
Un homme et une femme, dont on apprendra quelques minutes plus tard qu’ils se prénomment Thomas et Yasmine, entrent sur le plateau qui prend des allures d’appartement. Ils viennent de faire connaissance. La soirée s’est visiblement bien passée puisqu’elle a accepté de le raccompagner jusque chez lui. L’homme parle de façon légèrement saccadée, son intonation ralentie parait étrange, rappelle un corps en état d’ivresse, la voix titubante de celui qui a passé une soirée festive un peu trop alcoolisée. Par moment, il a de brèves absences. Elle est inquiète. C’est lorsqu’elle semble vouloir partir qu’il lui avoue que ce sont les séquelles d’un accident qui a eu lieu dans sa vie d’avant, lorsqu’il était policier, que maintenant c’est terminé, qu’il a démissionné, que cette balle logée dans sa chair a fait suffisamment de dégâts pour effacer sa mémoire. D’avant, il ne se souvient plus de rien. Ce problème d’élocution, handicap qui le fait passer pour un trop bon vivant, va bientôt se révéler un stigmate périlleux. Ne jamais oublier que les apparences sont trompeuses.
Laurent et Leti – formidable Laurent Evuort Orlandi, doux géant, colosse à la fragilité magnifique formant avec Émilie Chertier un duo de résistants d’aujourd’hui –, entrent à leur tour en scène. Couple engagé, militant, ces deux jeunes activistes sont trop pleinement conscients du monde tel qu’il va pour rester à ne rien faire. Ils vivent ici, dans l’appartement avec Thom, dont ils sont les colocataires. Laurent, lui, s’est visiblement laissé griser par la soirée. Exalté, il charrie son pote, l’encourage, lui explique à sa façon l’intérêt que lui porte Yasmine, le pousse vers elle. Thom rejoint les deux femmes qui discutent entre elles. Il explique à Yasmine que Leti s’est beaucoup occupée de lui après l’accident. Yasmine l’interroge à nouveau sur son passé : « Et tes collègues ? Ils doivent un peu te manquer, quand même non » ? Petit à petit, le public comprend que ces deux-là ne sont pas des inconnus. Amnésique, Thomas l’a oubliée tandis que Yasmine n’a cessé de le chercher. « T’as quand même partagé des trucs avec eux, c’est pas un boulot évident. T’en as rien à battre » ? renchérie Yasmine. Tous ont compris qu’elle est policière, ancienne collègue de Thomas, tous sauf lui. Lorsque l’évidence ne laisse plus de place au doute, il fait pourtant mine de ne pas comprendre. N’a-t-il réellement pas saisi qui elle est ? Amnésie, déni ou refoulement ? Le subconscient de Thom refuse de revenir en arrière, dans cette vie conditionnée par le port de l’uniforme de police. Il va pourtant se prendre son passé en pleine figure. Tout à coup, les visages se figent. Le ton change. Tout bascule quand Yasmine dévoile son identité. « La réalité se disloque ».

« Je suis passé dans l’autre camp »
Désormais, la fille sympa devient suspecte. Elle sera bientôt doublement coupable. Dans la joute verbale qui s’engage alors, chaque argument est discuté, retourné, disqualifié. À la défaillance des parents pointée du doigt par Yasmine comme principale cause de l’errement et de la délinquance des jeunes de cités, Laurent précise, contextualise : « Parce que les adultes sont défaillants mais surtout parce que les adultes sont absents ! » Il explique : « Parce que maman fait des ménages pour une grande banque à l’autre bout de l’Ile-de-France, parce que son fils aîné n’a pas trouvé de travail même avec son bac +5, parce que le plafond de verre l’a découragé, parce qu’il deale pour mettre la bouffe sur la table. C’est pas pareil ». Lui est originaire de Tarbes, dans les Pyrénées : « Eh oui il y a des renois à la montagne, tu vois, le monde est vaste ! » dit-il en réponse à Yasmine lui demandant s’il avait grandi dans une cité. Le téléphone sonne à nouveau. Leti décroche. Blême, elle met le haut-parleur : « Abou Bakari Tandia 38 ans, Balé Traoré 19 ans, Samir Abbache 26 ans, Éric Blaise 28 ans, Éric Mourier 28 ans, Fethi Traoré 31 ans, Vilhelm Covaci 19 ans, Jonathan, Lamine Dieng 25 ans ». La voix de Thom égrène le nom des morts. « Zied Bena 17 ans, Bouna Traoré 15 ans, Raouf et Tina 15 et 17 ans ». Gardes à vue, course poursuites, la liste des personnes tuées par la police est longue.
