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Billet de blog 25 octobre 2024

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Mothers. Femmes et mères en temps de guerre

En réaction directe à la guerre, la metteuse en scène polonaise Marta Górnicka compose le chant puissant d’un chœur de mères réunissant une vingtaine de femmes ukrainiennes, biélorusses et polonaises. Avec « Mothers. A song for wartime », les survivantes de guerre prennent la parole et donnent à entendre la voix comme instrument de résistance. Impressionnant.

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Illustration 1
Mothers. A song for wartime, Marta Gródicka © Bartek Warzecha

Elles sont une vingtaine à occuper la totalité de la scène, forment un groupe pas encore compact. Habillées de leurs vêtements de tous les jours, ici tous dans des teintes sombres, elles se tiennent là, devant nous. Elles sont venues nous dire une guerre qui se tient aux portes de l’Europe, mais aussi toutes celles qui ont lieu loin de ses frontières. Elles sont ukrainiennes rattrapées par l’invasion russe, biélorusses ayant subi l’oppression politique, polonaises qui ont accueilli les réfugiés en provenance de Marioupol, Kiev, Kharkiv, Soumy ou Irpin, sièges de deux batailles emblématiques de 2022. Âgées de neuf à soixante-douze ans, toutes sont des survivantes, des réfugiées, des témoins. Elles ont fui la guerre et les persécutions et vont utiliser leurs voix à la manière d’un puissant chœur antique. Sur la scène, elles se tiennent maintenant serrées les unes contre les autres. Tel un bloc inattaquable, elles avancent. « Généreux soir, bonsoir aux gens et à leur santé » entonnent-elles au son d’une grosse caisse et d’un tambourin. Arrivées sur le devant de la scène, elles se figent soudain, puis reculent au pas cadencé que scande la grosse caisse, répétant l’opération plusieurs fois. La comptine se transforme alors en marche militaire inversée, une marche qui si elle n’avance pas, résiste. Des poèmes, des incantations, des berceuses résonnent de plus en plus fort. En empruntant à la lointaine tradition des « chtchedrivky », ces chansons populaires ukrainiennes chantées aux enfants pour célébrer le renouveau du printemps, les nourrissant de leur propre expérience pour y faire résonner un langage résolument contemporain, la metteuse en scène polonaise Marta Górnicka annonce la fin de l’enfance, forcée par l’arrivée de la guerre et de ses corolaires, le désastre et la mort. Les rituels de violence contre les femmes et les civils sont invariables en temps de guerre. Il n’y a pas de place pour l’insouciance dans les conflits armés.

Illustration 2
Mothers. A song for wartime, Marta Gródicka © Bartek Warzecha

Le chœur, ce corps social vivant

« Mothers. A song for wartime », performance puissante, impeccablement dirigée, est née de la nécessité de dire l’histoire en cours à travers cette guerre qui se tient à deux heures de vol de Paris. Ce récit, chanté par des femmes et des mères ayant vécu les affres du conflit, parle de la place de celles-ci dans la guerre. Le théâtre, avec son pouvoir de transformation, apparait plus que jamais essentiel. Marta Górnicka en fait « un théâtre de nouvelles formes de solidarité. Et de nouveaux rituels ». Metteuse en scène, autrice et chanteuse, elle fonde le Political Voice Institute (PVI) en septembre 2019 au Théâtre Maxim Gorki à Berlin, poursuivant son exploration du théâtre choral contemporain initié en 2009 avec la création du CHÓR KOBIET (CHŒUR DES FEMMES) à Varsovie. Atelier pour l'utilisation de la voix, du corps et du langage collectifs, composé d’une « équipe multilingue de personnes engagées socialement et politiquement, d’interprètes, de danseurs, de chanteurs, de personnes aux expériences et aux bagages politiques variés[1] », le PVI est un véritable laboratoire social dédié à la construction de communautés ouvertes et diversifiées au travers de membres issus de milieux socialement et politiquement hétérogènes, qui cherche à renforcer les stratégies de résistance et de critique de la violence dans la vie sociale. En explorant les différentes possibilités de mettre la voix au service de la liberté, Górnicka fait des voix et des corps, de façon individuelle ou collectives, des instruments éminemment politiques. La scène devient alors le lieu de mise en œuvre de discours liés aux conflits et à leurs résolutions, donnant la possibilité aux membres des communautés d’exprimer leurs plaintes, tout en reconnaissant l’humanité de chacune d’entre elles. Le chœur envisagé comme pratique communautaire se réfère au concept platonicien de la Chorée. Il est ici compris comme un acte de guérison en nommant l’indicible par le pouvoir de la voix. Utilisées consciemment, la violence et le viol, qu’ils soient politiques ou individuels, comptent parmi les plus grandes armes de guerre. « Le travail du chœur entend mettre au jour ce qui est caché, montrer – parfois de manière monstrueusement concentrée – ce qui est absent du discours officiel[2] » indique Marta Grónicka. « C’est aussi un moyen de retrouver la mémoire, la langue et la voix : non pas la voix des femmes en tant que victimes silencieuses mais, au contraire, en tant que protagonistes de la guerre ». Lorsque les musiques et les sons traditionnels rencontrent les revendications politiques du présent, la scène redevient l’espace d’une communauté, non pas fondée sur une idéologie partagée, mais sur l’écoute sensible de l’expérience de l’Autre.

