propose une lecture critique et performative du cinéma comme objet sculptural et chorégraphique, établissant un véritable dialogue contemporain avec l’héritage de Zulueta.
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Julio Linares, quant à lui, infuse ses portraits animaliers symboliques et ses paysages colorés d’influences anciennes allant des gravures égyptiennes à l’imagerie étrusque, mêlées à l’expressionnisme de Franz Marc. Pour l’exposition, il imagine des mondes oniriques vibrants qui capturent l’essence pop et surréaliste de Zulueta, où l’animal devient métaphore de l’aliénation humaine. Enfin, Beatriz Lobo, avec son approche mêlant peinture, illustration et gifs animés, défie les normes artistiques par l’humour et la transformation. Ses œuvres audacieuses, qui questionnent la liberté et les conventions, réinterprètent les affiches de Zulueta en les hybridant avec des éléments numériques, créant un pont entre l’analogique et le digital qui aurait sans doute fasciné l’artiste basque. « Sketching a Life: Iván Zulueta » (2025), son œuvre principale, transforme la vie de l'artiste en une chronologie illustrée, une biographie visuelle ludique et erratique qui réinterprète son parcours personnel et artistique, en écho à son mélange de surréalisme, de pop art et à sa manière de métamorphoser l'ordinaire en extraordinaire. Placée en ouverture du parcours, l’installation reflète l'approche disruptive de Zulueta en rendant hommage à sa carrière cinématographique et à sa contre-culture, tout en utilisant un style visuel compulsif et hybride qui fait écho à ses collages, Polaroids et films expérimentaux.
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Ces interventions contemporaines ne sont pas de simples hommages. Elles agissent comme des miroirs déformants, prolongeant les thèmes chers à Zulueta, de l’interaction des surfaces et des profondeurs à la transformation de l’ordinaire en extraordinaire, tout en les inscrivant dans les débats actuels sur l’identité, la perception et la mémoire collective. La scénographie fluide, inspirée des espaces intimes de Zulueta, permet des échos visuels entre les sections, où les projections de films comme « Un, dos, tres ... al escondite inglés »(1969) ou « Arrebato » (1979) dialoguent avec les installations nouvelles, créant une expérience sensorielle immersive.
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Une subversion douce
L’exposition met en évidence la modernité de Zulueta. Son bricolage analogique préfigure nos pratiques numériques de remaniement et de collage. Son goût pour la saturation sonore et la répétition rythmique anticipe beaucoup de choses dans la pop culture contemporaine. L’exposition propose ainsi une lecture double : Zulueta comme produit d’une époque, mais surtout comme point de rencontre entre le cinéma d’auteur et la culture pop. De l’exposition, le visiteur conserve moins le plaisir de la découverte que la persistance d’une image‑moteur : la caméra comme instrument d’aliénation et de libération. Zulueta nous rappelle que le spectacle n’est jamais neutre. Il éduque le regard, le rythme et la mémoire. L’exposition capte cette ambivalence, entre fascination et malaise, et la restitue par une mise en espace qui privilégie l’expérience vécue.
« Iván Zulueta, Through the Looking Glass » tient sa promesse de faire voir et sentir un créateur fragmentaire et obsessif. Dans cet hommage intelligent, la forme curatoriale épouse la poétique de l’auteur. Par sa porosité temporelle, l’exposition nous rappelle que l’art est un acte de réinvention perpétuelle, un geste de liberté face aux contraintes du visible.
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[1] Festival basé à Bruxelles qui, tous les deux ans, propose un programme artistique pluridisciplinaire autour d’un pays ou d’un thème spécifique, célèbre cet automne sa 30ème édition avec une grande biennale espagnole, quarante ans après une première édition en 1985. https://europalia.eu/fr/europalia-espana
[2] Centre des arts nona à Malines combinant théâtre de pointe, danse contemporaine, arts visuels via la série Contour et concerts de jazz dans son tout nouveau club de jazz Nova Express. Avec deux lieux, un vieux théâtre et une boîte noire polyvalente, nona est capable de combiner des performances avec des résidences d’artistes. https://www.nona.be/en/agenda/europalia-espana-ivan-zulueta-through-looking-glass
[3] Née d’une collaboration entre le Kunstencentrum nona, la Filmoteca Española et la Dirección General de Patrimonio Cultural y Bellas Artes du Ministère de la Culture espagnol.
[4] Plusieurs milliers d’images, des photographies des murs de sa chambre, d’objets, de fragments de quotidien.
[5] Principalement en raison de son addiction à l’héroïne, qui s’est intensifiée durant la production de son film Arrebato et a entraîné une dépendance incapacitante, le conduisant à un exil auto-imposé à San Sebastián où il a vécu avec sa mère dans la maison familiale, se sentant piégé et épuisé, sans parvenir à relancer sa carrière cinématographique malgré des tentatives. Matt Losada, « Iván Zulueta’s Cinephilia of Ecstasy and Experiment », Senses of cinema, n°56, octobre 2010, https://www.sensesofcinema.com/2010/feature-articles/ivan-zulueta’s-cinephilia-of-ecstasy-and-experiment/
[6] Marta Azparren, Cine ciego. Detener el flujo de las imágenes, libros de la resistencia, 2023, 152 p.
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« IVÁN ZULUETA. THROUGH THE LOOKING-GLASS » avec des oeuvres de Marta Azparren, Esperanza Collado, Julio Linares, Beatriz Lobo - Commissariat : Andrea Cinel, assisté de Beatriz Navas Valdés. Design : Marijn Claeys. Production : Alyssa Decq. En collaboration avec la Filmoteca Española.. Avec le soutien du Museo Centro de Arte Dos de Mayo, de Radio Televisión Española et de Kunsthal Mechelen.
Dans le cadre de la trentième édition d’Europalia España
Jusqu'au 4 janvier 2026. Du mercredi au dimanche, de 13h à 18h.
De Garage
Oden den Toren, 12
B - 2800 Mechelen
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