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Billet de blog 27 mai 2025

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« Et s’ils viennent, nous brûlerons tout »

À Marseille, l’exposition collective « Comme un printemps, je serai nombreuse » se déploie à partir d’un fragment du décor de la pièce « Oasis Love » de l’autrice et poète Sonia Chiambretto pour aborder, vingt ans après les émeutes urbaines qui ont secoué la France, les questions de ségrégation sociale, de racisme structurel mais aussi d’affects à travers les œuvres de huit artistes.

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Illustration 1
Comme un printemps je serai nombreuse, vue d'exposition à Triangle-Astérides, 2025, avec les oeuvres de Luna Mahoux et Sonia Chiambretto © Photo : Aurélien Mole.

À la Friche la Belle de Mai à Marseille, au cœur de l’immensité du Panorama, se déploient une dalle de béton et une bouche d’aération encore fumante, ce qui reste du décor de la pièce « Oasis Love » (2023) de Sonia Chiambretto, à la fois point de départ et élément central de l’exposition collective « Comme un printemps, je serai nombreuse » qui s’inscrit dans une démarche curatoriale audacieuse et profondément ancrée dans les questionnements socio-politiques contemporains. Portée par Triangle-Astérides[1], centre d'art contemporain d’intérêt national, cette carte blanche à l’autrice, poète et metteuse en scène marseillaise, dont le travail poétique multiplie les points de vue pour croiser textes de création, documents d’archive et témoignages, crée un lien avec l’écriture et le spectacle vivant dans un lieu où la multidisciplinarité est de mise, et qui est, par ailleurs, installé dans un des quartiers les plus pauvres de France. L’exposition s’inscrit dans le contexte historique des émeutes urbaines qui ont ébranlé la France en 2005. Elles faisaient suite à la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré fuyant avec Muhittin Altun un contrôle de police à Clichy-sous-Bois, et continuent de hanter l’histoire contemporaine par leurs implications sociales, raciales et affectives. Ces événements, souvent perçus comme une explosion de colère face à la ségrégation socio-spatiale et au racisme structurel, sont revisités ici, non pas comme un simple souvenir, mais comme un point de départ pour interroger les structures de pouvoir persistantes.

Illustration 2
Comme un printemps je serai nombreuse, vue d'exposition à Triangle-Astérides, 2025, avec les oeuvres de Ouassila Arras, Sonia Chiambretto, Hannan Jones, Agata Ingarden, Samir Laghouati-Rashwan, Luna Mahoux, Joséfa Ntjam, Fanny Souade Saw et Virgil Vernier © Photo : Aurélien Mole, ADAGP, Paris, Courtesy des artistes, des galeries Nicoletti et Berthold Pott, et de la collection Frac Champagne-Ardennes

Une scénographie qui fait scène

L’exposition réunit huit artistes[2] – Ouassila Arras, Agata Ingarden, Hannan Jones, Samir Laghouati-Rashwan, Luna Mahoux, Josèfa Ntjam, Fanny Souade Sow et Virgil Vernier – dont les pratiques convergent avec les préoccupations de Sonia Chiambretto, artistiques bien sûr, mais également de méthodologie, qu’il s’agisse de la collecte d’archives, de celle de témoignages, ou de l’amplification par la répétition, ainsi que d’une attention particulière aux récits des jeunesses des quartiers populaires. Chaque artiste apporte une sensibilité singulière, mais c’est leur méthodologie commune, héritée de l’autrice, qui donne à l’ensemble sa cohérence. Cette approche collective permet de tisser un récit fragmenté mais homogène sur les émeutes de 2005 et leurs répercussions durables sur la société française. Les œuvres forment un dialogue complexe et foisonnant, à l’interstice de l’archive, de la poésie et de l’insurrection. Cette capacité à faire du collectif une force narrative, où chaque œuvre devient la pièce d’une construction plus vaste, n’est pas sans évoquer les théories du rhizome chez Deleuze et Guattari[3], où le sens émerge des connexions multiples plutôt que d’une hiérarchie linéaire.

Illustration 3
Comme un printemps je serai nombreuse, vue d'exposition à Triangle-Astérides, 2025, avec les oeuvres de Ouassila Arras, Sonia Chiambretto, Samir Laghouati-Rashwan, Luna Mahoux et Virgil Vernier © Photo : Aurélien Mole, Courtesy des artistes, et de la collection du Frac Champagne-Ardennes