Le livret est composé, comme toujours chez Marta Górnicka, à partir d’un mélange de textes. « Les discours politiques côtoient des poèmes pour enfants, des chansons pop, des berceuses, des mots de Lessia Ukraïnka et des plus grands poètes dramatiques et choraux, Sophocle et Euripide... » précise-t-elle, envisageant le langage comme un terrain de jeu. Le monologue des mères est le moment qui subvertit la forme. Elles ne sont plus des interprètes mais des femmes qui partagent leur expérience de vie. La caméra n’interviendra qu’une seule fois au cours du spectacle, faisant un gros plan sur le dos dénudé de la très jeune fille sur lequel on marque son nom et sa date de naissance. « Quand les villes étaient bombardées en Ukraine, on a vu des mères écrire au feutre sur le dos de leurs enfants leurs noms, prénoms et leurs coordonnées. Elles le faisaient au cas où il arriverait quelque chose aux enfants, pour qu’ils puissent être identifiés ou retrouvés » indique encore Marta Górnicka.

Illustration 3
Mothers. A song for wartime, Marta Gródicka © Bartek Warzecha

Spectacle choral, « Mothers. A song for wartime », est un acte fort performé par un ensemble transgénérationnel de femmes unies dans un même chant, une même énergie vitale s’opposant aux forces destructrices de la guerre. Vengeresses ou pleureuses dans la tradition des chœurs du théâtre antique, les mères inventent ici une contre-lamentation à travers la recréation du motif ancestral de l’Anasyrma, geste qui consistait pour les femmes à soulever leurs jupes face à une armée tel un acte de protestation et de moquerie. « Il était important pour moi de commencer par un motif d’opposition à la guerre, par une source de puissance qui s’oppose à la destruction[3] » explique Marta Gródicka. En débutant par une chtchedryvka, chanson-vœu de renaissance et de prospérité, elle autorise le chœur à aller chercher ce qui est vivant sous les décombres.

[1] « Interview with Marta Górnicka », in Brochure de saison #20 du Maxim Gorki Theater, 2019.

[2] Moïra Dalant, Entretien avec Marta Górnicka, réalisé pour le Festival d’Avignon en mars 2024.

[3] Ibid.

Illustration 4
Mothers. A song for wartime, Marta Gródicka © Bartek Warzecha

MOTHERS. A SONG FOR WARTIME - Conception et mise en scène : Marta Górnicka. Avec : Liza Kozlova, Palina Dabravoĺskaja, Svitlana Onischak, Kateryna Taran, Svitlana Berestovska, Vidana Blonska, Sasha Cherkas, Yuliia Ridna, Natalia Mazur, Aleksandra Sroka, Katarzyna Jaźnicka, Bohdana Zazhytska, Anastasiia Kulinich, Hanna Mykhailova, Katerina Aleinikova, Elena Zui-Voitekhovskaya, Kamila Michalska, Maria Robaszkiewicz, Polina Shkliar, Volha Kalakoltsava. Livret : Marta Górnicka et ensemble (ukrainiens, biélorusses, polonais). Musique : Marta Górnicka. Musique traditionnelle ukrainienne, biélorusse et polonaise et citation de Shchedryk de : Mykola Leontovych. Chorégraphie : Evelin Facchini. Scénographie : Robert Rumas. Costumes : Joanna Załęska. Collaboration musicale : Wojciech Frycz. Production Fondation CHORUS OF WOMEN (Varsovie), Maxim Gorki Theater (Berlin). Coproduction Teatr Powszechny (Varsovie), Festival d’Avignon, Maillon Théâtre de Strasbourg – Scène européenne, SPRING Performing Arts Festival (Utrecht), Tangente St. Pölten – Festival für Gegenwartskultur Production déléguée France Sens Interdits. Soutiens l’ONDA – Office National de Diffusion Artistique, Nowy Teatr (Varsovie), Freedom Foundation (Varsovie), Przystanek Świetlica, Sunflower Solidarity Community Center, centre d’accueil de l’université de Varsovie et l'institut polonais de Paris. Projet cofinancé par la Ville de Varsovie.

Théâtre du Rond-Point, Paris, du 15 au 19 octobre,

TNP - Théâtre National Populaire, Villeurbanne, du 24 au 25 octobre, dans le cadre du Festival Contre-Sens,

Maxim Gorki Theater, Berlin, le 2 novembre,

Euro-scene Festival, Leipzig, le 7 novembre.

Mothers. A song for wartime, Marta Gródicka © Théâtre du Rond-Point, Paris

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