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Des arbres morts pendent du ciel au-dessus d’une barque verte. Au fond, côté jardin, une cabane en matière translucide depuis laquelle percent de multiples couleurs, se reflète dans le sol ultra brillant de l’avant-scène de sorte qu’on ne sait plus très bien quel est l’endroit de l’envers. Ces éléments colorés surgissent d’une nuit qui semble permanente, en atténuent la noirceur quotidienne. La civilisation humaine éclate au début du XXIIème siècle, à la suite d’un accident écologique qui provoque une augmentation des températures se stabilisant autour de 60°C en moyenne. Les populations, qui ne cessent de s’adapter à leur environnement, ne peuvent plus désormais sortir en extérieur sans porter une tenue de protection. Celle-ci devient littéralement une seconde peau. La reproduction humaine par fécondation naturelle a quasiment disparu – dans le monde, seulement six grossesses ont été recensées durant les cinquante dernières années – tout comme les accouchements en raison du taux extrêmement élevé de mortalité maternelle – seules vingt pour cent des femmes y survivent. Ces informations sont délivrées par Pagona – formidable Judith Henry – dès la première scène introductive. Accompagnée de Taschko et Posch, les deux autres personnages du récit, elle offre d’emblée un état des lieux de ce monde d’anticipation. Pagona est à la fois narratrice et protagoniste d’un spectacle qui pratique en permanence un va-et-vient entre plateau, adresse au public et voix off. L’histoire se déroule à travers le souvenir des scènes vécues qu’elle décrit. L’ensemble prend la forme d’un long poème qu’elle adresse à sa future fille, entremêlé de scènes de flash-backs, le tout sur fond de peinture, de désir et de nostalgie. Dans un monde où le soleil a disparu, que reste-t-il sinon le théâtre, la représentation et le verbe ?

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« Ce n’est qu’un début. Nous sommes en 2175 »
Dans ce monde dépourvu d’avions, d’ordinateurs, de téléphones portables… dominé par un silence assourdissant, où la peau des humains est devenue si fine qu’elle ne permet plus le toucher, une étrange histoire d’amour à trois va se nouer au centre de laquelle se trouve Taschko, peintre dont la fragilité cache le traumatisme d’un viol. Il attire Posch, patron d’une entreprise florissante de parois protectrices en Dhermaplaste – nom commercial d’une matière à base de peau humaine synthétique –, qui l’emploi, le soigne, l’aide à se reconstruire, sans que l’on ne connaisse vraiment ses intentions. Il attire Pagona, qu’il rencontre dans le café où elle est serveuse, le jour où il réalise la peinture d’un soleil couchant sur l’une des parois fraichement posées. Ils tombent amoureux mais la force de cet amour ne sera pas suffisante pour que Taschko dépasse ses peurs et touche le corps de Pagona. C’est au cours d’un second viol, celui de Pagona par Posch, que sera conçue leur fille.
« Mettre en scène Nostalgie 2175, comme souvent chez Anja Hilling, c’est s’interroger sur la représentation de la catastrophe[1] » indique Anne Monfort. Nous sommes ici après la catastrophe, dans un monde post-apocalyptique dont l’énergie de vie qui s’en dégage parait être contradictoire. « D’emblée, le texte m’a donné l’envie d’un dispositif scénographique d’avantage de l’ordre de l’installation[2] » précise-t-elle. L’étrange atmosphère créée par les éléments du décor telles la barque bleue ou la cabane multicolore confère à l’ensemble l’effet d’un songe, entre nostalgie et désir. Le décor se compose sur la volonté de ne pas raconter la sècheresse par la sècheresse. Anne Monfort explique ses envies de végétaux, de couleurs. Un décor mouvant qui reconstituerait la nature à une époque dépourvue de son, d’insecte, où tout a disparu. Si l’intitulé de la pièce fait référence à la chambre d’hôtel dans laquelle s’est passée l’insémination, la nostalgie revêt un double sens ici. Elle est à la fois celle d’une époque et celle amenée par la question des films. Ce qu’il reste du XXème siècle est contenu dans les quatre cent vingt VHS de la bibliothèque de Posch. Héritée de sa mère, cette collection unique est la source principale d’inspiration des peintures de Taschko. Elle témoigne d’un monde à jamais disparu, une sorte d’Eden pleuré par les humains de 2175. Anne Monfort a pour habitude de se servir du passé pour éclairer le présent. La pièce opère ici un mouvement inverse en formulant des hypothèses futuristes à partir d’aujourd’hui. « J’ai aimé la confrontation à cet univers parallèle, qui ne cesse d’évoquer aujourd’hui, mais sur le mode de la parabole et de la poésie[3] » confie-t-elle.
Le son, extrêmement travaillé, a fait l’objet d’une commande spécifique passée à la compositrice espagnole Núria Giménez-Comas et à l’IRCAM. Anne Monfort souhaitait que la partition puisse incarner les sonorités de 2175. L’œuvre musicale se rapproche d’un Oratorio très poétique et en même temps très concret, une musique très contemporaine composée sur des instruments classiques, à l’exception d’un violon synthétique qui vient symboliquement illustrer la reconstruction de Taschko. Le son apparait véritablement comme le quatrième acteur de la pièce. Plusieurs références cinématographiques la traversent. Quatre films sont plus explicitement cités : « Dirty dancing », le « Grand bleu », « My own private Idaho » et « Plein Soleil » à qui la barque bleue fait référence.