La centralité du décor de la pièce « Oasis Love » témoigne de l’ambition de la proposition : placer la parole au cœur de l’exposition pour mieux éprouver sa proximité avec les œuvres plastiques. Ici la parole n’est pas un simple outil narratif, mais une force performative capable de bousculer les hiérarchies et les silences imposés. Le reliquat de décor devient alors une scène sur laquelle chacun est invité à monter, affirmant un peu plus l’ouverture de l’exposition aux croisements interdisciplinaires. Cette scène improvisée, qui invite à la cohabitation entre le verbe et les arts plastiques, est fréquemment activée à l’occasion de performances, lectures et ateliers, autant d’expériences immersives qui engagent le public dans une réflexion sociale. Ainsi, pensée autour du travail poétique de Sonia Chiambretto, qui se matérialise par la scène de théâtre centrale et les poèmes apparaissant sur la baie vitrée et le mur qui lui fait face, l’exposition mêle textes, arts plastiques et performances, à travers des œuvres qui explorent les problématiques actuelles de la ségrégation, des violences policières, de la mémoire collective ou des résistances face à l'oppression, pour mieux donner à entendre les voix des jeunes des quartiers populaires, inlassablement marginalisées.

Illustration 4
Comme un printemps je serai nombreuse, vue d'exposition à Triangle-Astérides, 2025, Bienvenue en France, ici on passe sa vie à courir, papier peint, 2023, de Luna Mahoux © Photo : Aurélien Mole. Courtesy de l'artiste

Poétique de l’émeute

La mémoire collective est ici transformée en un chant polyphonique dans lequel chaque œuvre devient une voix de résilience et d’espoir. Elles oscillent entre matérialité brute et poésie visuelle, capturant l’énergie des soulèvements tout en questionnant leur héritage. Le parcours commence devant la dalle en béton, lieu de passage et de rassemblement dans les cités de banlieue. « Bienvenue en France, ici on passe la vie à courir »(2023), papier peint monumental de Luna Mahoux, reprend la capture d’écran d’une vidéo trouvée sur internet – le clip MBIYO (« vite », en comorien) du rappeur RDJB et de son fils Rayad, lui aussi rappeur et alors âgé de six ans –, pour mieux visibiliser des cultures et des pratiques ordinairement absentes des lieux dans lesquels les processus de légitimation culturelle entraînent leur éviction. Pour l’installation vidéo « Let your thug cry[4] »(2025), Samir Laghouati-Rashwan installe de grands ours en peluche à même le sol et joue du contraste entre ce qu’ils représentent : une figure molle et réconfortante, et la brutalité railleuse des messages inscrits sur leur t-shirt, issus de compilations Tiktok. « L’œuvre s’inscrit dans une plus large recherche de Samir Laghouati-Rashwan sur les projections spécifiques qui pèsent sur les corps racisés masculins, et produisent d’une part de la fétichisation dans des contextes de désir, et de l’autre des formes de mise en danger dans l’espace public[5] » explique Valentine Grateloup, directrice de Triangle-Astérides et co-commissaire de l’exposition. « La vidéo montre l’artiste lui-même en train de danser au ralenti, contrastant là encore avec les codes d’une masculinité (torsu nu, chaîne) performée ».

Illustration 5
Comme un printemps je serai nombreuse, vue d'exposition à Triangle-Astérides, 2025, avec l'oeuvre de Samir Laghouati-Rashwan. © Photo : Aurélien Mole, Courtesy de l'artiste.
Illustration 6
Comme un printemps je serai nombreuse, vue d'exposition à Triangle-Astérides, 2025, avec les oeuvres de Ouassila Arras, Sonia Chiambretto, Hannan Jones et Virgil Vernier © Photo : Aurélien Mole, Courtesy des artistes et de la collection Frac Champagne-Ardennes
Illustration 7
Comme un printemps je serai nombreuse, vue d'exposition à Triangle-Astérides, 2025, avec les oeuvres de Ouassila Arras, Sonia Chiambretto et Hannan Jones. © Photo : Aurélien Mole, Courtesy des artistes et de la collection Frac Champagne-Ardennes

Composée d’une multitude de paraboles, l’installation « Les voisines » (2020) d’Ouassila Arras, vient rappeler le paysage de la cité péri-urbaine qui, depuis les années quatre-vingt-dix, a érigé ces objets, utilisés pour capter les chaines de télévision étrangères, en véritables motifs. Tandis que « FIRE NEXT TIME » (2023) de Josèfa Ntjam, tirage d’un montage numérique, illustre le mouvement révolutionnaire des Black Panthers, identifiés sur la bannière à l’arrière-plan. Les couleurs chaudes évoquent le feu brûlant tout sur son passage comme transmission des luttes. Cette même idée anime le texte gravé en anglais sur une chaise à palabre, qui compose l’œuvre « We’ll burn everything » (2023) de Fanny Souade Sow, sonnant comme une promesse. Il fait référence à la politique des terres brûlées comme stratégie de défense, en écho aux centaines de milliers de biens culturels pillés par la France durant la colonisation. Dans la vidéo « Kindertotenlieder » (2021), Virgil Vernier réécrit le récit d’un journal télévisé de 20h consacré aux émeutes de 2005 en enlevant les commentaires du présentateur, laissant ainsi, à travers les seules images et les témoignages des habitants du quartier, toute la place aux personnes qui ont vécu au plus près ces évènements.

