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Sur la scène côté jardin, un car est garé de trois quarts face. Trois haut-parleurs : un sur le véhicule, un autre à côté, un dernier à l’opposé côté cour, et quelques cailloux disposés en cercle au sol, complètent un décor qui rappelle les grands espaces de l’ouest étasunien, lui donnant des accents de western contemporain. À l’intérieur du bus, un petit groupe de personnes écoute les conseils et recommandations du guide à la voix posée et rassurante, au son d’une mélopée interprétée en direct au synthétiseur, une antienne douce et mélancolique, leitmotiv musical qui rythme la pièce de bout en bout et dont l’onirisme souligne l’irréalité, comme s’il s’agissait d’un songe. Autorisés à quitter le véhicule au terme d’un voyage que l’on imagine long, six hommes en costume et deux femmes à la chevelure blonde vont alors se mettre à explorer, chacun à sa manière, les alentours de ce lieu qui semble abandonné, réminiscence d’une société à l’arrêt. La démarche à la fois chaloupée et craintive de l’un donne le ton de la pièce, empreinte de légèreté et de fantaisie, deux états caractéristiques de l’art de Philippe Quesne.

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Pour ces explorateurs du futur en quête de transcendance, le rituel, entre Mea culpa et résilience, va servir de réceptacle aux grands questionnements d’aujourd’hui, à l’image de cet œuf gigantesque que l’on érige et vénère – en dansant autour de façon circulaire, chacun muni d’un instrument de musique produisant une mélodie délicieusement andine –, avec ce que l’on trouve sur place, dans la mémoire disponible du lieu, du théâtre mais aussi de l’intime. Une toile gigantesque et magnifique recouvre peu à peu le fond de scène, figurant un horizon encore possible. La pièce se fait alors allégorique, l’entreprise d’un voyage intérieur permettant la prise de conscience et la sauvegarde de notre environnement vital. Si, pour les protagonistes shootés à l’oxygène, il est déjà trop tard, s’ils n’ont d’autre choix que d’effectuer ces voyages dans le temps à la poursuite de réponses dont on connait les solutions depuis bien des années déjà, c’est parce que tout se joue ici et maintenant, que demain il sera trop tard. Et la très grande beauté de la pièce sublime d’avantage encore ce que l’on aura définitivement perdu. C’est bien le drame de l’humanité que de ne voir l’éclat des choses qu’une fois que celles-ci ont disparu.

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Une énigme inspirante
Célébrant les vingt ans de la compagnie Vivarium Studio[1], la nouvelle création de Philippe Quesne prend pour point de départ le célèbre retable en forme de triptyque de Jérôme Bosch, peint entre de 1503 et 1515 : « le Jardin des délices ». Cette œuvre, conservée au musée du Prado à Madrid, fascine et intrigue, notamment par la richesse des motifs qui la composent, mélange savant de monstrueux et de merveilleux. Si ses multiples sens sont encore débattus, elle renseigne néanmoins sur les croyances et l’importance de la religion à une période charnière qui va de à la fin de l’époque médiévale au début de la Renaissance, le Primitif flamand ayant une prédilection pour la représentation des angoisses et des superstitions de son temps. Pour le metteur en scène, qui, en plus des arts visuels et du cinéma, s’est souvent inspiré de tableaux pour inventer ses spectacles, d’Albrecht Dürer à Caspar David Friedrich, l’art dans son ensemble sert à nourrir les imaginaires. « Une des hypothèses historiques veut d’ailleurs que Bosch se soit inspiré des troupes théâtrales itinérantes de l’époque. La connivence entre les arts n’est pas nouvelle[2] » précise-t-il. C’est la première fois cependant qu’il reprend le titre d’une œuvre existante. Même s’il rappelle qu’il ne s’agit là que du nom d’usage du tableau, non pas du titre choisi par Bosch lui-même, reprendre ce titre à son compte permet de tisser des liens et des rapprochements avec le tableau, « en convoquant indifféremment l’histoire de l’art et les sciences humaines, la culture populaire et les questions sociopolitiques qui nous habitent, l’absurde et la réflexivité[3] ».

