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Figure majeure du baroque italien, Artemisia Gentileschi fut la première femme admise à l’Accademia delle Arti del Disegno de Florence. Elle s’est imposée dans un monde artistique dominé par les hommes grâce à son talent exceptionnel et à une carrière marquée par la résilience et l’innovation. Le musée Jacquemart-André à Paris lui consacre actuellement une rétrospective, treize ans après l’exposition du musée Maillol[1], qui était jusque-là la première et unique monographie de l’artiste en France. Intitulée « Artemisia, héroïne de l’art », elle réunit une quarantaine de toiles, mêlant chefs-d’œuvre iconiques comme « Judith et sa servante »(vers 1615) et œuvres rarement montrées en France, à l’image de la « Madeleine pénitente » (vers 1625) de la cathédrale de Séville. Au-delà de la réunion de ces tableaux, l’exposition, dont le commissariat est assuré par Patrizia Cavazzini, Pierre Curie et Maria Cristina Terzaghi, ambitionne de redessiner le portrait d’une artiste trop longtemps réduite à sa biographie dramatique.

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Entre Éros et Thanatos
Le visiteur est saisi d’emblée par la puissance dramatique des toiles d’Artemisia. Née à Rome en 1593, elle est formée par son père, Orazio Gentileschi (1563-1639), disciple du Caravage, et va s’approprier le langage caravagesque – clair-obscur, tension narrative, vérité crue des corps – avec une audace singulière. Dans l’atelier paternel, elle apprend les rudiments de la peinture, mais aussi la dureté d’un milieu dans lequel les femmes sont reléguées aux marges. Le talent d’Artemisia se heurte à l’invisibilité imposée par son sexe. Le XVIIème siècle, période de bouleversements artistiques, est un monde dans lequel les femmes peintres sont des anomalies, et Artemisia bénéficie d’un apprentissage rare pour une femme de son temps. Ses clairs-obscurs, d’une intensité presque charnelle, sculptent les corps et les émotions avec une brutalité contenue. « Suzanne et les vieillards » (1610), peint à seulement dix-sept ans, révèle une maîtrise technique et une audace thématique stupéfiantes. La scène, tirée de la Bible, expose le regard concupiscent des vieillards sur une Suzanne vulnérable, mais déjà, Artemisia y infuse une tension psychologique qui trahit son regard de femme sur un monde prédateur. Cette œuvre, la première signée et datée, annonce une artiste consciente de sa force, capable de traduire la tension psychologique par des jeux de lumière et des compositions dynamiques.

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Le parcours thématique évite la stricte chronologie et met en lumière la dualité d’une œuvre qui oscille entre Éros et Thanatos. Ses héroïnes antiques – Judith, Yaël, Cléopâtre – incarnent en effet une sensualité subversive et une violence assumée. « Yaël et Siséra » (1620) illustre cette ambiguïté avec une force saisissante. La lumière crue qui éclaire le piquet enfoncé dans la tempe de Siséra contraste avec la douceur trompeuse du visage de Yaël. Ici, l’artiste ne se contente pas d’imiter Caravage. Elle transcende le maître en insufflant à ses figures féminines une agentivité qui défie les conventions patriarcales de son temps.

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L’exposition s’efforce de dépasser le prisme biographique qui a longtemps réduit Artemisia à la victime du viol perpétré par le peintre Agostino Tassi en 1611 et au scandale du procès qui s’ensuivit[2]. Les commissaires insistent sur son génie artistique et son succès international, de Florence à Naples en passant par la cour de Charles Ier d’Angleterre. Pourtant, ce choix de décentrer la narration du trauma n’échappe pas tout à fait aux écueils d’une lecture féministe parfois convenue. En soulignant à l’envi la « force » et l’« émancipation » de l’artiste, l’exposition risque de retomber dans un autre stéréotype : celui de l’héroïne moderne avant l’heure, dont chaque coup de pinceau serait une revanche sur son passé. Une lecture exclusivement genrée peut limiter l’interprétation de son œuvre, en occultant sa contribution au langage baroque dans son ensemble.