Lorsque le premier mouvement du concerto pour violon op. 8 n°2 – aussi appelé « l’Été » – extrait des « Quatre saisons » de Vivaldi résonne, Laurent Evuort Orlandi se met soudain à tourner autour de la scène, en marchant d’abord, lançant quelquefois des regards au public, avant de commencer à courir, puis d’accélérer, d’aller de plus en plus vite. Dans cette course bientôt poursuite, un, puis deux protagonistes lui emboitent le pas lorsqu’il atteint leur hauteur, se placent à ses côtés, de part et d’autre, l’encadrent, le tiennent bientôt par le bras. Dans cette chorégraphie suffocante, chacun prendra le rôle de l’autre, tous seront tour à tour suspects et policiers, gendarmes et voleurs. La révélation de Yasmine donne corps aux cauchemars de chacun. Quand les mots deviennent inutiles, quand la rupture apparait irréparable, il reste la danse. Performer jusqu’à l’épuisement des corps. Comment est-il possible de mourir lors d’une vérification d’identité ?

Le contrôle d’identité, miroir des fractures sociales françaises
« 78.2 » prend pour point de départ le contrôle d’identité. Le travail débuté en 2018 par l’auteur et metteur en scène Bryan Polach avec la dramaturge Karine Sahler et les comédiens est dans un premier temps technique, focalisé sur ce qu’est une mise au sol. « Je voulais écrire une histoire d’amour impossible entre deux êtres, deux points de vue sur le monde irréconciliables » explique Polach. « Un récit entrecoupé de cauchemars venant éclairer l’intériorité́ des personnages. Un récit violent et drôle qui (...) glisserait progressivement vers l’absurde et où les corps se mettraient à danser parfois, sans en avoir l’air ». Ils interrogent ainsi les violences policières dont l’actualité brulante rattrape la pièce, à l’image notamment des manifestations des gilets jaunes. « J’écris ce texte par nécessité[1] » affirme Bryan Polach. Celui qui écrivait auparavant du rap livre un spectacle cadencé par le rythme de la parole, au jeu réaliste, à l’esthétique cinématographique. « Quelque part, j’écris pour réconcilier les gens[2] » dit-il encore.
« Je me demande si nous vivons dans le même monde qu’il y a trois ans ? » s’interroge-t-il. Ce qui a changé, c’est que les victimes et leurs proches ne se taisent plus. Ce qui aurait dû être d’emblée insupportable a été jusque-là étouffé dans le silence. Désormais, à l’image du Comité pour Adama, les gens réclament justice debout. Après un travail de terrain qui croise des méthodes d’enquêtes en art et en sciences sociales, et face notamment à l’impossibilité d’enregistrer les entretiens menés avec les policiers, un dispositif est mis en place dans lequel les récits des protagonistes sont directement mis en jeu au plateau, associant interlocuteurs et comédiens, terrain et plateau. De cette matière accumulée va naitre un spectacle qui ambitionne de « pouvoir rassembler dans une même salle des officiers de police, des militants, des habitants confrontés à des contrôles à répétition : et que chacun puisse y trouver à penser, à éprouver[3] ».