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L’artiste « pose un état du monde qui témoigne sans doute de ce qu’on vivait, voyait et croyait à l’époque[4] »explique-t-il, avant de poursuivre : « Il y a dans la toile un aspect très puissant, comme une collecte qui archiverait les temps passés et à venir dans un cabinet de curiosité. L’espace qu’il ouvre entre le passé et le futur, entre le réel et le fantastique, résonnait avec le théâtre que nous faisons avec ma compagnie ». Dans cet espace ouvert et entre-deux, il interroge notre rapport à la nature dans une société en pleine mutation, alors que la sixième extinction massive des espèces a été largement sous-estimée[5]. Sur le panneau lumineux posé au sol côté cour défilent les mots, les phrases, qui composent les textes que la poète Laura Vazquez a écrit spécifiquement pour la pièce, approchant le tableau par la question des mollusques, coquillages, coquilles vides, par les cratères, les pierres, la sédimentation. Ces textes seront repris pour être déclamés, dans la seconde partie du spectacle.

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L’incommensurable beauté du monde
« Nous avons parlé du tableau, l’avons beaucoup regardé, et j’ai utilisé les premières collectes de ce que cela inspirait aux comédiens, notamment des gestes et positions presque chorégraphiques, façon bestiaire[6] »précise Philippe Quesne lorsqu’il explique la façon dont s’est déroulée l’écriture au plateau. « Nous traversons le tableau en nous attachant aux indices sur nous-mêmes et notre époque, comme dans un film de science-fiction[7] » dit-il encore. Le spectacle a tronqué son magnifique cadre minéral de la carrière de Boulbon, où il a été créé l’été dernier pour le Festival d’Avignon, pour une immense toile peinte recouvrant la totalité du mur de scène, figurant un horizon qui aujourd’hui est encore permis. C’est bien de cela que les protagonistes s’émerveillent lorsqu’ils contemplent le décor peint, de la possibilité d’un avenir.

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Ce décor peint ne se dévoile aux spectateurs qu’après le début de la pièce quand, lorsque tous s’affairent à démonter l’intérieur du bus afin de le transformer en scène – dans les spectacles de Philippe Quesne, la présence d’une scène dans la scène est récurrente. Les personnages testent eux-mêmes des fragments de pièce, le public constituant un second filtre – l’une des comédiennes actionne le bouton électrique qui permet de lever et, ici en l’occurrence de descendre le rideau de scène. Le paysage-horizon apparait alors petit à petit au public, rendant un peu plus désirable encore ce monde de carton-pâte revendiqué par le metteur en scène. À la tension dramatique, il préfère l’observation patiente et amusée du monde tel qu’il va. Aux figures triomphantes, il impose ses antihéros de l’ordinaire et fait du quotidien un émerveillement. Certes, il n’est pas des plus optimistes pour l’avenir qui s’annonce, mais il continue néanmoins d’explorer des mondes utopiques. À défaut de changer le monde pour faire en sorte que l’utopie ne devienne concrète – il est déjà trop tard – il croit fermement qu’il est encore possible de « limiter la casse », de freiner significativement l’intensité de la catastrophe qui vient, si nous agissons dans notre présent. Si l’horizon est sombre, il ne tient qu’aux humains de proposer d’autres possibles.

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Philippe Quesne est particulièrement sensible aux questions environnementales. On se souvient du « Théâtre des négociations » créé avec Bruno Latour aux Amandiers[8] à Nanterre en 2015, expérience inédite à la croisée des sciences politiques et du théâtre, réunissant quelques deux-cents étudiants pour rejouer la COP 21 et réinventer les conférences de l’ONU sur le climat. En 2019, dans « Farm fatale », sans doute sa pièce la plus sombre, le discours se faisait plus explicitement politique encore. Face à l’urgence climatique et à l’inaction des dirigeants internationaux, son théâtre poétique se radicalisait, ses personnages entraient en résistance. À la fin du « Jardin des délices », les protagonistes désignent sur la toile, à l’horizon, un point qui se fait lumineux, la prochaine destination de leur voyage, la poursuite de leur quête vers les mondes à venir. Les allégories fantastiques de Jérôme Bosch décrivent le bouleversement radical des repères traditionnels, techniques et politiques d’une époque de transition, tout comme le théâtre de Philippe Quesne qui met en scène des petites communautés humaines s’attachant à mener à bien un projet qui parait précaire ou incertain, soit autant d’alternatives à la discordance du monde, autant de façons d’habiter autrement le territoire face à la catastrophe annoncée. Avec « Le jardin des délices », science-fiction écologique flamboyante, le metteur en scène réussit à redonner foi en l’humanité et, par les temps qui courent, ce n’est pas rien.

