« Cette première exposition personnelle sera pour moi l’occasion de reprendre le contrôle sur ma place dans cette société et ainsi décentrer certains regards. Je ne cherche pas la brillance, je cherche la turbulence ».
Agrandissement : Illustration 1
Agrandissement : Illustration 2
Il y a quelques jours encore, Ibrahim Meïté Sikely était étudiant en cinquième année à l'École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris, dans l’atelier de Mimosa Echard. Depuis, il a été diplômé avec les félicitations du jury. Il avait obtenu son Diplôme National Supérieur d’Expression Plastique (DNSEP) à la Villa Arson à Nice en 2022. Aujourd’hui, sa première exposition monographique, intitulée « Je deviendrai ce que j’aurais dû être », et composée d’un corpus de nouvelles peintures inédites, occupe la galerie Anne Barrault, dans le Marais à Paris, avec une assurance presque insolente pour un artiste de vingt-neuf ans. Né en 1996 à Marseille, élevé entre Pantin et Champigny-sur-Marne, en banlieue parisienne, Sikely porte en lui les strates d’une histoire personnelle qui se superpose aux flux migratoires, aux échos du rap français et aux pixels des mangas. Influencé par Akira Toriyama (1955-2024) autant que par les icônes de l’art occidental, son travail se distingue par un mélange d’iconographies classiques de l’histoire de l’art, de culture populaire – des comics aux mangas en passant par les jeux vidéo –, et d’une dimension autobiographique issue de son parcours et de ses héritages culturels. L’artiste fusionne ces langages en une pratique picturale hybride dans laquelle la toile devient un champ de bataille cosmique, un terrain de jeu pour titans et monstres intimes. Le choix de la peinture à l’huile, opéré en 2018, est un choix politique. L’artiste inscrit sa pratique dans l’héritage de la peinture classique européenne. Ce rapprochement entre culture « populaire » et académique permet de recentrer le regard vers des récits souvent tenus à l’écart de l’institution artistique dominante. Ici, pas de mièvrerie générationnelle. Le jeune artiste nous confronte à une peinture qui palpite d’absences et de présences fantomatiques, nous entrainant dans un monde où le quotidien de la banlieue se mue en épopée mythologique dont il est, avec ses proches, le héros. Ensemble, ils deviennent les narrateurs de leur propre saga, s’emparent de leur histoire. Une manière de conjurer le sort, de renverser les déterminismes sociaux.
Agrandissement : Illustration 3
« Le refus de l’échec comme ressource d’énergie »
Au cœur de l’exposition trône « Who’s gonna save the world from them? » (2025), huile monumentale dans laquelle l’artiste interroge les questions de pouvoir, de résistance, et de responsabilité collective. Un gigantesque dragon aux yeux rouges et aux griffes acérées, tout droit sorti d’un manga japonais, la gueule ouverte, laissant apparaitre d’immenses crocs, la langue tirée, occupe pratiquement tout le tableau. Entassés en contrebas, des personnages visiblement effrayés par cette vision apocalyptique, se prennent la tête à deux mains, hurlent, sont en proie à l’hystérie. Au sommet de la toile, chevauchant fièrement le dragon, un petit garçon est vêtu d’un jean, d’un t-shirt blanc sur lequel est inscrit MAFIA K-1 FRY, du nom du collectif de hip-hop français originaire du Val-de-Marne, agrémenté d’une cape rouge à la Superman. L’enfant semble répondre au « who » du titre. Ce petit garçon rappelle celui du tableau « Tête d’étoile » (2021), c’est-à-dire l’artiste lui-même lorsqu’il était enfant, avatar protecteur face à un monde qu’il ne connait pas, un monde qui ne lui était pas destiné, qui n’aurait sans doute pas dû être le sien. Le tableau est une dénonciation en creux de la violence subie par ceux qui n’appartiennent pas à la bonne classe sociale. Il représente ici son double en super-héros dompteur de dragon et protecteur du monde face à la domination bourgeoise – le « them » du titre –, figurée par ceux, effrayés, qui s’entassent dans le bas de la composition. Le style visuel mêle une facture chatoyante, presque flamboyante, à une tension dramatique. Les couleurs sont riches, les formes parfois amplifiées, créant ce sentiment de turbulence évoqué par l’artiste, et dont parle Neïla Czermak Ichti dans le texte[1] qui accompagne l’exposition : « Il m’a dit ‘je veux faire des peintures turbulentes !!!’ et c’est ce qu’il a fait ». Ibrahim Meïté Sikely pense une peinture offensive en détournant les imaginaires pour mieux se les réapproprier, revendiquant l’association entre la douceur d’un traitement pictural chatoyant et l’intensité d’un propos.
