« La guerre n’est pas une aventure.
La guerre est une maladie.
Comme le typhus[1] »

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Dans le prologue à ce qui vient, Éliane, vendeuse des quatre saisons, chante tout en épluchant et découpant les légumes qu’elle vendra un peu plus tard au marché, « tout prêts à jeter dans le bouillon[2] ». Il est encore tôt. Elle appelle son fils, Louis, qui visiblement n’est pas du matin. Lui vend des mourons[3] dans les parcs à ceux qui souhaitent nourrir les oiseaux. À l’image d’Éliane et Louis, les marchands ambulants emplissent les rues de la capitale, hélant le chaland en donnant de la voix. Une cinquantaine d’expressions, réglementées en fonction de chaque corporation de métier, formaient depuis le Moyen Âge les fameux cris de Paris. En ce début de siècle, ces cris si familiers s’apprêtent pourtant à disparaitre, à passer de la rue à l’histoire. Louis a le don de comprendre le langage des oiseaux. Il entame d’ailleurs une conversation avec un rouge-gorge mais déjà la rumeur gronde.

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Louis Verrier, 274e Régiment d’Infanterie, 22e compagnie, soldat réserviste
L’archiduc François-Ferdinand vient d’être assassiné à Sarajevo et, par le truchement d’un jeu d’alliances géopolitiques, la Première Guerre mondiale éclatera un mois plus tard. Personne ne s’en doute encore mais le monde d’avant 1914, leur monde, est déjà en train de s’éteindre, sur le point d’être englouti par la chute et le démantèlement des empires russe, allemand, austro-hongrois et ottoman, pour laisser place à « la création du visage du monde contemporain tel qu’on le connaît[4] ». En ce 2 août 1914, la mobilisation générale est décrétée en France. Bientôt Louis perdra son innocence. Pour le moment, il part au front et toute la nation semble s’être donnée rendez-vous à la gare pour acclamer le départ des soldats, héros de la première armée du monde. Dans son uniforme rutilant, Louis est fier. Les filles lui sourient et, comme beaucoup, il est persuadé qu’il sera de retour avant même que les larmes ne coulent à nouveau sur les joues de sa mère. « Je vais te faire fière de moi » lui écrit-il. Et s’il est inquiet, c’est plus par souci de se faire des camarades au sein de son régiment que pour la guerre elle-même. Les enfants des classes populaires, envoyés au front comme chair à canon, n’imaginent pas ce qui les attend. Comment le pourraient-ils ? À dix-neuf ans, personne ne se projette dans les affres de la guerre. Louis va sortir brutalement de l’enfance. Le public assiste au fil de la pièce à son effondrement mental, non pas d’un seul coup, mais petit à petit, au fur et mesure que la guerre s’installe. Loin de chez lui, plongé dans un univers effrayant et absurde, il doute.

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Une si singulière (petite) forme
Commande du Festival d’Avignon 2022 et de la SACD[5] dans le cadre de « Vive le sujet ![6] », « Partie » revêt une forme singulière. Il s’agit (presque) d’un seul-en-scène. D’Éliane, la mère vendant ses légumes prêts à jeter dans la soupe dans les rues de Paris au début du siècle dernier, à Louis, son fils tapi au fond d’une des innombrables tranchées qui ont remodelé le paysage du Nord-Est de la France, la comédienne Justine Bachelet – épatante de bout en bout – incarne tous les personnages du récit avec un minimum de costumes et encore moins d’accessoires, à peine l’esquisse d’un décor ou plutôt d’un contexte. La petite forme peut ainsi voyager partout, être présentée partout. Et si la comédienne est presque seule sur scène donc, c’est qu’elle ne l’est pas tout à fait. Tamara Al Saadi fait le choix de rendre visible au plateau ce que d’habitude on s’évertue à cacher, ici, un travail artisanal du son fabriqué en direct par Éléonore Mallo, bruiteuse fascinante, qui crée un environnement sonore immersif complémentaire à l’interprétation théâtrale. De l’épluchage des légumes au maniement du balais, le bruitage se met au diapason du jeu, à moins que ce ne soit parfois le contraire.

