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Billet de blog 26 mai 2025

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Une ombre vorace, fiction documentaire alpine

Fable sur le sort d'alpinistes disparus depuis des décennies et dont les corps, avec la fonte des glaces, réapparaissent dans les montagnes, « Une ombre vorace » de Mariano Pensotti explore les méandres de l’identité, de la filiation et de la représentation à la manière d’une ascension himalayenne, une ascension théâtrale, entre vérité et mirage.

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Illustration 1
Une ombre vorace, Mariano Pensotti © Christophe Raynaud de Lage

Sur le plateau, quatre projecteurs encadrent une immense structure rectangulaire à la surface blanche dont on découvrira bientôt le revers réfléchissant, à la faveur de sa manipulation par les deux comédiens incarnant les protagonistes de la pièce. Ils entrent en scène de manière synchronisée. Deux tapis roulants serviront les déplacements de leurs imaginaires. Ils racontent, successivement et avec les mêmes mots, une tempête de neige lors d’une récente ascension de l’Annapurna, célèbre massif de montagnes de l’Himalaya au Népal. L’un est guide de haute montagne. L’autre est acteur. Le second interprète le premier dans un biopic pour le cinéma. Trouvant refuge dans une grotte lors de la tempête de neige, le premier se retrouve face au corps congelé de son père, alpiniste chevronné, disparu trente ans plus tôt en tentant une ascension en solitaire. En donnant vie à ces deux personnages, Mariano Pensotti, figure incontournable du théâtre argentin, crée une « œuvre documentaire fictionnelle », une histoire présentée comme réelle alors qu’elle est presque entièrement imaginée. La pièce est une création itinérante portée par son collectif. « Je travaille toujours avec la même équipe créative, le Grupo Marea. Nous sommes un collectif de quatre personnes et nous pouvons parfois passer plusieurs mois à discuter, à réfléchir et à collecter des idées[1] » explique Pensotti. « Pendant l’écriture, j’étais obsédé par des histoires, de plus en plus nombreuses, d’alpinistes disparus et dont les corps réapparaissent dans des montagnes un peu partout dans le monde, à cause de la fonte des glaces. Comme si la nature, violentée à l’extrême par le changement climatique, nous rendait les morts qu’elle avait longtemps gardés[2] ». Il s’agit là de son premier projet en itinérance comme il le rappelle lui-même : « C’est la première fois que nous travaillons à un spectacle destiné à l’itinérance. C’est-à-dire un spectacle qui peut être joué en intérieur comme en extérieur, soit une création adaptative[3] ». Il poursuit : « La scénographie, bien qu’elle évoque la haute montagne, reste alors modeste et transformable ».

Illustration 2
Une ombre vorace, Mariano Pensotti © Christophe Raynaud de Lage

Une double mise en abime

Le metteur en scène opte donc pour une scénographie minimaliste mais astucieuse, conçue par Mariana Tirantte. Deux tapis de course, un panneau pivotant – blanc d’un côté, miroir de l’autre – et une lumière ciselée par David Seldes composent un dispositif qui évoque à la fois la rudesse de la montagne et la dualité des récits. Cette structure, pensée pour l’itinérance, s’adapte aux lieux non théâtraux, des salles des fêtes aux espaces en plein air, rappelant les expériences théâtrales décentralisées des années soixante-dix et quatre-vingt auxquelles Pensotti rend hommage. Sur scène, les deux figures se répondent : Jean Vidal, alpiniste en fin de carrière, hanté par la disparition de son père sur l’Annapurna trente ans plus tôt, et Michel Roux, acteur précaire chargé d’incarner Vidal dans un film biographique. Les monologues des deux protagonistes, portés par Élios Noël et Cédric Eeckhout, s’entrelacent avec une précision chorégraphique, tissant un dialogue entre réalité et fiction, vécu et représentation. Ce jeu de miroirs, érigé en leitmotiv chez Pensotti, s’inspire notamment du texte de Pétrarque sur l’ascension du Mont Ventoux[4], dont la véracité douteuse devient un écho à la fiction documentaire de la pièce. Cette mise en abime dans laquelle deux figures se répondent se révèle double. À celle des protagonistes répond celle des comédiens puisque les deux personnages n’existent pas. L’histoire vraie ne l’est pas vraiment.

