guillaume lasserre (avatar)

guillaume lasserre

Travailleur du texte

Abonné·e de Mediapart

587 Billets

0 Édition

Billet de blog 24 novembre 2023

guillaume lasserre (avatar)

guillaume lasserre

Travailleur du texte

Abonné·e de Mediapart

Feipel Bechameil, la marche du vivant

Au centre d’art contemporain de Châteauvert dans le Var, Martine Feipel et Jean Bechameil invitent à une « traversée de nuit ». Articulée autour du film d’une déambulation nocturne, double hommage aux populations migrantes et à la nature, l’exposition souligne la place désormais centrale du vivant dans leur travail, ainsi qu’elle devrait l’être dans nos vies.

guillaume lasserre (avatar)

guillaume lasserre

Travailleur du texte

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
Martine Feipel & Jean Bechameil Traversée de nuit 2023 vidéo coproduction centre d'art contemporain de Châteauvert © Jean Belvisi

Longtemps Martine Feipel et Jean Bechameil ont interrogé l’héritage du modernisme, cherchant à se le réapproprier de façon contemporaine et sensible, tout en en soulignant l’ambigüité. Avec « Traversée de nuit », présentée pour quelques jours encore au centre d’art contemporain de Châteauvert, dans le nord du département du Var, au cœur de la Provence verte, ils installent le vivant au cœur de leur travail plastique. Un changement de paradigme pour les deux artistes travaillant ensemble depuis 2008 qui s’est construit petit à petit, naturellement. Il y a urgence à panser le monde. Leurs installations mêlent l’illusion à l’imaginaire, préférant le précaire, le tordu, l’instable, notions très humaines qui font parfois dérailler le système, ouvrant alors des échappatoires au sein d’un monde contemporain quadrillé et contrôlé. Ces pièces sont toujours pensées pour le lieu qui les accueille. Si certaines sont déjà existantes, elles sont adaptées, reconfigurées à l’espace pour mieux en  interroger la perception par le public. Sensibles à la théâtralité du monde, ils produisent des œuvres qui s’inscrivent dans une approche à la fois historique, sociale, esthétique, technique et politique.

Illustration 2
Vue de l'exposition Traversée de nuit de Martine Feipel et Jean Béchameil, Centre d'art contemporain de Châteauvert, du 8 juillet au 26 novembre 2023 © Jean Belvisi

La « traversée de nuit » dont il est question ici a été filmée un mois avant l’ouverture de l’exposition éponyme, et a bien failli ne jamais avoir lieu en raison d’un violent orage qui s’est abattu sur Châteauvert quelques heures auparavant. Sans doute était-ce là une manifestation de ce que l’anthropocène fait à la planète, de ce que finalement nous nous infligeons à nous-même ? C’est aussi un symbole de résistance de la nature, un puissant symbole de vie, un témoignage de l’hospitalité des forêts, comme on peut le voir à travers la sculpture figurant un grand tronc mort couché au fond de l’espace d’exposition, d’où poussent néanmoins feuilles et champignons, d’où rejaillit la vie car il devient lui-même le lieu d’un écosystème lorsque la faune et la flore s’y renouvèlent. Présenté pour la première fois au MUDAM Luxembourg, « Garden of resistance » (2022) trouve naturellement sa place ici, dans ce centre d’art installé au beau milieu des forêts, qui plus est au cœur du pays de la bauxite, matière première de l’aluminium dont est fait le tronc. Il se présente sous la forme d’un arbre qui vient d’être abattu et dont le tronc fut élagué et couché. Le temps ici cyclique s’oppose à la façon linéaire que nous avons de l’appréhender. Cette notion de cycle apparait d’autant plus prégnante qu’elle est renforcée par l’obsolescence programmée qui régit notre présent, à l’image des moteurs robotiques qui insufflent la vie au tronc en aluminium en actionnant une légère rotation continue sur l’un de ces tronçons.  

Illustration 3
Vue de l'exposition Traversée de nuit de Martine Feipel et Jean Béchameil, Centre d'art contemporain de Châteauvert, du 8 juillet au 26 novembre 2023 © Jean Belvisi

En amont de « Garden of resistance » se tiennent les « Dreamers » (2023), ensemble de céramiques émaillées et de plâtres, constituant une forêt qui vient rappeler le caractère résilient de la nature. Celle-ci inclut ici toutefois des fragments de corps humains, des insectes parfois à l’état de larves, renvoyant aux effigies qui leur font face dans l’exposition. Ces étranges figures ont été portées à bout de bras lors de la marche à la tombée de la nuit – vers 21h30 – qui réunissait quarante-cinq personnes, (presque) toutes habillées en noir. Pensées comme des pancartes poétiques en guise de revendications, elles font référence à l’Égypte antique, au Sumer et au brutalisme, empruntant au lexique des formes du duo franco-luxembourgeois tel le scarabée-cigale, l’usine, le serpent, le pied… Elles n’ont pas été nettoyées après la procession, comme si elles avaient été chargées d’une force occulte, si elles avaient tutoyé le sacré, ce qui explique la présence de traces de terre sur certaines. Ces objets rituels composent un hommage aux migrations d’hier, d’aujourd’hui et de demain. Ils font également référence à la jungle du Guatemala, sans doute la plus hostile du monde en raison de sa densité. C’est enfin un hommage à la nature à travers l’acte peu commun de marcher de nuit dans la nature, exception faite des migrants dont le statut de clandestin les contraint trop souvent aux déplacements nocturnes.

