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Billet de blog 25 novembre 2023

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Habiter l’enfance

À Saint-Gaudens, la Chapelle Saint-Jacques prolonge le second film de Valérie du Chéné et Régis Pinault par une exposition au titre éponyme. « À pas chassés » réinvestit les images cinématographiques à l'aide de dessins, d'objets, d'affiches, de peintures et de sculptures, plongeant le visiteur dans une installation immersive qui fait disparaitre le film pour mieux réactiver l'esprit des lieux.

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Illustration 1
Vues de l’exposition À pas chassés de Valérie du Chéné et Régis Pinault, Chapelle Saint-Jacques centre d’art contemporain, Saint-Gaudens, 2023. © Photo : François Deladerrière.

« À pas chassés » est le titre d’un court-métrage de Valérie du Chéné et Régis Pinault tourné à l’été 2022 à Portbou, petit port de pêche méditerranéen du nord de la Catalogne, première commune espagnole lorsqu’on passe la frontière depuis Cerbère. C’est aussi et surtout le lieu où le philosophe allemand Walter Benjamin, dont la pensée est essentielle aux deux artistes, s’est donné la mort le 26 septembre 1940. Le film s’inspire de sa vie, évoque à travers un récit son passage de la frontière franco-espagnole. Il s’ouvre sur la scène d’une enfant absorbée dans sa lecture d’une bande dessinée, et se termine sur la disparition d’un fantôme. L’exposition propose une version spatiale du film, qui en constitue donc le socle, investissant la Chapelle Saint-Jacques, centre d’art contemporain à Saint-Gaudens, au pied des Pyrénées, à l’aide d’objets, dessins, vidéos, peintures, sculptures, affiches, qui réinvestissent les images cinématographiques. Les deux artistes partent de l’espace filmique pour en faire un scénario plastique. « On attend que l’idée de l’expérience puisse aller vers un enchainement » confie Régis Pinault, un peu comme si on passait d’une scène à une autre. Comment créer une scène de montage en espace ? Le récit et sa mise en volume propose la même chose mais différemment. On est dans le film et à côté du film à la faveur de la dérive intuitive consécutive à une sorte de lâcher-prise des artistes. Trouver un glissement qui amène vers des possibles, faire un pas de côté, décentrer le regard, laisser la part de découverte la plus grande possible : pour Walter Benjamin, « dans le jeu s’ébauche la première forme d’expérience individuelle[1] ».

Illustration 2
Vues de l’exposition À pas chassés de Valérie du Chéné et Régis Pinault, Chapelle Saint-Jacques centre d’art contemporain, Saint-Gaudens, 2023. © Photo : François Deladerrière.

« Regarder à quelle heure la lumière du phare tombe »

Valérie du Chéné et Régis Pinault travaillent ensemble depuis plusieurs années autour de projets qui unissent cinéma, volume et peinture. « À pas chassés » est leur second film après « Un ciel couleur laser rose fuchsia » réalisé en 2019. La première développe une pratique de peinture, installation, volume et dessin axée sur la couleur, la relation à l’autre et l’expérience de l’espace. Qu’il soit monumental, prenant la forme d’installation, de walldrawing, ou intime, à travers des dessins ou des objets, son travail embrasse bien des formes réunies par le langage, qui occupe une place parfois discrète mais constante dans son œuvre. Quant au second, il déconstruit le réel en jouant avec la plurivocité des formes et du langage pour susciter l’imaginaire du spectateur, entre réalité et fiction, prosaïsme et poésie, analyse et contemplation. Un sentiment d’inquiétante étrangeté traverse ses œuvres.

Illustration 3
Vues de l’exposition À pas chassés de Valérie du Chéné et Régis Pinault, Chapelle Saint-Jacques centre d’art contemporain, Saint-Gaudens, 2023. © Photo : François Deladerrière.

« Valérie du Chéné et Régis Pinault cherchent à ne pas tromper l’enfant qui est le plus proche d’eux, celui ou celle que l’âge adulte a su protéger » écrit Valérie Mazouin, directrice de la Chapelle Saint-Jacques et commissaire de l’exposition, dans le texte qui l’accompagne. « L’enfant voit tout en nouveauté ; il est toujours ivre[2] » a écrit Charles Baudelaire. « Rien ne ressemble plus à ce qu’on appelle l’inspiration, que la joie avec laquelle l’enfant absorbe la forme et la couleur ». Le film et l’exposition constituent la trace de cette ivresse de l’enfance comprise comme une flânerie joueuse. « L’enfant est continuellement stupéfait, il ne connaît pas le dégrisement de l’habitude, du moins pas encore[3] ». Les écrits de Walter Benjamin entrent alors en forte résonnance plastique. La lumière, la couleur, l’enfance, thèmes majeurs pour Walter Benjamin, sont omniprésents dans le film comme s’ils en constituaient l’ossature, le squelette. C’est autour du fantôme du philosophe et de la ville métamorphosée en espace onirique que s’articule le film. Les trois thématiques – lumière, couleur, enfance – se retrouvent aussi dans l’exposition.