Illustration 3
Une ombre vorace, Mariano Pensotti © Christophe Raynaud de Lage

Le cœur du spectacle réside dans l’exploration de la filiation et de la quête de soi. Vidal, interprété avec une intensité contenue par Élios Noël, gravit la montagne pour exorciser l’ombre paternelle, tandis que Roux, campé par un Cédric Eeckhout d’une justesse désarmante, se débat avec ses propres doutes et son héritage d’acteur. Les deux hommes, bien que dissemblables, se rejoignent dans une gémellité inattendue, une reconnaissance mutuelle qui émerge au fil du récit. Mariano Pensotti est très bon lorsqu’il décortique ces liens invisibles, interrogeant ce qui unit l’individu à son histoire, à son double, à son public. L’ambition intellectuelle de la pièce est de questionner la vérité, la mémoire, et les récits que nous construisons. Les deux comédiens portent le spectacle avec une alchimie remarquable. Cédric Eeckhout, dans le rôle de Roux, excelle à rendre palpable l’angoisse d’un acteur en quête de légitimité, tandis qu’Élios Noël insuffle à Vidal une gravité teintée de fragilité, rendant crédible son périple à la fois intérieur et physique. Leur maîtrise des monologues, alternant adresse directe au public et dialogue implicite, donne au spectacle une intensité qui compense partiellement les faiblesses du rythme. Car la pièce, par son format itinérant et ses choix scéniques, semble parfois brider l’élan romanesque qui fait la force du dramaturge argentin. En effet, la mise en scène de Pensotti, bien qu’ingénieuse dans son dépouillement, ne parvient pas à transcender les contraintes de l’itinérance. Le dispositif des tapis roulants, s’il dynamise le récit, devient répétitif, et le panneau pivotant, bien que symbolique, peine à renouveler l’espace scénique au fil des quatre-vingt-dix minutes que dure la pièce. On regrette par moment l’audace visuelle des précédentes créations du metteur en scène argentin, où la scénographie amplifiait la portée des récits.

Illustration 4
Une ombre vorace, Mariano Pensotti © Christophe Raynaud de Lage

« Une ombre vorace » séduit par sa finesse conceptuelle et son questionnement sur la vérité et la représentation. En explorant la tension entre réel et fiction, entre héritage et identité, Mariano Pensotti propose un théâtre introspectif et accessible, fidèle à son désir de toucher un public diversifié sans sacrifier la complexité. À l’image de l’Annapurna, la pièce est une ascension exigeante, ponctuée de moments de grâce, notamment à la faveur de ses interprètes. Elle invite à réfléchir sur les histoires que nous portons et celles que nous jouons. Même si elle n’atteint pas tout à fait le sommet des grandes fresques de Pensotti, elle reste indéniablement une pièce à découvrir pour sa subtilité et son humanité.

Illustration 5
Une ombre vorace, Mariano Pensotti © Christophe Raynaud de Lage

[1] Entretien avec Mariano Pensotti, réalisé par Moïra Dalant en février 2024 pour la 78ème édition du Festival d’Avignon, https://festival-avignon.com//fr/entretien-avec-mariano-pensotti-349749

[2] Ibid. 

[3] Ibid.

[4] Texte d’une lettre que Pétrarque envoya en 1336 à son directeur de conscience et ami, Dionigi dei Roberti, et qu’il retravailla sans doute plusieurs fois durant les décennies qui suivirent. Pétrarque, L’ascension du Mont Ventoux, traduction de Yann Migoubert, Éditions Sillage, 2011, 48 p.

Illustration 6
Une ombre vorace, Mariano Pensotti © Christophe Raynaud de Lage

« UNE OMBRE VORACE » - Avec Cédric Eeckhout, Élios Noël. Texte et mise en scène Mariano Pensotti. Dramaturgie Aljoscha Begrich. Scénographie et costumes Mariana Tirantte. Musique et son Diego Vainer. Lumière David Seldes. Conseil artistique Florencia Wasser. Traduction Christilla Vasserot. Collaboration artistique Laurent Berger. Assistanat à la mise en scène Juan Francisco Reato, Edward Fortes. Régie générale Stanislas Pierre. Régie lumière Marie Martorelli. Régie son Sébastien Dorne. Production Festival d’Avignon. Coproduction Wiener Festwochen (Vienne), Théâtre du Bois de l’Aune/Biennale d’Aix-en-Provence, Éclat-Centre National des Arts de la Rue et de l’Espace Public-Aurillac, CCAS les activités sociales de l’énergie, La Vignette Scène conventionnée Université Paul-Valéry (Montpellier), Théâtre de Grasse, Théâtre du Champ au Roy (Guingamp) Résidence Centre social Espace Pluriel, salle de la Barbière (Avignon) Remerciements Théâtre de la Cité internationale (Paris), Odéon-Théâtre de l’Europe (Paris)

Du 20 au 24 mai 2025 à 20h

Théâtre Silvia Monfort
106, rue Brancion
75 015 Paris

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