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Peu après le procès, pour protéger sa réputation, Artemisia épouse Pierantonio Stiattesi, un peintre florentin, et s’installe à Florence en 1612 où elle connaît un succès remarquable. Elle devient la première femme admise à l’Accademia delle Arti del Disegno en 1616, un privilège rare qui lui ouvre les portes des cercles artistiques et aristocratiques. Elle travaille pour la cour des Médicis et peint des œuvres majeures comme « Judith décapitant Holopherne » (vers 1614-1620, Musée Capodimonte, Naples, non exposé) et « Yaël et Siséra ».Ses toiles se distinguent par leur intensité dramatique, leur réalisme psychologique et une approche audacieuse des héroïnes bibliques, souvent interprétées comme des figures d’autonomie et de résistance. Après Florence, Artemisia retourne à Rome de 1620 à 1626, avant de voyager à Venise et à Naples, où elle s’installe durablement à partir de 1630. Là, elle développe un style plus raffiné, influencé par les commandes de l’aristocratie et de l’Église, à l’image de la « Madeleine pénitente » (1625) de Séville. En 1638, elle rejoint son père à Londres à la cour de Charles Ier, où elle contribue à la décoration du palais de Greenwich en exécutant plusieurs allégories.

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Au-delà du mythe
Cette tension entre biographie et œuvre se ressent dans l’accrochage. La confrontation entre les toiles d’Artemisia et celles de son père Orazio, comme leurs versions respectives de « Judith et sa servante », est éclairante. La supériorité d’Artemisia dans la puissance dramatique et la subtilité psychologique apparait flagrante. Mais le choix de juxtaposer ces œuvres semble parfois excessivement didactique, comme si l’exposition cherchait à prouver l’évidence. De même, la mise en avant de portraits, comme l’ « Autoportrait en joueuse de luth » (1614-1615, Wadsworth Atheneum), met en exergue son talent de portraitiste et son habileté à se mettre en scène comme une figure savante et séductrice. Pourtant, le visiteur peut regretter que l’accent mis sur son « exceptionnalité » féminine éclipse parfois une analyse plus approfondie de sa technique ou de son dialogue avec les courants artistiques de son époque. La scénographie, sobre mais efficace, reflète l’esthétique caravagesque : des salles aux murs sombres laissent la lumière des projecteurs sublimer les toiles, comme si elles émergeaient des ténèbres. Cependant, les salles exiguës du musée Jacquemart-André, si elles sont pleines de charme, contraignent parfois la contemplation, surtout lorsque des groupes de visiteurs s’agglutinent autour des œuvres majeures. L’application mobile, narrée par la voix envoûtante de Valeria Bruni-Tedeschi, offre un contrepoint intéressant, invitant à une immersion dans l’univers d’Artemisia. Mais là encore, le ton parfois romanesque risque de renforcer la mythification de l’artiste, au détriment d’une approche plus analytique.

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Ce qui frappe, c’est l’incroyable modernité de l’art d’Artemisia Gentileschi qui se dévoile au fur et à mesure du parcours. Sa capacité à capter la psychologie de ses personnages, à jouer avec les contrastes chromatiques et à s’approprier les codes masculins de la peinture d’histoire en fait une figure universelle, bien au-delà du féminisme qu’on lui prête. Ses nus féminins, comme la « Vénus endormie » (v. 1626, Virginia Museum of Fine Arts), ne sont pas seulement des exercices de style. Ils révèlent une sensualité audacieuse, presque provocatrice, qui dialogue avec les attentes des collectionneurs de l’époque tout en affirmant sa propre voix. Artemisia passe les dernières années de sa vie à Naples, où elle continue de produire des œuvres pour des commanditaires européens, tout en gérant son atelier. Sa mort, probablement en 1656, coïncide avec une période d’oubli relatif, son œuvre étant éclipsée jusqu’à sa redécouverte au XXème siècle, notamment grâce aux travaux d’historiens de l’art comme Roberto Longhi qui joue un rôle déterminant en publiant en 1916 un article intitulé « Gentileschi, père et fille[3] », et aux études féministes de Linda Nochlin[4]et Mary Garrard[5].

