
La profondeur de scène est divisée en trois plans qui sont autant de strates temporelles. Chacun d’entre eux est occupé par l’un des protagonistes du récit à venir. Au premier plan, Naïma, trente ans, semble avoir trouvé un défouloir idéal en s’épuisant dans une danse aussi solitaire qu’endiablée. Derrière elle, Yema – formidable Fatima Aïbout –, sa grand-mère, la « gardienne du temple », est occupée à broder, assise devant la table en formica vintage sur laquelle est posée une assiette de makrouds qu’on imagine faits maison. La cuisine est le lieu dans lequel se réunit la famille, le lieu du dialogue, là où l’on se remémore les souvenirs, où on se raconte les traditions autour d’un repas. À l’arrière-plan, un homme est assis, dos au public, habillé d’un curieux costume retro. S’il reste dans l’ombre, n’intervenant qu’à la fin de la pièce, on devine vite qu’il s’agit d’Ali, le grand-père que Naïma n’a pas assez connu, paysan enrichi, propriétaire d’une oliveraie florissante, celui qui a fui la terre de Kabylie natale et précipité l’arrivée familiale en France, changeant le cours de son histoire et celle des siens. Depuis quelque temps, Naïma a l’alcool triste. A chaque gueule de bois, tout devient impossible. « Je ne vais pas y arriver » répète-t-elle face à chacune des actions ordinaires qui lui semblent ces jours de lendemain de cuite insurmontables. Ainsi, se lever, se brosser les cheveux, et même respirer ne paraissent plus aller de soi. Heureusement, l’envie de vivre revient à chaque fois dès le jour suivant. « C'est probablement parce que les lendemains existent que je bois encore. Il y a les lendemains de cuite – l'abîme. Et les lendemains de lendemain – la joie[1] » confie-t-elle à l’adresse du public. Ces jours de détresse révèlent une certaine fragilité qui, habituellement latente, s’exprime pleinement dans ces moments particuliers où la fatigue et le dérèglement interne du corps provoqués par l’alcool viennent exacerber les émotions. Une fragilité qu’incarne magnifiquement Sabrina Kouroughli de sa voix tremblante formulant l’incertitude et les hésitations d’une jeune femme en perpétuelle construction. Avec la complicité de Yema, Naïma tente de trouver des réponses à ses questions, fruits d’une histoire familiale qui, si elle se devine dans l’histoire officielle, ne lui a jamais véritablement été racontée. Elle se souvient des silences de son grand-père, du refus de son père de lui apprendre l’arabe. Elle partira seule en Algérie à la recherche de ses origines, dans un voyage qui prend la forme d’une quête de réconciliation avec la mémoire perdue de sa famille. L’humour qui traverse le spectacle de bout en bout permet de ne jamais tomber dans le pathos.

« La liste de mes nouvelles peurs »
Alice Zeniter et Sabrina Kouroughli partagent, entre autres choses, un héritage commun. Toute les deux ont une grand-mère kabyle et analphabète, sachant à peine parler français, toutes deux ont un grand-père harki. Il n’est déjà pas simple d’être de culture musulmane dans une France en plein questionnements identitaires, rajouter en plus le poids des harkis, traitres ou collaborateurs aux yeux des Algériens, victimes et serviteurs de la nation à ceux de la France, s’apparente à une double peine.
