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Billet de blog 27 novembre 2024

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Anne-Lise Broyer, le langage du regard

Pour Anne-Lise Broyer, photographier constitue un geste littéraire dans une langue qui parle et s’entend par le regard. À Villeurbanne, l’URDLA accueille l’exposition « La maladie du sens » qui instaure un dialogue entre gravure et photographie, permettant une immersion dans l’univers mallarméen, l’invitation à un voyage dans la vie et l’œuvre du poète.

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Illustration 1
Anne-Lise Broyer, Le Mesnil, 2024, URDLA éditeur & imprimeur © Anne-Lise Broyer

Lieu hybride installé à Villeurbanne dans une ancienne usine rénovée depuis sa création en 1978, tout à la fois atelier d’estampe, centre d’art dédié et unité d’édition, l’URDLA (Union Régionale pour le Développement de la Lithographie d’Art à Lyon)[1] assure un travail essentiel de mise en valeur et de conservation de ce savoir-faire artisanal. Chaque année, il invite des artistes de tous horizons en résidence, leur offrant l’opportunité de pratiquer l’estampe originale à la faveur du matériel et du personnel mis à disposition. Lauréate de la bourse Stampa[2] de l’ADAGP, Anne-Lise Broyer entame sa résidence de création en septembre 2023. Le résultat est actuellement exposé au centre d’art sous le titre de « La maladie du sens ». Ce nouveau corpus d’images s’inscrit dans la continuité des précédentes recherches de l’artiste qui, dans son travail, s’empare presque toujours d’un récit littéraire pour fabriquer des images. Après une longue expérience de dix ans autour de Georges Bataille, la plasticienne se saisit de l’univers mallarméen qu’elle aborde à travers le texte[3] de Bernard Noël, dont le titre donne le sien à l’exposition. Ce portrait singulier du poète Stéphane Mallarmé (1842-1898) vu à travers les yeux de sa femme, est compris par l’artiste comme une restitution profonde des émotions et du langage, « dans un jeu très grave où s’échangent la chair des mots, leur sonorité et leur sens ». La plasticienne se place aussi du côté de la femme du poète, « de celle qui observe le mystère de l’éclosion de la poésie. Je joue avec ce que je ne comprends pas, avec ce que je ne sais pas faire, écrire[4] ». Elle conserve de Bernard Noël une approche spécifique : « parler à l’intérieur de la langue » qui cherche à visualiser le passage de la pensée à l’écriture. Fabriquée dans un noir et blanc choisi en écho au « gris du texte », chaque image est une invitation à un voyage dans la vie et l’œuvre du poète.

Illustration 2
Vue de l'exposition personnelle d'Anne-Lise Broyer, La maladie du sens, URDLA, Villeurbanne, du 19 septembre au 30 novembre 2024 © Cécile Cayon URDLA
Illustration 3
Anne-Lise Broyer, Cette glace de Venise, 2024, aquatinte et pointe sèche sur tirage gelatino-argentique, URDLA éditeur & imprimeur © Anne-Lise Broyer

La photographie comme espace mental

Née en 1975 à Lons-le-Saunier, Anne-Lise Broyer est diplômée de l’École Nationale Supérieure des Arts Décoratifs de Paris et de l’Atelier National de Recherches Typographiques (ANRT)[5]. Elle envisage la photographie comme une expérience de la littérature par le regard, associant par l’intime lecture et surgissement de l’image, écriture et photographie, comme le montrent ses éditons partagées avec Yannick Haenel, Jean-Luc Nancy, Léa Bismuth ou encore Pierre Michon, dans lesquelles elle cherche à capturer l’essence des textes à travers ses œuvres. Ce qui intéresse l’artiste, c’est d’atteindre une zone trouble dans la perception en questionnant les lieux de frottements et d’intersection entre le dessin à la mine graphique et la photographie par l’intervention directe sur le tirage argentique, interrogeant la notion d’original et de multiples en photographie. L’image reste latente, comme non fixée, laissant la matière photographique fluide, mouvante. En associant ces deux gestes de l’œil et de la main, elle invente une nouvelle langue. De la même façon, elle agrège à l’URDLA la gravure et la photographie pour fabriquer des situations visuelles renvoyant à l’image photographique et à son histoire technique depuis Niépce qui chercha d’emblée par ses expérimentations à reproduire des dessins par la gravure. Ce choix de la gravure permet à l’artiste d’être au plus près de geste du poète, de « creuser la plaque comme il creusait le vers dans une sorte de précipitation du sens[6] » pour tenter de révéler les dessous du visible en libérant l’espace émanant de chaque image. Le dessin à la pointe sèche ralentit l’apparition de l’image, la rendant plus désirable encore.

Illustration 4
Vue de l'exposition personnelle d'Anne-Lise Broyer, La maladie du sens, URDLA, Villeurbanne, du 19 septembre au 30 novembre 2024 © Cécile Cayon URDLA
Illustration 5
Anne-Lise Broyer, Page, Valvins, 2024, aquatinte sur tirage gelatino-argentique, URDLA éditeur & imprimeur © Anne-Lise Broyer

Mallarmé fait de fréquents séjours à Valvins, en bord de Seine – près de Fontainebleau – qu’il découvre en 1874. Il loue le premier étage d’une ancienne auberge et finira par en faire son refuge avant de s’y installer définitivement à sa retraite. Il achète un petit bateau et pratique le canotage. « J’honore la rivière, qui laisse s’engouffrer dans son eau des journées entières sans qu’on ait l’impression de les avoir perdues, ni une ombre de remords. Simple promeneur en yoles d’acajou, mais voilier avec furie, très-fier de sa flottille » écrit Mallarmé dans sa lettre à Paul Verlaine datée du 16 novembre 1885. Anne-Lise Broyer, dans ses « écritures d’eau », laisse à la Seine et au Rhône l’écriture des plaques de cuivre qu’elle a pris soin d’immerger dans les fleuves pendant plusieurs semaines, près des lieux de vie du poète. Les plaques se gravent par frottage. Imprimés sur du papier photographique, les « poèmes d’eau » sont mêlés au cours des images de la série.