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Sortant soudain de leurs rôles respectifs pour quelques instants, elles inventent une pièce dans la pièce dans laquelle une bruiteuse s’amuse d’une comédienne devant réitérer le geste pour lequel la première compose un son. Le multipliant à l’envi, bien plus que d’ordinaire, elle laisse l’actrice dans une incertitude gestuelle face au public, ne sachant quand et combien de fois elle doit encore anticiper ce mouvement. Inversant ainsi les rôles, la bruiteuse, femme de l’ombre, mène la danse avec un réel plaisir qui se lit sur son visage. La séquence rappelle l’âge d’or du cinéma muet, ou plutôt sa représentation dans le film musical américain « Chantons sous la pluie » (1953) de Stanley Donen et Gene Kelly, dans lequel le talent n’est pas forcément où l’on croit. C’est aussi une très belle manière de rendre hommage à ces métiers de l’ombre, parfaitement invisibles, et pourtant essentiels au bon fonctionnement du spectacle. L’épisode donne lieu à des scènes cocasses, des gags visuels, qui permettent de désamorcer le pathos éventuel de la guerre qui gronde.
Par cette mise en avant du son, Tamara Al Saadi fait de l’écoute la porte d’entrée principale du spectacle. « J’ai choisi de recourir au bruitage, afin qu’on voie comment se fabrique artificiellement le son[7] » explique-t-elle avant de poursuivre : « Si j’associe création théâtrale et création des discours nationalistes, si je donne à voir la machinerie du théâtre qui se fait à vue comme la machinerie de la guerre qui se déplie au fur à mesure, cela crée une forme de superposition. L’idée est de “faire théâtre” afin de donner à voir, en direct, la mise en place d’un appareillage. Le bruitage m’a permis d’allier un aspect du propos de la pièce avec ma pratique théâtrale : comment est-ce que j’aspire le personnage de Louis et l’actrice qui le porte, comment s’organisent autour d’elle le son, les images, les interactions avec les autres protagonistes... Le travail d’Eléonore permet de recréer, à vue, tout un écosystème sonore et d’appuyer sur le côté artificiel du départ en guerre ».

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Dans ce spectacle qui n’est décidément pas comme les autres, le public est tout sauf passif. Les discours officiels font toujours référence à la société, aux Français, groupes qui rassemblent tout le monde et personne à la fois. Tamara Al Saadi va faire exister cette entité artificielle que l’on peut aussi nommer « nation » en utilisant les spectateurs qui vont incarner les parisiens, les soldats, les Français, … Ils sont les bruissements du monde qui caractérisent l’époque, et qui ne sont pas si éloignés des nôtres, notamment de ce sentiment de peur face à l’incertitude de notre futur à court terme. Eux aussi vivent dans une société en pleine mutation. Ils figurent la foule qui clame ou qui chuchote, à l’aide d’un livret reçu juste avant la représentation. Celui-ci répond à un code couleur qui, lorsqu’il apparait sur le grand panneau artisanal visible de tous côté cour, enclenche la lecture collective du texte du livret. Chaque code couleur répond à un texte différent. C’est Tamara Al Saadi elle-même, telle une sorte de magicienne d’Oz, qui est chargée de coordonner les murmures de l’opinion. Préposée à la gestion des couleurs sur le grand panneau de bois, elle donne le tempo, entre cris et chuchotements. Le casting est complété par Jennifer Montesantos, éclairagiste et régisseuse générale, qui ira jusqu’à figurer un camarade d’infortune du même régiment que Louis qui, prostré et muet à la suite d’un traumatisme, recevra l’attention de Louis. Collaboratrice de longue date de Tamara Al Saadi, elle déroule la conception technique et scénographique à vue.