Agrandissement : Illustration 4
Agrandissement : Illustration 5
Agrandissement : Illustration 6
Davantage intimiste, « Roxanne » (2025), plus modeste dans ses dimensions, opère un contrepoint délicat. Sur un fond de paysage et de bleu du ciel, émerge le portrait d’une femme, Roxanne, dont la pose, frontale et pourtant fuyante, renvoie aux icônes byzantines autant qu’aux avatars de jeux vidéo, plus particulièrement« Cyberpunk 2077[2] », le jeu favori de Sikely, qui plonge les joueurs au cœur d’un univers futuriste, à la fois cyberpunk et dystopique. Le portrait peint est celui de Roxanne Sumner qui, dans le jeu, incarne une prostituée faisant partie d’un groupe qui planifie de renverser le pouvoir au sein du club où elle travaille pour mettre fin à l’exploitation des filles. Les yeux, grands et vides, interrogent le spectateur avec une vulnérabilité qui désarme. L’artiste réalise ce portrait à Séoul, au tout début de son semestre d’échange à la Korean University of Arts (K-Arts), dans la capitale sud-coréenne. En proie à une grande solitude, il se tourne vers ce personnage virtuel mais rassurant parce que familier. Dans la salle suivante, Douk Saga (1974-2006), l’inventeur du coupé-décalé[3], mort prématurément à trente-deux ans, danse dans l’espace au milieu de planètes, le tout quadrillé de lasers rouges. Le portrait de la star renvoie aux origines ivoiriennes de l’artiste. « Pour moi il y a des analogies intéressantes à faire entre ces pas de danse de flambeurs et les rituels de transformations désespérés que j’ai l’habitude de voir dans l’animation japonaise. J’y vois des invocations similaires. Le refus de l’échec comme ressource d’énergie[4] » explique-t-il.
Agrandissement : Illustration 7
Agrandissement : Illustration 8
Réalisé en 2024, lors de sa résidence brésilienne à Pivô, lieu dédié à l’expérimentation artistique et curatoriale à Sao Paulo, « La Hagra (The Powerpuff Girls) » s’inspire des figurines que l’artiste collectionne. Le titre « La Hagra », expression signifiant « faire la misère » est associé à un sous-titre : « The Powerpuff Girls », titre original de la série d’animation américaine connue en France sous l’intitulé « Super nanas ». Le tableau donne à voir des femmes noires puissantes, mi-super-héroïnes, mi-catcheuses, se bagarrant avec des policiers. Ces derniers, autrefois gardiens de la paix, multiplient les violences, désormais de plus en plus gratuites, perdant toute crédibilité notamment auprès des populations racisées, particulièrement visées. Quand la violence légitime ne l’est plus, les super-héroïnes s’imposent en protectrices. Elles sont les nouvelles gardiennes de la paix. On retrouve à nouveau le dragon qui enveloppe les super-héroïnes de sa bienveillance. Au Japon, le dragon est signe de bon présage. Protecteur et bienfaiteur de l’humanité, il symbolise la bravoure, la sagesse et la persévérance. Au premier plan, un yakuza[5] représenté en buste regarde la scène de biais. Ce personnage est récurent dans les œuvres de l’artiste. À l'origine issus des milieux les plus pauvres, des exclus de la société, les yakuzas incarnent autant de figures d’altérité. « Crescendo » (2025) est le tableau le plus récent de ce nouveau corpus. L’artiste part d’une archive pour figurer, dans un cadrage serré et vu du dessus, un groupe masculin réuni dans une sorte de communion. Des silhouettes jeunes arborant des motifs graphiques – logos de marques streetwear, kanjis déformés – ont les yeux rivés vers un genre de vortex aux couleurs pastel, un tourbillon cyclonique duveteux, une faille située sous leurs pieds. Sikely s’inspire du Dôme de Richat, surnommé l’Œil de l’Afrique en raison de sa forme concentrique spectaculaire. Considérée par Platon comme l’emplacement de l’Atlantide, par d’autres comme une cité extraterrestre, cette structure géologique située dans le Sahara mauritanien ne s’observe pleinement que depuis l’espace en raison de ses dimensions exceptionnelles – 50 kilomètres de diamètre. L’étrange motif saharien fut longtemps une énigme pour les géologues dont les scientifiques viennent de percer le mystère[6]. On retrouve cette palette vive, chatoyante, caractéristique de l’artiste. Le crescendo est ici métaphorique. Il évoque une révolution lente, une montée vers une catharsis où ces figures se libèrent pour devenir ce qu'elles auraient dû être dès l'origine, des géants invincibles.
