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Billet de blog 26 février 2025

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« Célébration » ou l’amertume du pouvoir

Dans un restaurant chic d’une mégapole d’Europe, un couple célèbre son anniversaire de mariage en compagnie d’un autre, avant de converser avec celui de la table d’à côté. En adaptant la pièce d’Harold Pinter 25 ans après sa création, métaphore de l’arrogance et de la vulgarité des puissants, Hubert Colas démontre la persistance d’une société égoïste basée sur des valeurs faussement démocratiques.

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Illustration 1
Célébrations, Harold Pinter, Hubert Colas © Hervé Bellamy

Lorsque le spectacle commence les comédiens sont appelés un à un, sur une musique techno-pop, par la voix d’un personnage vêtu d’un costume rouge vif apparaissant sur les trois écrans – barrés d’un X blanc sur fond noir lorsqu’ils ne sont pas activés – fixés sur le rideau en fond de scène, qui leur confie le rôle qu’ils vont jouer ce soir, comme si chaque personnage était interchangeable. Une fois la distribution terminée et les costumes enfilés, les protagonistes prennent place autour des deux tables dressées et positionnées sur une plateforme circulaire tournante, sorte de gigantesque vinyle blanc, scène dans la scène, incarnation métaphorique de la salle d’un grand restaurant branché, que seuls la serveuse et le serveur seront autorisés à quitter pour mieux y revenir au gré du service, ainsi que le personnage à l’habit rouge d’enfer, directeur du restaurant et grand ordonnateur de la soirée. La « table une » est occupée par le couple formé par Lambert et Julie, qui fête son anniversaire de mariage en compagnie de Matt et Prue. Ces derniers sont un peu plus qu’un couple d’amis puisqu’on apprendra plus tard que Julie et Prue sont sœurs et que Lambert et Matt sont frères. À la « table deux » se trouve un autre couple : Russell et Suki fêtent la future promotion professionnelle de Monsieur sans que l’on ne sache jamais quel est son métier. Durant tout le spectacle, la plateforme circulaire se mettra en branle pour ramener face aux spectateurs la table où se passe l’action. Dans ce huis-clos où la tension grandit au fur et à mesure, les personnages vont peu à peu se libérer de toute forme de bienséance pour laisser libre cours à l’expression égoïste d’une société construite sur de faux-semblants démocratiques. Derrière les atours séduisants du capitalisme qui régit nos vies se fait jour le cynisme vulgaire des dominants, à l’image du mépris que les couples manifestent aux serveurs qui, à plusieurs reprises, tentent de s’immiscer dans la conversation. Mais ne nous y trompons pas, les riches sont aussi capables de se dévorer entre eux. Le capitalisme est cannibale et n’a pas d’état d’âme.

Illustration 2
Célébrations, Harold Pinter, Hubert Colas © Hervé Bellamy

À l’arrière des armoires à dossiers

Hubert Colas adapte l’ultime pièce du dramaturge britannique Harold Pinter (1930-2008), écrite en 1999, que l’auteur avait lui-même mis en scène lors de sa création à l'Aldwych Theatre de Londres en 2000. Le metteur en scène, scénographe et directeur du festival Actoral à Marseille, fait ici le choix d’une nouvelle traduction qu’il confie à Louise Bartlett, traductrice notamment des œuvres de Kae Tempest, afin de coller au plus près du texte pour lui redonner sa puissance. Ce qui l’interpelle, c’est la façon dont la pièce résonne encore aujourd’hui. Au cours de ce diner d’anniversaire, Pinter met au jour le sexisme, le patriarcat et le repli sur soi, autant de thématiques qui sont plus que jamais d’actualité. Colas choisit de mettre en scène, non pas les protagonistes de la pièce d’Harold Pinter, mais des comédiens qui s’apprêtent à la jouer. Ouvrant cette nouvelle version, le tirage au sort qui détermine chaque soir la distribution et, par conséquent, l’interprétation des personnages, donne à la pièce des allures de jeu télévisé. En plus d’introduire une instabilité qui intéresse fortement le metteur en scène, l’acte traduit la faculté des dominés – les rôles sont distribués par le directeur du restaurant – à se jouer de ceux qui les méprisent pour mieux les amener à révéler qui ils sont derrière les masques qu’ils portent en société… et dans la pièce. Car c’est bien connu, en France comme ailleurs, l’habit fait le moine. Pourtant, dans ce restaurant chic et cher, la parole semble se délier à peine les plats servis à l’instar des clichés sur les secrétaires qui sont toutes des « salopes » d’après Russell. « J’ai passé pas mal de temps derrière des armoires à dossiers » avoue Suki, sa compagne, lorsqu’elle était elle-même secrétaire. « (…) parfois je pouvais à peine marcher d’une armoire à l’autre tellement j’étais excitée ». La métaphore mobilière renvoie à l’image de fille facile qui colle à la peau des secrétaires se faisant trousser derrière les armoires à dossiers, cliché masculiniste ici porté par celle qui fut l’une d’entre elles. Suki, ancienne secrétaire autrefois pelotée par ses patrons dont on apprend par ailleurs qu’elle a été le premier amour de Lambert, et son compagnon, Russell, sont en passe de devenir riches. À ce titre, ils se distinguent des deux autres couples bourgeois qui ne voient en eux que des parvenus. Russell la traitera bientôt de « pute » et de « conne ». Donnant à voir, derrière l’arrogance de classe, des épouses soumises et des maris abêtis – Lambert et Julie, comme Matt et Prue, sont bien incapables de se souvenir du titre du spectacle qu’ils viennent de voir à l’opéra –, la bourgeoisie d’Harold Pinter ne fait guère envie. Dans cette représentation satyrique du monde libéral, la pièce est dépourvue de quelque morale ou prise de conscience que ce soit. Sa force est justement de se situer dans l’unique célébration de l’amertume du pouvoir.

