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Billet de blog 28 février 2025

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La politique des sourires de Cléopâtre

À Paris, le Théâtre de la Bastille accueille, dix ans après sa création, « Antoine et Cléopâtre », pièce emblématique de Tiago Rodrigues, histoire d’un amour fou porté à son incandescence par le duo de chorégraphes Sofia Dias et Vítor Roriz qui, à travers leur corps et leurs mots, parviennent à donner chair à ce couple mythique. Éblouissant.

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Illustration 1
Antoine et Cléopâtre, Tiago Rodrigues © Magda Bizarro

Le plateau du Théâtre de la Bastille à Paris, où la pièce fut créée dans sa version française il y a neuf ans, est dominé par un majestueux rideau en fond de scène, tenture de velours, sans doute bleu mais qui, au fur et à mesure des subtiles variations de lumières qui ne tarderont pas à scander le spectacle, prendra des teintes bien différentes, ocre ou or, notamment. Démesurément long, le rideau se fait tapis, descente, revêtement, engloutissant le plateau sur le sol duquel se tient, côté scène, un simple banc servant de réceptacle à une platine vinyle flanquée de ses deux haut-parleurs et qui bientôt rythmera les moments clefs du récit de sa musique dramatique, cinématographique. Côté jardin, un mobile monumental à la manière de ceux qu’élaboraient Calder à la mi-temps du siècle dernier, et dont les trois immenses cercles en polymère coloré reflèteront les corps, tandis que leur ombre portée se projette déjà sur le délicat velours du rideau.

Illustration 2
Antoine et Cléopâtre, Tiago Rodrigues © Magda Bizarro

Ils entrent sur scène dans un mouvement concordant, un accord parfait des pas et des gestes qui va se poursuivre lorsque, dans quelques secondes, ils vont prendre la parole. Ils sont le masculin et le féminin, l’Occident et l’Orient, le Tibre et le Nil, l’amour et la guerre, Elizabeth Taylor et Richard Burton, Antoine et Cléopâtre, amants magnifiques, indissociable couple antique remontant aux origines de notre civilisation et dont Plutarque écrit qu’à partir d’eux, l’amour est devenu la capacité de voir le monde à travers la sensibilité d’une âme étrangère[1]. Elle décrit les actions d’Antoine, les rend tangibles par ses gestes, tient ses propos. Elle est Antoine. Il décrit les actions de Cléopâtre, les rend tangible par ses gestes, tient ses propos. Il est Cléopâtre. Le duo est habité par cette puissance irrésistible de l’amour, que leur complicité vient sublimer. Tous deux « entrent dans le présent », cet ici et maintenant où plus rien d’autre n’existe. Il n’y a pas assez de place pour contenir leur amour. Comment pourrait-il y en avoir pour autre chose ? Plus rien n’existe face à l’intensité d’un sentiment qui déborde, submerge tout sur son passage. Un temps, le bonheur se lit indubitablement sur leur visage. Il irradie, transcende. Les deux amants engagent une chorégraphie amoureuse, dans leurs gestes autant que dans leurs mots, ils sont Antoine et Cléopâtre, Sofia et Vítor. Mais la joie qui se répand jusqu’à emplir la salle – il est rare d’être si parfaitement affecté par un tel sentiment de bonheur – va bientôt laisser la place à la solitude d’une reine triste, les deux amants étant rattrapés par les affres de la politique. Dans la guerre civile qui les opposera à César, alors que l’issue est encore incertaine, elle prendra la fuite, fera opérer à sa flotte navale un demi-tour. Le navire d’Antoine la suivra dans la trahison, la honte et le déshonneur. La défaite de la bataille d’Actium va permettre aux Romains de parachever la conquête de l’Égypte, mettant ainsi fin à la période hellénistique. Destin funèbre d’un amour à mort.

Illustration 3
Antoine et Cléopâtre, Tiago Rodrigues © Magda Bizarro

Le monde dans les yeux de l’autre

« L’amour a toujours généré de la poésie, des interventions abstraites, transgressives, créatives : il y a une telle tradition de chefs-d’œuvre sur l’amour que c’est comme s’il allait de soi que ce sujet conduise à la création artistique » explique Tiago Rodrigues. Le metteur en scène se saisit de cette tragédie d’amour illustre entre la dernière reine d’Égypte et le général romain, héritier des terres orientales de l’Empire romain, qui inspira avant lui le réalisateur américain Joseph L. Mankiewicz, auteur du film à la durée pharaonique, « Cléopâtre[2] », d’où sont tirés les quelques fragments musicaux que l’on entend dans la pièce ; et surtout, la tragédie éponyme de William Shakespeare, qui tire ses fondements du portait que fait Plutarque de Marc-Antoine, lui-même héritier de divers récits de tradition orale[3]. Il ne s’agit pas ici de rejouer scrupuleusement la tragédie shakespearienne[4] mais plutôt de partir du souvenir que laissent les lectures répétées de la pièce aux interprètes. « Antoine et Cléopâtre » est donc une pièce originale créée en mémoire de la pièce de Shakespeare qui est ici réduite à l’essentiel, c’est à dire aux deux personnages centraux. Elle est née de la rencontre entre le théâtre de Tiago Rodrigues et le mouvement des danseurs et chorégraphes Sofia Dias et Vítor Roriz. « Une rencontre entre eux et moi dont la conséquence est la création d’un spectacle[5] » précise le metteur en scène.