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Finalement, l’exposition « Artemisia, héroïne de l’art » réussit à rendre hommage à une artiste d’exception, sans pour autant parvenir à s’affranchir totalement des récits convenus qui l’entourent. Si elle éclaire la virtuosité technique et l’ambition d’Artemisia, elle reste parfois prisonnière d’une narration qui privilégie l’héroïsme au détriment de la complexité. Les influences d’Artemisia Gentileschi ne se réduisent pas à un simple héritage technique ou stylistique. Elles sont le fruit d’une alchimie entre le Caravage, dont elle radicalise la dramaturgie, l’enseignement paternel, qu’elle transcende, et les traditions florentines, qu’elle détourne. Mais surtout, elles naissent de sa condition de femme, qui confère à son œuvre une urgence, une vérité intime. Artemisia ne se contente pas d’absorber ses influences : elle les confronte, les réinvente, les charge de sa propre histoire. Ses toiles, dans lesquelles la lumière déchire l’obscurité, sont autant de dialogues avec son époque – et de victoires sur elle-même. Si l’on se réjouit de la redécouverte de cette peintre majeure, on regrette que l’exposition ne prenne pas davantage de risques pour explorer les zones d’ombre – non pas celles de sa biographie, mais celles de son dialogue avec l’histoire de l’art.

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[1] Artemisia - Pouvoir, gloire et passions d'une femme peintre, musée Maillol-fondation Dina-Vierny, Paris, du 14 mars au 15 juillet 2012.
[2] En 1611, Artemisia est victime d’un viol par Agostino Tassi, un collaborateur de son père. Le procès qui suit, en 1612, est un épisode traumatique qui marque sa vie et sa légende. Soumise à un interrogatoire humiliant et à une torture physique pour vérifier son témoignage, elle maintient ses accusations, et Tassi est condamné, bien que sa peine soit légère. Cet événement, souvent surinterprété dans l’analyse de son œuvre, influence certaines de ses toiles, notamment ses représentations de figures féminines fortes comme Judith ou Yaël.
[3] Roberto Longhi, « Gentileschi, padre e figlia », L' arte: rivista di storia dell'arte medievale e moderna, 1916, XIX, 32.
[4] En 1971, l'historienne de l'art américaine Linda Nochlin publie un article influent qui remet en question l'absence des femmes dans l'histoire de l'art et contribue à raviver l'intérêt pour Artemisia Gentileschi, en la présentant comme une artiste majeure dont le talent a été négligé en raison de son genre. Son travail a inspiré une réévaluation des artistes femmes, propulsant Artemisia au rang d'icône féministe. Linda Nochlin, « Why Have There Been No Great Women Artists? », ARTnews, 1971, https://www.artnews.com/art-news/retrospective/why-have-there-been-no-great-women-artists-4201/
[5] Cette historienne de l'art féministe a approfondi l'étude de Gentileschi avec deux ouvrages majeurs : The Image of the Female Hero in Italian Baroque Art (1989) et Artemisia Gentileschi around 1622: The Shaping and Reshaping of an Artistic Identity (2001). Ses travaux rigoureux ont permis d'analyser l'œuvre d'Artemisia sous un angle artistique et contextuel, renforçant sa reconnaissance comme l'une des plus grandes peintres baroques.

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« ARTEMISIA, HEROÏNE DE L'ART » - Commissariat : Patrizia Cavazzini, chercheuse associée à la British School de Rome, conseillère de l’American Academy et membre du comité scientifique de la Galerie Borghèse, Maria Cristina Terzaghi, professeur titulaire en histoire de l’art moderne à l’université de Roma Tre et membre du comité scientifique du Museo di Capodimonte à Naples, Pierre Curie, Conservateur général du patrimoine.
Jusqu'au 3 août 2025 - Du lundi au jeudi, de 10h à 18h, le vendredi, de 10h à 22h, week-end, de 10h à 19h.
Musée Jacquemart-André
158, boulevard Haussmann
75 008 Paris

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