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[1] Compagnie fondée à Paris en 2003 par Philippe Quesne « afin de concevoir et mettre en scène mes propres créations et interroger le théâtre comme un art d’assemblage, un art hétérogène ».
[2] Éric Vautrin. Entretien avec Philippe Quesne, réalisé par Éric Vautrin, dramaturge du Théâtre Vidy-Lausanne, mars 2023
[3] Ibid.
[4] Vincent Théval, « Croire avec peu, c’est certainement propre au théâtre », entretien avec Philippe Quesne, propos réaccueillis par Vincent Théval pour le Festival d’automne 2023.
[5] Représentant seulement 3 % de la biodiversité connue, les vertébrés sont pourtant surreprésentés dans le calcul de la mesure de la sixième crise d’extinction de masse. Si l’on prend en compte les mollusques terrestres (escargots et limaces), ce serait ainsi 7,5 à 13 % des espèces animales et végétales quii auraient disparues dans le monde depuis l’an 1500, et non 0,04 % comme estimées jusqu’alors. Appliqué à l’ensemble des êtres vivants, ceci représente 150 000 à 260 000 espèces éteintes, voir Cowie, R.H., Bouchet, P., Fontaine, « The Sixth Mass Extinction: fact, fiction or speculation? », Biological Reviews, vol. 97, issue 2, avril 2022, pp. 640-663, https://onlinelibrary.wiley.com/doi/10.1111/brv.12816
[6] Vincent Théval, op. cit.
[7] Éric Vautrin, op. cit.
[8] Théâtre qu’il a dirigé de 2013 à 2019.
LE JARDIN DES DELICES - Conception, mise en scène et scénographie, Philippe Quesne Textes originaux, Laura Vazquez. Autres textes, en cours. Interprètes, Jean-Charles Dumay, Léo Gobin, Sébastien Jacobs, Elina Löwensohn, Nuno Lucas, Isabelle Prim, Thierry Raynaud, Gaëtan Vourc’h. Collaboration scénographique, Élodie Dauguet Costumes et sculptures, Karine Marques Ferreira Dramaturge, Éric Vautrin
Assistant à la mise en scène, François-Xavier Rouyer Collaboration technique, Marc Chevillon. Son, Janyves Coïc. Lumière, Jean-Baptiste Boutte. Vidéo, Matthias Schnyder. Accessoires, Mathieu Dorsaz. Régie générale, François Boulet, Martine Staerk. Régie plateau, Ewan Guichard. Régie lumière, Cassandre Colliard. Habilleuse, Estelle Boul. Construction des décors, Ateliers du Théâtre Vidy-Lausanne Production et diffusion, Judith Martin, Elizabeth Gay. Production Vivarium Studio, Charlotte Kaminski. Production Vivarium studio ; Théâtre Vidy-Lausanne. Coproduction Festival d’Avignon ; Ruhrtriennale ; Athens Epidaurus Festival ; Tangente St. Pölten, Festival für Gegenwartskultur ; Théâtre du Nord Centre Dramatique National Lille Tourcoing Hauts-de-France ; Maison de la Culture d’Amiens, Pôle européen de création et de production ; Les 2 Scènes, Scène nationale de Besançon ; Centro dramatico nacional (Madrid) ; MC93 – Maison de la Culture de Seine- Saint-Denis ; Le Maillon, Théâtre de Strasbourg Scène européenne ; Kampnagel (Hambourg) ; Festival NEXT ; Scène nationale Carré- Colonnes Bordeaux-Métropole ; Berliner Festspiele (Berlin) ; National Theater and Concert Hall Taipei (Taïwan)
MC 93, Maison de la culture de Seine-Saint-Denis du 20 au 25 octobre 2023, dans le cadre du Festival d'automne
Maison de la culture d'Amiens, du 23 au 24 novembre 2023
Théâtre du Nord, Lille, du 29 novembre au 1er décembre 2023, dans le cadre du Festival NEXT
Kampnagel, Hambourg, du 25 au 27 janvier 2024
Carré Colonnes Scène nationale, Saint-Médard-en-Jalles, du 5 au 6 avril 2024

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