Illustration 4
Vues de l’exposition À pas chassés de Valérie du Chéné et Régis Pinault, Chapelle Saint-Jacques centre d’art contemporain, Saint-Gaudens, 2023. © Photo : François Deladerrière.

« On attend que rien ne bouge »

Lorsque le visiteur entre dans la Chapelle Saint-Jacques, aux délicates colonnes baroques, il est arrêté d’emblée par une rambarde bleu ciel, dont le revers est affublé d’une multitude de traits noirs figurant des vagues stylisées. Son positionnement tracé en oblique n’empêche nullement de la dépasser, que ce soit en la contournant par ses côtés restés ouverts ou même en l’enjambant, la barrière n’étant pas bien haute. Sa fonction n’est donc pas dissuasive, elle semble plutôt incarner un seuil, un interstice qui délimiterait deux mondes : le réel et l’imaginaire, la scène et la salle, la vie et la représentation de la vie. Le garde-fou n’est pas là pour empêcher les chutes. il annonce plutôt, tel un poste frontière autrefois, notre franchissement de cette démarcation, en route vers le monde du simulacre qui se tient au centre de la chapelle. Comme Alice passant de l’autre côté du miroir, ce nouveau monde est à la fois familier et inconnu, identique et différent.

Illustration 5
Vues de l’exposition À pas chassés de Valérie du Chéné et Régis Pinault, Chapelle Saint-Jacques centre d’art contemporain, Saint-Gaudens, 2023. © Photo : François Deladerrière.

Pour Valérie du Chéné et Régis Pinault, c’est une façon de déplier le film dans l’espace, d’en proposer une version et une vision parallèles en le faisant sortir de l’écran pour mieux le déployer, passer de deux à trois dimensions, établissant une sorte de décor à la fois méta et off. En pénétrant cet étrange familier, çà et là, apparaissent des phrases délicieusement absurdes. Celles-ci proviennent de notes que les deux artistes s’adressaient et qui contenaient des erreurs de langage si incongrues, comme « gonfler un matelot » ou « Vous marchez derrière vous », qu’ils ont décidé de les conserver. Elles participent de cette atmosphère étrange, celle que l’on ressent lorsque l’on rêve, la sensation d’être dans une dimension parallèle.

Illustration 6
Vues de l’exposition À pas chassés de Valérie du Chéné et Régis Pinault, Chapelle Saint-Jacques centre d’art contemporain, Saint-Gaudens, 2023. © Photo : François Deladerrière.

« Transformé en fantôme, le personnage principal entre dans le paysage. Il dort, rêve, divague, se perd dans ses fantaisies ». La chapelle au décor prégnant devient « un lieu de disparition auréolé de mystère en apparitions simultanées que sont le ciel, la mer, les objets, la couleur, la lumière, les mots, les architectures », explique Valérie Mazouin. Valérie du Chéné et Régis Pinault jouent sur différentes strates d’espaces et de langages. « L’ambivalence des émotions, l’omniprésence des sentiments offrent une projection de l’enfance dont la symbolique des objets, des couleurs et des sites géographiques témoignent : la mer, une lampe de pêcheur, une lanterne, un phare, des sphères argentées des costumes vert et brillants, des bâtons colorés, les chênes du sud, les rochers gris, noir, blanc, la nuit, le jour » écrit encore Valérie Mazouin. Projet gigogne – du film à l’exposition et de l’exposition au film –, « À pas chassés » est une invitation à habiter l’enfance.

Illustration 7
Vues de l’exposition À pas chassés de Valérie du Chéné et Régis Pinault, Chapelle Saint-Jacques centre d’art contemporain, Saint-Gaudens, 2023. © Photo : François Deladerrière.

[1] Walter Benjamin, Écrits français, Gallimard, Paris, 1991, p. 182.

[2] Charles Baudelaire, « Le génie de l’enfance », Écrits sur l’art, 1857, réed. Le livre de poche, Paris, 1992, 600 pp.

[3] Soizic Bonvarlet, « Walter Benjamin, ou la possibilité de ne pas trahir l’enfance », in Variations, revue internationale de théorie critique, 8 | 2006 : « Subjectivités libres et critique de la répression », pp. 50-58.

Illustration 8
Vues de l’exposition À pas chassés de Valérie du Chéné et Régis Pinault, Chapelle Saint-Jacques centre d’art contemporain, Saint-Gaudens, 2023. © Photo : François Deladerrière.

« À PAS CHASSÉS » de Valérie du Chéné et Régis Pinault - Commissariat de Valérie Mazouin, directrice de La Chapelle Saint-Jacques centre d'art contemporain. 

Jusqu'au 25 novembre 2023. Du mercredi au samedi de 14h à 18h. Entrée libre et gratuite.

Chapelle Saint-Jacques Centre d'art contemporain d'intérêt national
Avenue du Maréchal Foch
31 800 SAINT-GAUDENS

Illustration 9
Vues de l’exposition À pas chassés de Valérie du Chéné et Régis Pinault, Chapelle Saint-Jacques centre d’art contemporain, Saint-Gaudens, 2023. © Photo : François Deladerrière.

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