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Le plateau est vide à l’exception d’une tente éclairée de l’intérieur et de ce que l’on devine être un rétroprojecteur. Une main, puis deux, émergent du sommet de l’habitat de tissu précaire, une tête, et enfin un corps. Pierre Maillet, entièrement nu, tient dans une main un néon suffisamment puissant pour cacher ses parties intimes lorsqu’il dirige la lumière vers les spectateurs. Sur la surface lumineuse du rétroprojecteur, il appose un lettrage qui forme le mot « Habiter », à partir duquel il va faire de nombreuses digressions. Le monologue qu’il s’apprête à déclamer, porté par une érudition impertinente et une énergie débordante, s’inscrit dans une démarche queer qui dynamite les conventions sociales et scéniques avec une intelligence acérée et un humour corrosif. Sous des airs de fantaisie, le spectacle propose une réflexion profonde sur les normes de genre, les modes d’habitation et la fluidité des identités. « Habiter » est une invitation à repenser le monde, à la fois jubilatoire et subversive, qui résonne avec les préoccupations d’une époque en quête de nouvelles utopies.
À la croisée du théâtre, de la performance et de la conférence intellectuelle, Patricia Allio livre une œuvre d’une audace rare. Dès l’entrée en scène de Pierre Maillet, le ton est donné. Loin de la conférence classique, le public fait face à un objet théâtral hybride, un ovni qui brouille les frontières entre savoir académique, performance burlesque et manifeste politique. Entièrement nu, avec une présence scénique magnétique, Maillet incarne un conférencier à la fois savant et irrévérencieux, qui s’empare du plateau comme d’un espace de jeu et de combat. Le dispositif est simple mais ingénieux : un rétroprojecteur, des objets scéniques à l’image de la tente « Refuge Wear » de Lucy Orta (1992), et un texte d’une densité intellectuelle remarquable, signé Patricia Allio. Ce texte, véritable colonne vertébrale du spectacle, navigue avec agilité entre références théoriques – psychanalyse lacanienne, études de genre, histoire de l’art – et saillies satiriques sur l’actualité, qu’il s’agisse des discours réactionnaires sur le mariage pour tous en 2013 ou des récentes injonctions au « réarmement démographique » d’Emmanuel Macron.

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Le choix du format de conférence n’est pas anodin. Patricia Allio et Pierre Maillet détournent les codes de l’exposé savant pour en faire une arme de déconstruction massive. Le conférencier, loin de se contenter d’un ton docte, s’autorise des écarts, des blagues, des apartés irrévérencieux, transformant la salle en une agora dans laquelle la pensée se fait vivante, charnelle, presque insurrectionnelle. Le théâtre doit être un espace de friction où s’affrontent les idées et les corps, où le spectateur est convié à réfléchir tout en étant troublé par l’énergie de la performance.
Au cœur de la pièce, il y a une interrogation sur ce que signifie « habiter » : habiter un corps, un genre, un espace, une société. Patricia Allio, fidèle à une pensée queer, explore ces questions avec une radicalité qui n’exclut jamais la légèreté et l’humour. Le spectacle s’ouvre sur une méditation autour de la tente « Refuge Wear », objet à la fois concret et symbolique, conçu par l’artiste Lucy Orta pour répondre aux besoins des populations nomades ou sans-abri. Cette tente, manipulée avec inventivité par Pierre Maillet, devient tour à tour refuge, costume, métaphore d’un habitat fluide, en opposition aux structures rigides de la société patriarcale. Dans un moment de pure jubilation, elle se transforme même en une jupe à crinoline, clin d’œil malicieux à la performativité du genre et à la théâtralité des identités.

