Hofesh Shechter. Une jeunesse anglaise

Ils sont huit. Ils sont jeunes. Ils viennent du monde entier. Sur scène, leur uniforme indique leur statut de lycéens britanniques. C’est une classe qui se tient sage tout d’abord, évoluant dans une atmosphère céleste portée par les jeux de lumière de Tom Visser. À la fin de le la première scène, un rai de soleil perce le ciel à la manière de ceux que l’on trouve dans les tableaux religieux du Caravage, quand la lumière se fait incarnation divine. Mais on oublie que Caravage est l’inventeur du noir en peinture, une peinture aux pieds sales, résolument anticonformiste pour son temps. Très rapidement, le climat change, se dégrade, devient inquiétant. L’uniforme est soudainement débraillé. Les jeunes gens à l’attitude désormais étrange, aux mouvements saccadés, ressemblent à des possédés. Les agneaux se transforment en loups sous les yeux des spectateurs. Ils basculent du côté obscur de la force, revisitant des traditions séculaires à travers les échos de danses populaires avec la même vitalité qu’ils mettaient auparavant dans les pointes et les entrechats. Au paradis promis qui ne viendra pas, ils semblent préférer l’enfer. Sans doute est-ce pour eux l’endroit de la résistance. Leur façon de rester debout, de ne pas être broyés par le système.

Hymne à la complexité de l’Angleterre, terre d’adoption d’Hofesh Shechter qui, depuis 2002, réside à Londres, « From England with love » fait le pari de chorégraphier les paradoxes au cœur de cette terre d’ouverture, généreuse et introspective, mais aussi conflictuelle par son histoire sombre, qui se confond avec celle de la domination du monde, esclavagiste et colonisatrice, capitaliste, et par son puissant attachement à des traditions fermement enracinées. C’est à une véritable quête d’identité que se livrent les danseurs, une connaissance de soi à l’épreuve de ce système amphigourique de valeurs qui n’est pas étranger à la schizophrénie.

On retrouve chez les jeunes danseurs de Shechter II cette expressivité résolument émotionnelle et cette gestuelle théâtralisée qui ont forgé le style singulier du chorégraphe israélien, le même engagement physique explosif. Le ballet, les danses traditionnelles juives – Shechter a débuté sa carrière comme danseur au sein de la Batsheva Dance Company –, les danses modernes mêlées à des gestes du quotidien, imprègnent la chorégraphie qui se pare de résonnances de hip-hop et de krump pour mieux s’hybrider un peu plus. Et c’est avec une énergie folle que les danseurs vont faire parler leur corps dans un aller-retour entre « love and hate ». À travers le solo de chacun, ils composent un autoportrait à la fois multiple et fragmenté, celui d’une jeunesse perdue, abandonnée à son sort, sommée de se taire si elle va dans le sens contraire de la société. Alors, s’affranchissant des règles, cette jeunesse va s’émanciper sur scène. Le spectacle apparait maintenant comme une lettre ouverte, une lettre de rupture, un adieu à cette vieille Angleterre, glorieuse terre d’Albion tout à la fois majestueuse et destructrice. Des réminiscences du chant choral au rock et à l’électro, la partition originale composée par Hofesh Shechter – qui signe aussi, en plus de la chorégraphie, la conception des costumes – fait la part belle aux meilleurs compositeurs classiques anglais. Dans ce tumulte musical, ils luttent contre le conformisme, entrainant le public dans les méandres de cette identité nationale, en quête de la leur. 

À rebours de l’Angleterre et du monde tel qu’il va, Shechter II est un engagement ferme de la Hofesh Shechter Company envers cette jeunesse qui est notre futur. La compagnie propose à des danseurs émergeants la possibilité de créer et de se produire sur différentes scènes devant différents publics. Pendant huit mois, près de mille-deux-cents danseurs, âgés de dix-huit à vingt-cinq ans, et issus de trente-quatre pays, ont auditionné pour « From England with love ». Huit seulement ont été retenus. Le spectacle créé en 2021 et initialement interprété par le Nederlands Dans Theater, leur appartient désormais. Loin de la carte postale, l’hommage amer et sublime d’une jeunesse anglaise.

FROM ENGLAND WITH LOVE - Chorégraphie et musique Hofesh Shechter. Lumière Tom Visser. Conception des costumes Hofesh Shechter. Musiques additionnelles Edward Elgar, Tomas Talis, Henry Purcell, William H. Monk. Avec Holly Brennan (Royaume-Uni), Yun-chi Mai (Taïwan), Eloy Cojal Mestre (Es- pagne), Matthea Lára Pedersen (Islande), Piers Sanders (Royaume-Uni), Rowan Van Sen (Pays-Bas) et Toon Theunissen (Belgique). Production Hofesh Shechter Company. Coproductions : Château Rouge, scène conventionnée – Annemasse • Espace 1789, scène conventionnée danse – Saint- Ouen • Scène nationale de Bourg-en-Bresse • Düsseldorf Festival! • Escales Danse • Théâtre de la Ville Paris • Fondazione | Teatri Reggio Emilia. Résidence de création : DanceEast, Ipswich. Première le 11 février 2021 au Zuiderstrand theater, La Haye (Pays-Bas) par le Nederlands Dans Theater 1. Hofesh Shechter Company reçoit les soutiens qui permettent à la compagnie Shechter II 2024 d’exister : John Ellerman Foundation et Harold Hyam Wingate Foundation pour l’aide à la structuration, Jerwood Arts pour le projet Jerwood ❤SII – soutenant l’insertion professionnelle des danseurs. Hofesh Shechter Company est soutenue par le Arts Council England et bénéficie du soutien de la Fondation de BNP Paribas pour le développement de ses projets. Spectacle vu le 2 mai 2024 lors de sa première française à Château Rouge, Annemasse. 

Le Figuier Blanc, Argenteuil, 26 mai,

Scène nationale de Bourg-en-Bresse, 29 mai,

Théâtre de Cahors, 18 juin,

Théâtre des Abbesses, Paris, du 4 au 13 juillet.