« Non, mais y’a quand même une logique coloniale qui se perpétue » affirme Laurent avant de poursuivre : « Si les gens avaient plus conscience de ça, ils sauraient pourquoi ils sont en colère ». Lorsque Yasmine lui reproche de revenir toujours au passé, préférant parler aux gamins d'écologie, il lui répond : « Oui toujours, malheureusement toujours. Le passé il reste coincé là tu vois, là ! Alors c’est pas digéré et c’est pas prêt de l’être ». L’histoire permet de comprendre le présent. Alors qu’en France la population est de plus en plus divisée, que le racisme est exacerbé parfois au plus haut niveau de l’État, autorisant ainsi une parole décomplexée, que l’extrême droite, aujourd’hui banalisée, est présente en nombre à l’Assemblée nationale, il serait peut-être temps de regarder notre histoire en face, celle d’une décolonisation dont les blessures, enfouies sous un monceau de silences assourdissants, n’ont toujours pas cicatrisées. Cette introspection nationale semble même le préalable à la construction d’un nouveau monde. « Il n’est pas possible pour un individu conscient de vivre dans une société telle que la nôtre sans vouloir la changer[4] » écrivait l’auteur britannique George Orwell en 1938. L’assertion apparait plus que jamais contemporaine. Avec pour objectif de sortir de la logique d’adversité, la pièce creuse une thématique récurrente de la compagnie Alaska : les échos de la violence sociale et intime. Écouter plutôt que dénoncer, même si les faits sont révoltants, chercher le rêve dans ces sujets « de société ». « Tu me fais penser à quelqu’un » dit Yasmine à Thom au début de la pièce. Les deux protagonistes resteront des souvenirs tant leur histoire parait impossible. Ce faussé devenu océan qui les sépare est celui qui s’est creusé entre la police et les habitants des quartiers populaires : deux points de vue sur le monde irréconciliables que tente pourtant d'unir le théâtre résolument politique de Bryan Polach.

[1] Bryan Polach, « 78.2 », Autoportraits 2021, Artcena, https://www.artcena.fr/artcena-replay/bryan-polach-782 Consulté le 17 janvier 2023.
[2] Ibid.
[3] Note d’intention,
[4] George Orwell, Pourquoi j’ai adhéré à l’Independent Labour Party, 24 juin 1938.
78-2 - Texte et mise en scène Bryan Polach. Collaboration artistique : Karine Sahler. Assistante à la mise en scène : Giuseppina Comito, Accompagnement chorégraphique : Clément AUBERT. Avec : Thomas Badinot, Emilie Chertier, Laurent Evuort, Juliette Navis en alternance avec Émilie Incertie Formentini. Scénographie : Chantal De La Coste, Création lumière : Laurent Vergnaud, Création sonore : Didier Léglise, Régie Plateau / Régie Générale : Julien Helin. Chargée de production : Éléonore Prevost. Production ALASKA. Coproductions: Maison de la Culture de Bourges, Théâtre Olympia – CDN de Tours, EPCC Issoudun, le Collectif 12, Théâtre de la Tête Noire, l’Atelier à spectacles, la Carrosserie Mesnier, la communauté de communes Terres du Haut Berry. Soutiens et résidences : CDN Orléans, Théâtre de l’Echangeur, Le 104, Nouveau Gare au Théâtre, Emmetrop, Le Grand Parquet- Théâtre Paris Villette, Théâtre de Belleville, La Pratique, La Fontaine aux Images. Avec le soutien de l'ADAMI, la DRAC Centre-Val-de Loire, la Région Centre-Val-de-Loire dans le cadre de l'aide à la résidence, aide au plan de relance et aide au projet. Le texte est lauréat de l’aide à la création de textes dramatiques - ARTCENA et de l’aide à l’écriture de l’association Beaumarchais SACD.
Du 11 au 21 janvier 2023, Théâtre Paris-Villette, Paris,
11 mars 2023, Théâtre Bretigny