Avec « L’art de perdre », Alice Zeniter écrit, au-delà de la guerre d’Algérie, un roman sur l’exil dessinant une trame commune aux cheminements migratoires. Ainsi immigrés algériens mais aussi espagnols, vietnamiens ou malgaches retrouvent-ils leur histoire et celle de leur famille, dans un récit qui se veut pourtant géographiquement très éloigné. « Parler de cette histoire, c’est parler d’un voyage qui ne finit jamais et dont il est impossible de déterminer l’arrivée[2]. Car l’exil entraîne dans son sillage les générations suivantes »explique Sabrina Kouroughli. À l’été 1962, plusieurs milliers de personnes, hommes, femmes et enfants, pieds noirs, harkis et juifs d’Afrique du Nord, quittent l’Algérie. L’épisode est inédit par son ampleur. L’histoire des harkis est encore largement méconnue, faite de non-dits et de silences. « Le drame des harkis n’a pas encore été écrit[3] » notait en 2000 l’historien Charles-Robert Ageron, spécialiste de la colonisation française en Algérie. On regroupe sous ce vocable l’ensemble des supplétifs algériens engagés dans l’armée française afin d’assurer le maintien de l’ordre pendant la guerre d’Algérie. Ils ne répondent donc pas à un statut de militaire. C’est au moment de l’indépendance du pays que leur statut change, traitres ou victimes comme cité plus haut. Durant la guerre d’Algérie, la France a tenté d’engager massivement les populations civiles sur place. La promesse de tous les accueillir avec leur famille sur le territoire métropolitain est révisée après les Accords d’Évian, la France arguant du fait qu’ils sont désormais des citoyens de droit local[4], futurs Algériens du nouvel état indépendant. Ils ne seront que quarante-deux mille cinq cents à trouver refuge dans l’Hexagone : ceux qui souhaitent s’engager dans l’armée française et ceux qui sont considérés comme les plus en danger. C’est avec ce dernier statut qu’arrivent Ali, Yema et leurs ainés en France. Le couple, posté à l’avant-scène, entame alors le récit d’une traversée migratoire qui a pour point de départ la Kabylie, terre natale, et qui se poursuit sur le bateau sur le pont duquel ils ne quittent pas des yeux Alger qui s’éloigne inexorablement jusqu’à devenir invisible. Curieusement, c’est cette dernière image d’Alger défilant puis disparaissant au loin qui hantera Ali sa vie durant. Lui qui n’avait jamais vu la capitale auparavant en fait son image d’Épinal, son leitmotiv mémoriel. Acheminés au camp de Rivesaltes après leur arrivée à Marseille, ils seront reçus par une assistante sociale qui explique à Yema, enceinte, que ce serait sans doute mieux, par souci d’intégration, de donner au futur enfant un prénom français. Claude est le seul de leurs dix enfants à ne pas porter un nom arabe. Après le camp, Ali, persuadé d’être relogé dans le sud-est dont le climat est comparable à celui de la Kabylie, se retrouve avec femme et enfants à Flers, en Normandie, où on leur a attribué un logement HLM flambant neuf. La suite, Naïma la connait par bribes. Yema et Ali quittent la scène une fois le récit achevé. On comprend alors qu’ils n’étaient que des fantômes qui hantent l’histoire, celle intime qui permet à Naïma de mieux se connaitre, celle plus large, qui a abandonné des milliers d’hommes et de femmes comme eux et s’est accommodé ou du moins n’a rien fait, lorsque les premiers massacres ont débuté. Comment faire entendre la tragédie de ces sacrifiés de l’Histoire ?

L’adaptation pour la scène du roman d’Alice Zeniter place la relation entre Naïma et sa grand-mère au cœur du spectacle. C’est la plus jeune qui va finalement briser le silence de la première génération, qui avait choisi de se taire. Naïma rappelle à Yema qu’elle s’est mariée à quatorze ans, qu’elle a eu son premier enfant l’année suivante, se considérant chanceuse que ce soit un garçon – Hamid, le père de Naïma – et qu’elle en aura neuf autres dans les années qui suivirent. Longtemps, Naïma a cru son père quand il lui promettait de l’amener, sa sœur et elle, dans le pays d’où il vient. Mais, inlassablement, chaque été, c’est à Dijon, chez les grands-parents maternels, que les fillettes passent leurs vacances. Avec la décennie noire, leur père a définitivement renoncé à se rendre au pays. « J’ai accepté que l'Algérie était trop dangereuse pour moi ! Et je me suis dit que j'irais plus tard, quand je serais prête » confie Naïma.
De son héritage familial, elle n’a reçu que de maigres fragments : « Un grand-père harki, un départ brutal, un père élevé dans la peur de l'Algérie. J’aimerais n'avoir peur de rien. Ce n'est pas le cas. J’ai doublement peur » avoue-t-elle : « J’ai reçu en héritage les peurs de mon père et j’ai développé les miennes ». Pour s’endormir, Naïma fait des listes, du moins deux : une des peurs qui lui sont propres et une autre de celles dont elle a hérité comme la peur de commettre des fautes de français, de donner son nom et son prénom surtout aux personnes âgées, ou encore la peur d’être assimilée aux terroristes. Puis elle dresse aussi la liste de ses nouvelles peurs, parmi lesquelles celle que sa grand-mère se fasse agresser parce qu’elle porte le voile, celle de rencontrer la mort à une terrasse de café, celle d’une guerre civile qui éclaterait « entre eux et nous », entre les musulmans et les autres, et d’être alors incapable de déterminer son camp. Depuis les attentats, les musulmans n’ont jamais été aussi stigmatisés, sommés de se désolidariser des terroristes, comme si être de confession ou de culture musulmanes en faisait automatiquement des suspects. Le climat en France n’en finit pas de se détériorer, installant huit pour cent de la population française sur le banc des accusés, bouc-émissaires idéaux pour tous les maux qui frappent la société d’aujourd’hui.