Illustration 8
Comme un printemps je serai nombreuse, vue d'exposition à Triangle-Astérides, 2025, avec les oeuvres de Joséfa Ntjam et Fanny Souade Sow © Photo : Aurélien Mole, Courtesy des artistes et de la galerie Nicoletti.
Illustration 9
Comme un printemps je serai nombreuse, vue d'exposition à Triangle-Astérides, 2025, avec l'oeuvre de Fanny Souade Sow. © Photo : Aurélien Mole, Courtesy de l'artiste.

Le titre, « Comme un printemps, je serai nombreuse », emprunté à une promesse de renouveau et de multitude, traduit l’élan vital qui traverse l’exposition. Le moteur poétique de la pièce « Oasis love » se trouve dans le sens du mot « émeute » qui signifie littéralement « émouvoir » ou « créer de l’émotion ». Cette idée irrigue l’ensemble du projet dans lequel chaque œuvre semble répondre à une urgence : celle de faire entendre, de faire sentir, de faire exister. Pourtant, l’exposition ne cède jamais à la tentation d’une nostalgie stérile ou d’une glorification simpliste des révoltes. Elle interroge plutôt ce qui reste de ces soulèvements, ce qu’ils ont transformé, ce qu’ils continuent de murmurer dans les interstices des villes. Réflexion polyphonique sur la parole, la mémoire et la résistance dans les marges urbaines, l’exposition « Comme un printemps, je serai nombreuse » réussit le pari d’être un espace de réflexion autant qu’un lieu de création collective. En plaçant la parole des marges au cœur de son propos, elle saisit la force d’une mémoire qui refuse de se taire et réaffirme le rôle de l’art comme vecteur de résistance et de réinvention. Sonia Chiambretto et les artistes qu’elle fédère nous rappellent que l’émeute, loin d’être un simple débordement, est une émotion partagée, un printemps multiple, un acte de création.

Illustration 10
Comme un printemps je serai nombreuse, vue d'exposition à Triangle-Astérides, 2025, avec les oeuvres de Ouassila Arras, Sonia Chiambretto et Agata Ingarden. © Photo : Aurélien Mole, Courtesy des artistes, de la galerie Berthold Pott, et de la collection Frac Champagne-Ardenne

[1] Il s’agit d’un commissariat partagé de Sonia Chiambretto, Victorine Grataloup, directrice de Triangle-Astérides, centre d'art contemporain d'intérêt national, et Camille Ramanana Rahary, responsable des résidences et des expositions · Triangle - Astérides, centre d'art contemporain d'intérêt national.

[2] Certains sont des amis proches de l’autrice, les autres, des collaborations inédites,

[3] Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p.13 et suivantes.

[4] Laisse pleurer ton voyou, en référence à Thugs don’t cry du rappeur américain Mistah F.A.B.

[5] Livret de l’exposition Comme un printemps, je serai nombreuse, Triangle-Astérides, Panorama, Friche la Belle de Mai, Marseille, du 8 février au 8 juin 2025.

Illustration 11
Comme un printemps je serai nombreuse, vue d'exposition à Triangle-Astérides, 2025, avec les oeuvres de Ouassila Arras, Sonia Chiambretto, Hannan Jones, Agata Ingarden, Samir Laghouati-Rashwan, Joséfa Ntjam, Fanny Souade Saw et Virgil Vernier © Photo : Aurélien Mole, ADAGP, Paris, Courtesy des artistes, des galeries Nicoletti et Berthold Pott, et de la collection Frac Champagne-Ardenne

« COMME UN PRINTEMPS, JE SERAI NOMBREUSE » - Exposition collective avec et autour de Sonia Chiambretto, avec Ouassila Arras, Agata Ingarden, Hannan Jones, Samir Laghouati-Rashwan, Luna Mahoux, Josèfa Ntjam, Fanny Souade Sow, Virgil Vernier. Avec la complicité curatoriale de Victorine Grataloup et Camille Ramanana Rahary, assistées de Léo Ferreiro et Clara Juan.

Jusqu'au 8 juin 2025.

Du mercredi au vendredi, de 14h à 19h, samedi et dimanche, de 13h à 19h, fermé les lundi et mardi.

Triangle Astérides - centre d'art contemporain d'intérêt national
Panorama - Friche la Belle de Mai 
13 003 Marseille

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Comme un printemps je serai nombreuse, vue d'exposition à Triangle-Astérides, 2025, avec l'oeuvre de Samir Laghouati-Rashwan. © Photo : Aurélien Mole, Courtesy de l'artiste.

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