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Le texte de Patricia Allio, d’une richesse pléthorique, s’appuie sur des références éclectiques : de Judith Butler à Lacan, en passant par l’histoire de l’architecture ou les discours médiatiques contemporains. Cette érudition, loin d’être prétentieuse, est mise au service d’une critique acerbe des normes hétéronormatives et des assignations identitaires. Le spectacle s’attaque par exemple à la rhétorique conservatrice qui naturalise la famille traditionnelle, déconstruisant avec une ironie mordante les discours de figures comme Giorgia Meloni, la première ministre italienne, dont un extrait est remixé en un numéro de drag show hilarant. Cette capacité à mêler gravité et dérision, à faire coexister une réflexion théorique rigoureuse avec une énergie burlesque, est l’une des grandes forces de la pièce. Moteur de cette machine théâtrale, Pierre Maillet porte le spectacle à bout de bras. Tour à tour conférencier sérieux, clown espiègle, activiste queer et comédien lyrique, il navigue entre les registres avec une aisance déconcertante, faisant de chaque digression un moment de théâtre pur. Sa voix, son corps, son regard complice avec le public créent une connivence immédiate, transformant la salle en un espace de partage et de résistance. Acteur-médium, Pierre Maillet est capable de rendre palpable la pensée de Patricia Allio tout en y insufflant sa propre personnalité, au point de se demander si le spectacle conserverait la même intensité avec un autre interprète.

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La mise en scène de Patricia Allio est d’une précision remarquable. Sobre mais inventive, elle repose sur un équilibre délicat entre rigueur et chaos organisé. La générosité de la proposition, qui ne cherche jamais à exclure, invite au contraire chacun à rejoindre cette fête de la pensée. La lumière, discrète mais efficace, souligne les changements de ton, passant d’une ambiance clinique à des éclats plus oniriques. Les objets scéniques, parmi lesquels la tente, sont manipulés avec une inventivité qui rappelle le théâtre d’objets, tout en servant la réflexion sur la fluidité des espaces et des identités. Ce dispositif fait du plateau un espace de possibles, où la pensée peut s’expérimenter, se déplier, se réinventer. Il y a dans « Habiter » une volonté de déborder les cadres, de faire du théâtre un lieu de vie, de lutte et de création collective. Le spectacle s’achève sur une note d’espoir, une invitation à imaginer des modes d’habiter alternatifs, libérés des contraintes normatives. Cette utopie, portée par la verve de Pierre Maillet et la vision de Patricia Allio, résonne comme un appel à la résistance face aux replis identitaires et aux conservatismes de notre temps. « Habiter » est une œuvre rare, qui parvient à conjuguer l’exigence intellectuelle et la générosité théâtrale, l’engagement politique et le plaisir pur du spectacle. Il ne se contente pas de questionner les normes, il les fait voler en éclats avec une malice communicative, transformant le plateau en un espace de liberté où tout devient possible. Ce plaidoyer vibrant pour un monde plus fluide, plus inclusif, plus vivant, fait de l’acte d’habiter une célébration de la diversité et de la créativité humaine. Un spectacle à habiter pleinement.

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« HABITER » - Texte et mise en scène Patricia Allio Avec Pierre Maillet Avec un exemplaire de Refuge Wear – Habitent de l’artiste Lucy Orta, 1992 Création lumière Emmanuel Valette Conception graphique H·Alix Sanyas assistée de Camille Vignes Collaboration chorégraphique Marcela Santander Corvalán Régie lumière et générale Océane Farnoux Responsable de production Margaux Brun Administration Frédéric Cauchetier Production Ice Coproduction Festival Corps de textes; Festival Terres de Paroles; Les Gens Déraisonnables (Parmi les Lucioles), Rennes Avec le soutien en résidence du CNCA et du Théâtre Silvia Monfort ICE est une association conventionnée par le Ministère de la Culture – DRAC Bretagne, subventionnée par la Région Bretagne, le Conseil Départemental du Finistère, Morlaix Communauté et les villes de Plougasnou et Saint-Jean-du-Doigt.
Du 20 au 23 mai 2025 à 20h
Théâtre Silvia Monfort
106, rue Brancion
75 015 Paris
Du 15 au 17 octobre 2025 au Quartz, Scène nationale de Brest,
Du 13 au 16 janvier 2026 au Théâtre Varia, Bruxelles,
Le 12 mai 2026 à la Ferme du Buisson, Scène nationale