« L’art de perdre » pose la question de la transmission à travers trois générations. À la présence scénique des grands-parents répond l’absence et le quasi-silence des parents, la deuxième génération, dont la seule manifestation est le court échange entre Naïma et son père lorsqu’elle appelle ses parents et qu’il décroche. Tout, dans la voix, dans l’attitude de la jeune femme laisse transparaitre l’anxiété. On comprend vite qu’elle n’a pas l’habitude de les appeler souvent, mais l’appréhension semble redoublée en raison de l’annonce du voyage en Algérie qu’elle a décidé d’entreprendre, voyage que lui avait si souvent promis son père lorsqu’elle était enfant. Peut-être qu’en évitant soigneusement de s’y rendre, le père souhaite préserver le pays rêvé qu’il s’est construit, plutôt que d’être projeté dans celui existant qu’il ne connait pas. Garder cette absence de l’Algérie, c’est aussi la question que se pose Naïma : « Je perdrais l'absence de l'Algérie peut-être, une absence autour de laquelle ma famille s'est construite depuis 1962. Il faudrait remplacer un pays perdu par un pays réel. C'est un bouleversement qui me parait énorme » avoue-t-elle à Sol, sa colocataire. Naïma réalise que son histoire est « une histoire sans héros, une histoire qui clôt le conte de fée ». Pour Sabrina Kouroughli, cette adaptation théâtrale du roman était essentielle afin de « comprendre aujourd’hui comment chaque jour, des personnes sont obligées de quitter leur maison, souvent brutalement. Fuir un conflit ou la misère, échapper à des persécutions, vouloir un avenir meilleur. De Syrie en Afghanistan, d'Érythrée en Ukraine, autant de déracinés ».

[1] Les citations sonr extraites de Alice Zeniter, L’art de perdre (Comment faire ressurgir un paysage du silence ?), adaptation pour la scène, vesrion finale 24 juin.
[2] Sabrina Kouroughli dans sa note d’intention
[3] Charles-Robert Ageron, Le « drame des Harkis » : mémoire ou histoire ?. Vingtième Siècle, revue d'histoire, n°68, octobre-décembre 2000. pp. 3-16.
[4] Le décret du 20 mars 1962, spécifique aux Harkis, offre trois solutions permettant de laisser la très grande majorité d’entre eux en Algérie. Voir Moumen, Abderahmen. « De l'Algérie à la France. Les conditions de départ et d'accueil des rapatriés, pieds-noirs et harkis en 1962 », Matériaux pour l’histoire de notre temps, vol. 99, no. 3, 2010, pp. 60-68.
L'ART DE PERDRE (comment faire ressurgir un pays du silence ?) Alice Zeniter - Sabrina Kouroughli. D’après l’Art de perdre, roman publié aux Éditions Flammarion. Texte Alice Zeniter. Mise en scène et adaptation Sabrina Kouroughli. Collaboration artistique Gaëtan Vassart. Dramaturgie Marion Stoufflet. Son Christophe Séchet. Regard complice Magaly Godenaire. Avec Fatima Aibout, Sabrina Kouroughli, Issam Rachyq-Ahrad. Production Compagnie La Ronde de Nuit ; avec l'aide au projet de la DRAC Île-de-France, Ministère de la Culture, de la Spedidam ; avec le soutien du CENTQUATRE-PARIS, résidence au Théâtre Gérard Philipe- CDN de Saint-Denis, et au Carreau du Temple- Paris. Création au 11 · Avignon du 10 au 29 juillet, Festival d'Avignon.
Du 10 au 29 juillet 2022,
11 . Avignon
11, boulevard Raspail
84 000 Avignon