Illustration 4
Antoine et Cléopâtre, Tiago Rodrigues © Magda Bizarro

L’esprit transgressif de la structure de la pièce de Shakespeare les pousse vers un espace de liberté autorisant à se débarrasser des conventions du théâtre traditionnel, à faire vivre les personnages avec pour principe de voir le monde à travers les yeux de l’autre. Dans ce spectacle que Tiago Rodrigues a écrit pour eux, Sofia Dias et Vítor Roriz sont et ne sont pas Antoine et Cléopâtre. L’incarnation se fait en douceur, les personnages pénètrent progressivement dans les corps des interprètes. Sofia décrit tous les faits et gestes, parle de manière obsessionnelle d’un Antoine vivant dans une mise en scène imaginaire. Vítor parle avec la même minutie d’une Cléopâtre vivant dans une mise en scène imaginaire. Le point de vue narratif est donc d’abord externe. Il finira par s’estomper au profit du « je ». À la fin de la pièce, ce ne sont plus que des mots qui naissent par dérives sonores successives, par proximité phonétique. Toute la pièce est traversée par une véritable musicalité de la langue, une mélopée des mots. Moins que les seuls amants du Nil, c’est à un duo qui parle d’un autre duo que l’on a affaire ici, les premiers dessinant dans l’espace les corps invisibles des seconds dans un travail chorégraphique qui se révèle tout aussi important que le texte, alimentant la confusion d’identité qui se joue non seulement entre les deux protagonistes mais aussi entre les personnages et leurs interprètes.

« Antoine et Cléopâtre » est un moment de grâce rare. Tiago Rodrigues crée un poème épique contemporain, non pas à incarner mais à parler-chanter-danser, qui invite à voir le monde à travers la sensibilité des âmes étrangères d’Antoine et Cléopâtre. De cette histoire qui mêle l’amour et le politique, l’intime et le public, il fait une aventure sensible et poétique. « Antoine regarde Cléopâtre. Cléopâtre regarde Antoine. Antoine n’est pas certain qu’ils aient vu le même futur. Cléopâtre sait qu’ils ont vu le même futur trempé de sang. Antoine pense que prévoir l’avenir n’a aucun sens. Cléopâtre pense qu’il vaut mieux vivre le présent ». Entrer dans le présent, ici et maintenant.

Illustration 5
Antoine et Cléopâtre, Tiago Rodrigues © Magda Bizarro

[1] « L’âme d’un homme amoureux vit dans un corps étranger », Plutarque, « Vie d’Antoine », LXXIII, Les vies des hommes illustres, traduction Ricard, 1840.

[2] Cléopâtre (Cleopatra), film américain réalisé par Joseph L. Mankiewicz et sorti en 1963, retrace la vie tumultueuse de la célèbre reine d'Égypte incarnée par Elizabeth Taylor. Outre sa durée — plus de 4 heures — et sa mise en scène spectaculaire, il est connu pour être un des films les plus chers de tous les temps.

[3] Plutarque va jusqu’à citer son propre arrière-grand-père dans le chapitre sur Marc Antoine.

[4] La pièce utilise plusieurs vers de la tragédie, empruntée à la traduction de Jean-Michel Déprats dans la version française, publiée aux éditions Gallimard.

[5] « Tiago Rodrigues. À travers les yeux de l’autre », propos recueillis par Hélène Chevrier, Théâtral Magazine, septembre-octobre 2016, p. 31.

Illustration 6
Antoine et Cléopâtre, Tiago Rodrigues © Magda Bizarro

« ANTOINE ET CLÉOPATRE » - Texte et mise en scène Tiago Rodrigues avec des citations d’Antoine et Cléopâtre de William Shakespeare Interprétation Sofia Dias et Vítor Roriz. Scénographie Ângela Rocha Costumes Ângela Rocha et Magda Bizarro. Création lumière Nuno Meira Musique extraits de la bande originale du film Cléopâtre (1963), composée par Alex North Collaboration artistique Maria João Serrão et Thomas Walgrave Traduction française Thomas Resendes. Construction du mobile Decor Galamba. Direction technique et régie lumière Cárin Geada. Régie générale Catarina Mendes. Production déléguée OTTO Productions - Nicolas Roux Production exécutive de la création originale Magda Bizarro et Rita Mendes. Une création originale de la compagnie Mundo Perfeito (2014), avec le soutien du Gouvernement Portugais et DGArtes Coproduction Centro Cultural de Belém, Centro Cultural Vila Flor et Temps d’Images. Résidence artistique Teatro do Campo Alegre et Teatro Nacional de São João. Avec le soutien du Museu de Marinha. Remerciements Ana Mónica, Ângela Rocha, Carlos Mendonça, Luísa Taveira, Manuela Santos, Rui Carvalho Homem, Salvador Santos et Bomba Suicida www.ottoproductions.fr

27 février – 14 mars 2025 

Théâtre de la Bastille
76, rue de la Roquette
75 011 Paris

Illustration 7
Antoine et Cléopâtre, Tiago Rodrigues © Magda Bizarro

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