Illustration 3
Célébrations, Harold Pinter, Hubert Colas © Hervé Bellamy

Pour Hubert Colas, la création est un terrain d’exploration, « un espace où l’on accepte de ne pas savoir[1] »pour reprendre ses propres mots. « Je cherche à me déstabiliser moi-même, à ne jamais m’enfermer dans un processus trop maîtrisé. Il est essentiel de garder un rapport vivant à l’inconnu, car c’est là que se joue la véritable expérience artistique[2] » confie-t-il. Colas situe « Célébration », satire de la société bourgeoise capitaliste, quelque part entre la téléréalité et la salle d’attente du royaume des morts. La pièce se révèle à la fois monstrueuse et jubilatoire : monstrueuse dans toute la laideur qu’elle révèle des personnages, égoïstes, toxiques, suffisants, qu’ils soient conseillers en stratégie, banquiers, secrétaires, femmes vouées à l’humanitaire, tous, en servant une société où règne l’argent, le pouvoir et le cynisme nous divertissent et nous dégoûtent en même temps ; jubilatoire dans le plaisir que les comédiens ont à les interpréter, surtout si la pièce est vraiment redistribuée tous les soirs. La classe dominante y est dépeinte dans un condensé d’hypocrisie, de cynisme et de petitesse, qu’Hubert Colas semble actualiser en faisant des deux premiers couples les tenants d’une ploutocratie mondialisée et terrifiante, symptôme alarmant d’un changement de paradigme civilisationnel, à l’image du trumpisme américain gangrénant le reste du monde en actant de l’avènement des « dictatures démocratiques ». Pour mieux les déshumaniser, les confondre aussi dans leur consanguinité, le metteur en scène les affuble de masques qui les rendent plus grotesques encore. Et si les rapports humains décrits par Harold Pinter semblent quelque peu surannés, ils racontent néanmoins, même s’ils sont de plus en plus dénoncés, la persistance d’un monde libéral et capitaliste, et celle d’une société enfermée dans les archétypes du pouvoir masculin, plus que jamais à l’œuvre aujourd’hui.

Illustration 4
Célébrations, Harold Pinter, Hubert Colas © Hervé Bellamy

[1] Olivier Frégaville-Gratian d’Amore, « Hubert Colas : ‘La création doit être un terrain d’exploration’ », entretien, L’Œil d’Olivier, 21 février 2025, https://www.loeildolivier.fr/2025/02/hubert-colas-la-creation-doit-etre-un-terrain-dexploration/

[2] Ibid.

« CÉLÉBRATION » - Texte Harold Pinter. Nouvelle traduction Louise Bartlett. Mise en scène et scénographie Hubert Colas. Avec Penélope Estevez, Emile-Samory Fofana, Carine Goron, Harold Henning, Isabelle Mouchard, Perle Palombe, Thierry Raynaud, Kervens St Fort, Manuel Vallade. Son Frédéric Viénot. Lumière Sasha Pautler, Hubert Colas. Assistante à la mise en scène Lisa Kramarz Stagiaire assistant à la mise en scène Sasha Paula Régie plateau Victoria Pellissier. Production Diphtong Cie. Coproduction MC2: Grenoble, CDN Besançon Franche-Comté, Les Théâtres - Marseille. L’Arche est agent théâtral du texte représenté. Pièce créée le 19 février 2025 au Nouveau Théâtre de Besançon, vu le 21 février 2025 au Nouveau Théâtre de Besançon.

27 février – 1er mars 2025 

La Criée Théâtre national de Marseille
30, quai de Rive Neuve
13 007 Marseille

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