Agrandissement : Illustration 9
Agrandissement : Illustration 10
Des peintures bruyantes pour dépasser certaines blessures
La peinture d’Ibrahim Meïté Sikely emprunte au sacré et au trivial, à l’histoire de l’art et à la culture de masse, un mélange qui provoque, questionne. C’est précisément ce « déséquilibre » revendiqué qui fait sens. L’œuvre ne s’excuse pas d’emprunter à la culture populaire. Elle y puise sa légitimité. Elle ne se limite pas à un « beau tableau » mais interroge, invite « à réfléchir sur les questions de lutte, de justice, de traumatisme et de guérison ainsi que sur les regards projetés sur les corps selon leur race et leur classe socio-économique[7] ».Sikely ne verse pas dans le didactisme militant. Il infuse à la fureur une tendresse presque ironique. L’artiste s’engage, prend parti, ou plutôt, ouvre un espace de discours. « J’ai envie de faire des peintures bruyantes qui me permettent de dépasser certaines blessures[8] » explique-t-il. « J’ai toujours habité loin de là où se sont passées les “grandes choses”, je me suis construit dans les marges en piochant dans tout ce que je pouvais prendre ».
Agrandissement : Illustration 11
À la fois rigoureuse et audacieuse, l’exposition marque un moment de bascule pour l’artiste, de l’émergence vers une affirmation, une ascension vers des lendemains où l’on devient enfin soi-même. Dans sa pratique, la peinture est comprise comme un outil de pensée, de résistance, d’invention. On a hâte de voir comment, dans les années à venir, l’artiste pourra affiner sa voix, clarifier ses enjeux tout en conservant cette turbulence qu’il revendique. L’exposition se découvre avec une capacité d’attention active, prêt à explorer ce qui est à la fois manifeste – la couleur comme la figuration – et implicite – les récits comme les tensions. « Je deviendrai ce que j'aurais dû être » est une invitation à réinventer nos devenirs. En peignant ses monstres et ses sauveurs, Ibrahim Meïté Sikely adopte une posture critique sur la société, le classisme, la question raciale, le pouvoir. Avec ses fusions iconographiques virtuoses, l’artiste construit une œuvre qui résonne comme un acte de résistance poétique. Pour lui, la peinture est un sport de combat, un processus d’acquisition du pouvoir qui permet de contrôler sa propre vie, comme lorsqu’il peint son frère revêtant un costume noir de Spiderman sur lequel est inscrit « Hell never make me cry », ou lorsqu’il fait le portrait de Keanu Reeves en Johnny Silverhand dans le jeu vidéo « Cyberpunk 2077 ». Ibrahim Meïté Sikely est d’ores et déjà ce qu’il aurait dû être. « Never stop fighting ».
Agrandissement : Illustration 12
[1] Neïla Czermak Ichti, texte accompagnant l’exposition d’Ibrahim Meïté Sikely, « Je deviendrai ce que j’aurais dû être », galerie Anne Barrault, août 2025.
[2] L’une des plus populaires séries de jeux vidéo de combat de l’histoire, dont le premier épisode est publié en 1987.
[3] Genre musical ayant émergé au début des années 2000 dans la communauté ivoirienne à Paris et devenu populaire en Côte d’Ivoire et dans beaucoup de pays d’Afrique subsaharienne durant les dix années qui suivirent. Il affirme son attachement aux biens matériels, et au regard satirique sur sa société, le coupé-décalé met en avant le divertissement et la mise en scène.
[4] « Je deviendrai ce que j’aurai dû être », Exposition personnelle d'Ibrahim Meïté Sikely, galerie Anne Barrault, Cnap, 22 août 2025, https://www.cnap.fr/je-deviendrai-ce-que-jaurai-du-etre
[5] Membre d'un groupe du crime organisé (mafia) au Japon.
[6] Longtemps considérée comme une énigme scientifique, la structure est aujourd'hui interprétée comme les restes d'un volcan géant vieux de 100 millions d'années (Crétacé), totalement effondré à la suite d'une longue érosion différentielle. Voir El Houssein Abdeina, Fred Jourdan, Gilles Chazot, Hervé Bertrand, Bernard Le Gall, « How old is the Eye of Africa? A polyphase history for the igneous Richat Structure, Mauritania », Lithos, Volumes 482–483, 2024, n° 107698, https://doi.org/10.1016/j.lithos.2024.107698
[7] « Je deviendrai ce que j’aurai dû être », op. cit.
[8] Ibid.
Agrandissement : Illustration 13
« IBRAHIM MEÏTÉ SIKELY. JE DEVIENDRAI CE QUE J'AURAIS DÛ ÊTRE. » - Accompagné d'un texte de Neïla Czermak Ichti.
Jusqu'au 31 octobre 2025 - Du mardi au samedi de 11h à 19h.
Galerie Anne Barrault
51, rue des Archives
75 003 Paris
Agrandissement : Illustration 14