Illustration 6
Anne-Lise Broyer, Éventail 2, 2024, écriture d'eau, 120 x 80 cm, URDLA éditeur & imprimeur © Anne-Lise Broyer

Raviver une possibilité d’émerveillement

Imprimer des estampes sur tirage argentique apparait comme un exploit inédit. Anne-Lise Broyer n’hésite pas à prendre des risques. L’artiste s’applique à donner à son travail une esthétique singulière, minimaliste, qui regarde du côté des Danois, inspirée des films du cinéaste Carl Theodor Dreyer (1889-1968) ainsi que des toiles du peintre Vilhelm Hammershøi (1864-1916) pour le dénuement de motifs. À propos du projet sur Mallarmé, elle précise dans le texte qui accompagne l’exposition : « (…) Mes images tenteront de rendre compte de son obsession d’un ajustement de la langue dans cette hésitation prolongée entre le son et le sens. Le point de vue sera tournant, tantôt celui du poète, tantôt celui de cette femme qui observe la pensée au travail sans la comprendre. » La fabrication de telles images conduit la plasticienne à « rejouer la matière photographique ». Le corpus qu’elles composent, réunissant des photographies argentiques, des gravures imprimées sur des tirages argentiques et des gravures tirées sur du papier photographique, donne à voir des intérieurs, des paysages, des visages, des objets, dans lesquels s’exprime une émotion profonde. Un récit se construit alors dans cette nécessité de restituer l’évidence d’une écriture. Le visiteur se promène dans l’image, d’une technique à l’autre. Le titre de l’exposition se fait aussi l’écho de notre époque complexe et pleine de contradictions.

Illustration 7
Vue de l'exposition personnelle d'Anne-Lise Broyer, La maladie du sens, URDLA, Villeurbanne, du 19 septembre au 30 novembre 2024 © Cécile Cayon URDLA

L’artiste parcourt l’intimité du poète pour la fixer dans ses clichés. Pourtant, en saisissant des lieux, des instants, liés à la vie de Mallarmé sans jamais les expliciter, sa présence ou son absence étant suggérées par des détails, elle propose d’aller au-delà des images, au-delà du perceptible. Exposition ambitieuse liant photographie argentique et techniques de la taille douce pour ouvrir d’inédits possibles, « La maladie du sens » crée des images qui invitent à la réflexion. Le déplacement du geste de la gravure vers la photographie rejoue l’écriture de Mallarmé. La photographie vient notamment de la gravure. « Je vais à rebours » dit Anne-Lise Broyer, « de la gravure je retourne vers la photographie ».

Illustration 8
Anne-Lise Broyer, Je dis : une fleur !, 2024, eau-forte sur tirage gelatino-argentique, 120 x 80 cm, URDLA éditeur & imprimeur © Anne-Lise Broyer

[1] D’une superficie de 1000m2, URDLA possède huit presses, dont l’une des rares Voirin 120 x 160, reçue de la part du Ministère de la Culture en 1983, ses œuvres, ses pierres lithographiques, etc. Ces outils témoignent du labeur que constitue la fabrication d’une image, en opposition radicale avec les techniques numériques aujourd’hui.

[2] Dispositif de soutien à la création d’une œuvre graphique originale utilisant les procédés de la gravure en taille douce (sur cuivre ou autre support), de la gravure sur bois ou sur linoléum, de la lithographie, de la sérigraphie, dans le cadre d’un projet présenté par un artiste membre de l’ADAGP accompagné d’un atelier. L’ADAGP attribue chaque année deux bourses de création de 6 000 € chacune.

[3] Bernard Noël, La maladie du sens, Éditions P.O.L., 2001, 96 pp.

[4] Cité dans « Carte blanche à Guillaume Geneste : Anne-Lise Broyer expose La maladie du sens », 9 lives magazine, 25 septembre 2024, https://www.9lives-magazine.com/107620/2024/09/25/carte-blanche-a-guillaume-geneste-anne-lise-broyer-expose-la-maladie-du-sens/?cn-reloaded=1

[5] Créé en 1985 pour « contribuer au développement de la création typographique », L’Atelier national de recherche typographique (ANRT) est un 3e cycle de l’École nationale supérieure d’art et de design (ENSAD) de Nancy.

[6] Cité dans « Carte blanche à Guillaume Geneste : Anne-Lise Broyer expose La maladie du sens », op. cit.

Illustration 9
Anne-Lise Broyer, Rideau, 2024, pointe sèche sur tirage argentique,120 x 80 cm, URDLA éditeur & imprimeur © Anne-Lise Broyer

ANNE-LISE BROYER. LA MALADIE DU SENS ; commissariat de Cyrille Noirjean, directeur de l'URDLA. Cette exposition a reçu le soutien de la Bourse Stampa de l’ADAGP.

Jusqu'au 30 novembre 2024 - Du mardi au vendredi de 10h à 18h, samedi de 14h à 18h. 

URDLA
207, rue Francis de Pressencé 
69 100 VILLEURBANNE

Illustration 10
Anne-Lise Broyer, Voile Alternative, 2024, aquatinte sur tirage gelatino-argentique, 120 x 80 cm © Anne-Lise Broyer

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