Illustration 4
Vue de l'exposition Traversée de nuit de Martine Feipel et Jean Béchameil, Centre d'art contemporain de Châteauvert, du 8 juillet au 26 novembre 2023 © Jean Belvisi

L’orage qui menaçait le tournage deux heures auparavant a engendré une brume qui accompagne la déambulation dans le film. La pleine lune vient renforcer cette ambiance surnaturelle, presque mystique, cérémonielle. Le film accuse un côté très pictural. Il s’enveloppe d’une douceur onirique qui rappelle la technique du sfumato très usitée par les peintres italiens de la Renaissance. Série de quatre bannières aux couleurs chatoyantes produites spécifiquement pour l’exposition, « Catch Fire »(2023) s’inscrit dans la suite de la série « Ni robot ni esclave » (2019), bien qu’elle soit cependant dépourvue de slogans écrits, le duo ne conservant que les motifs géométriques se détachant sur des fonds très colorés. Si ces bannières renvoient aux luttes et aux marches qui les ont accompagnées, faisant référence aux Suffragettes notamment, elles s’inspirent aussi des œuvres textiles des années vingt de Sonia Delaunay et du Bauhaus. On retrouve ces dernières influences dans les bas-reliefs qui font aussi référence aux murs anti-bruit. C’est le cas de « Electric eclipse » (2017), sculpture réalisée en résine acrylique – technique plébiscitée par le duo lui permettant un rendu d’aspect artisanal en même temps qu’immaculé –, qui témoigne de l’imprégnation de l’héritage des peintres et des architectes du modernisme du siècle dernier. Ils empruntent directement au répertoire de formes et de couleurs caractéristiques de la période pour la réalisation des bas-reliefs auxquels ils adjoignent une motorisation. L’œuvre se construit et se déconstruit avec le mouvement, revenant toujours à sa position initiale.

Illustration 5
vue de l'exposition Traversée de nuit de Martine Feipel et Jean Béchameil, Centre d'art contemporain de Châteauvert, du 8 juillet au 26 novembre 2023 © Jean Belvisi

L’exposition est traversée par une œuvre sonore qui laisse entendre de légers bruissements de forêt. Tout juste audibles, ils s’évaporent en se mêlant aux sons des vidéos « Traversée de nuit » et « Hotel Utopia », cette dernière servant de point de départ à l’exposition dans son désir de traversée. En 2018, lors d’une résidence à Ibiza proposée par l’association Ses dotze naus, Feipel et Bechameil font d’un hôtel inachevé de l’architecte catalan Josep Lluis Sert (1902-1983), véritable manifeste de l’architecture moderne, le personnage central de la vidéo « Hotel Utopia ». Accompagnés des habitants de l’île et d’étudiants du workshop qu’ils animent durant leur séjour, ils en repeignent les murs d’une palette douce qui va du vert d’eau au jaune pâle en passant par le rouge corail pour mieux l’habiter poétiquement. L’opération est aussi symbolique que réversible. Elle vient révéler la beauté et la fragilité d’une ruine contemporaine.

Illustration 6
Martine Feipel & Jean Béchameil, Hotel Utopia, capture d'écran, vidéo, 2018 © Feipel Béchameil

Comme toujours, la scénographie a été extrêmement travaillée. Martine Feipel et Jean Bechameil imprègnent leurs œuvres des codes de la mise en scène, créant un véritable dialogue entre les pièces par une proximité des formes, une connivence d’esprit. À partir d’objets, d’histoires, de lieux, ils inventent des œuvres qui par leur côté à la fois ludique et esthétique tutoient le merveilleux. Ces archéologues du présent n’ont aucune certitude sur les modèles sociaux et culturels qu’ils ne cessent d’interroger.  Si leur rêve d’humanité passe par la recherche d’une certaine beauté plastique, il s’incarne dans une production engagée, une politique faite poétique.

Illustration 7
Martine Feipel & Jean Bechameil Traversée de nuit 2023 vidéo coproduction centre d'art contemporain de Châteauvert © Jean Belvisi

MARTINE FEIPEL & JEAN BECHAMEIL, « TRAVERSÉE DE NUIT » - Commissariat : Lydie Marchi, directrice du centre d'art contemporain de Chateauvert.

Jusqu'au 26 novembre 2023.

Mercredi, samedi et dimanche, de 14h à 17h.

Centre d'art contemporain de Châteauvert
460, chemin de la Réparade
83 670 Châteauvert

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.