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La guerre à la guerre
Tamara Al Saadi construit ses pièces en mêlant l’intime et le politique, la petite histoire et la grande. Du point de vue de la narration, dès qu’il va quitter Paris pour rejoindre le front, Louis ne communiquera plus désormais que par lettres avec sa mère. La pièce prend alors la forme d’un échange épistolaire qui permet à l’apprenti-soldat de décrire le quotidien des tranchées. Aux premiers jours gonflés d’espoir et de courage, mais aussi de l’ennui de la deuxième ligne qu’il regrettera bientôt amèrement, se succèdent les suivants qui, au fur et à mesure des lettres, laissent poindre une inquiétude de plus en plus grande. La pièce interroge ce qu’il reste de soi une fois passé sous l’essoreuse idéologique des discours officiels. « Que peut-on encore écouter de soi et du monde, à l’orée d’une mythologie patriotique qui ne laisse aucune place au doute ? » questionne la metteuse en scène dans sa note d’intention. « L’adjudant dit qu’on doit faire peur aux boches. Qu’on doit penser à pourquoi on veut en découdre et que quand le sifflet sonne l’assaut faut faire monter la haine qu’on a dans le ventre et se la foutre dans les yeux » écrit Louis à sa mère d’une main tremblante. Dans cette fabrique de la haine où chaque partie est conditionnée, exalter la détestation de l’autre pour mieux le déshumaniser apparait redoutablement efficace.

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Fascinée par l’histoire contemporaine, en particulier, le récit des guerres mondiales, « peut-être aussi parce que ça résonne avec mes propres guerres, celles que j’ai pu connaître[8] » avoue-t-elle, Tamara Al Saadi questionne les méthodes de propagande nationaliste qui permettent de présenter le départ en guerre comme un devoir indiscutable, endoctrinant les conscrits dans le but avoué d’annihiler toute pensée individuelle. À travers l’écoute, la pièce questionne la place des émotions, des affects, des individualités, traditionnellement étouffées par les mécanismes institutionnels et idéologiques. Dans l’une des dernières lettres qu’il adresse à sa mère, Louis écrit : « Les rats sont gras et le silence ici c’est pire que tout parce qu’il fait entendre la voix des blessés qu’on peut pas aller chercher et quand ils s’arrêtent de crier, le silence, c’est nous qu’il blesse ».Longtemps son regard se sera réfugié dans le ciel, scrutant les oiseaux comme il l’écrit à sa mère. Mais ceux-ci déserteront bientôt le champ de bataille. « Pas d’oiseaux » écrira-t-il dans sa dernière lettre.

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[1] Antoine de Saint-Exupéry, Pilote de guerre, Paris, Gallimard, 1942.
[2] Tamara Al Saadi, Partie, Bagnolet, Éditions Kïonè, 2024, p. 5.
[3] Le mouron des oiseaux (ou mouron blanc) est une petite plante annuelle couvre-sol possédant l’avantage d’être comestible.
[4] Entretien avec Tamara Al Saadi, dossier de création de Partie, 2022.
[5] La Société des auteurs et compositeurs dramatiques a été fondée par les auteurs réunis autour de Beaumarchais en 1777 pour défendre les droits des auteurs. Ce rôle est toujours le sien aujourd’hui.
[6] Le Festival d’Avignon et la SACD proposent à huit autrices et auteurs dans différentes disciplines de choisir chacun leurs partenaires pour fabriquer ensemble huit performances, libres de genre, de ton, de forme et de sujet.
[7] Entretien avec Tamara Al Saadi, op. cit.
[8] Entretien avec Tamara Al Saadi, op. cit.

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PARTIE - Texte, mise en scène et scénographie : Tamara Al Saadi. Avec : Justine Bachelet, Eléonore Mallo, Tamara Al Saadi et Jennifer Montesantos. Création sonore : Eléonore Mallo. Création lumière, conception technique et scénographie : Jennifer Montesantos Costumes : Pétronille Salomé / Regard chorégraphique : Sonia Al Khadir. Production : Compagnie LA BASE. Coproductions : SACD / Festival d’Avignon / Théâtre Dijon Bourgogne - CDN / Le Théâtre des Quartiers d’Ivry - CDN / L’Espace 1789 de Saint-Ouen, scène conventionnée / Théâtre Joliette, scène conventionnée Soutiens : Département de Seine-Saint-Denis / SPEDIDAM / Le Théâtre de Rungis / Le CENTQUATRE - Paris / Théâtre de Suresnes Jean Vilar / Théâtre Dunois, scène conventionnée. La Compagnie est conventionnée par la Direction Régionale des Affaires Culturelles d’Ile-de-France. Spectacle vu à Théâtre en Mai à Dijon, le 23 mai 2024.
Théâtre Joliette, hors-les-murs, Centre de la Vieille-Charité, Marseille, du 1er au 4 juin,
Châteauvallon Liberté Scène nationale, du 12 au 13 juillet.

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