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« Un doux animal noir s’est posé sur ses souvenirs »
Le spectacle se confond avec le testament de Pagona. Celle-ci, consciente de sa probable disparition au moment de son accouchement, entreprend de filmer sa grossesse à l’adresse de l’enfant à naitre. Lucide, elle connait le sort réservé à celles qui donnent la vie. Heureuse, elle l’est assurément. L’idée d’enfanter la transporte, de donner une famille – qu’elle ne connaitra pas –, à Taschko, semble plus fort que la mort. Le récit prend place dans sa mémoire, dans le souvenir, opérant ainsi une mise à distance du texte. La première partie déroule le fil avant de basculer dans une mémoire trouée par le traumatisme de deux viols qui se répondent, le premier subi par Tachko, le second par Pagona. Le désir de se toucher est d’autant plus grand qu’il est interdit. Le refus de Taschko de quelque sorte de contact que ce soit a pour origine le viol qu’il a subi. Depuis, il n’a touché personne, pas même serré une poignée de main.
Anne Monfort se saisit du texte d’Anja Hilling dix ans après son écriture, avant le confinement donc. La réalité semble désormais avoir rattrapé la fiction. La peau, omniprésente, devient un matériau d’autant plus essentiel en raison de ses vertus protectrices. L’invention du Dhermaplaste, que l’on trouve à la base de vêtements mais aussi de décors muraux qui permettent l’isolation de l’extérieur, fait la fortune de Posch. L’image de Judith Henry dans un imperméable transparent est la parfaite allégorie de cette deuxième peau. Comment peut-on s’aimer sans se toucher ? Pourquoi mettre un enfant au monde quand ce dernier disparait ? Pagona ne se résigne pas pourtant. « Le cœur fait ce qu’il a toujours fait. Il bat. Dans un monde silencieux ». La scène devient, malgré la catastrophe, le lieu où se déploie une quête de la beauté.
[1] Anne Monfort, « Entre nostalgie et désir », feuille de salle de Nostalgie 2175, CDN Besançon – Franche-Comté, du 18 au 20 janvier 2022.
[2] Ibid.
[3] Ibid.

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NOSTALGIE 2175 - Texte Anja Hiling, texte publié aux éditions Théatrales, éditeur et agent de l’autrice. Traduction Silvia Berutti-Ronelt et Jean-Claude Berutti. Mise en scène Anne Monfort . Collaboration artistique Laure Bachelier. Avec Mohand Azzoug, Judith Henry et Jean-Baptiste Verquin. Scénographie et costumes Clémence Kazémi assistée par Vérane Kauffmann. Composition musicale originale Nuria Gimenez Comas, commande de l’Ircam-Centre Pompidou. Création, régie lumières et régie générale Cécile Robin assistée d’Alexandre Schreiber. Régis son Guillaume Blanc. Assistante à la mise en scène Julia Dreyfus dans le cadre du compagnonnage. Administration, production et communication Coralie Basset et Nancy Abalo. Production et diffusion Florence Francisco et Gabrielle Baille – Les Productions de la Seine. Production day-for-night. Coproduction (production en cours) CDN Besançon Franche-Comté, ThéâtredelaCité-CDN de Toulouse Occitanie, Théâtre National de Strasbourg, L’Espace des Arts – Scène Nationale Châlon-sur-Saône Les Scènes du Jura – Scène Nationale, de l »ARC-Scène Nationale Le Creusot, ARTCENA aide à la création, IRCAM- Centre Pompidou. Avec la participation artistique de l’ENSATT et le soutien du Théâtre du Peuple-Bussang-Maurice Pottecher, Quint’est réseau spectacle vivant Bourgogne-Franche-Comté Grand Est.
Du 18 au 20 janvier 2022 à 20h30,
Centre Dramatique National de Besançon-Franche-Comté
Avenue Edouard Droz 25 000 Besançon
Théâtre de la Cité CDN de Toulouse, du 25 au 28 janvier 2022
1, rue Pierre Baudis 31 000 Toulouse
Les Scènes du Jura, Scène nationale à Dole , le 1er février 2022
L'arc Scène nationale Le Creusot, le 3 février 2022
Esplanade François Mitterand BP 5 71 201 Le Creusot Cedex
Espace des Arts - Scène nationale de Chalon-sur-Saône, du 15 au 16 mars 2022
5, avenue Nicéphore Nièpce CS 60022 71102 Châlon-sur-Saône Cedex