
Centre d’art contemporain d’intérêt national né de la fusion en 2011 des deux entités, Triangle-Astérides fait partie des premières structures à s’installer, dès 1994, sur le site de la friche La Belle de Mai à Marseille. Ce lieu d’expérimentation et de résidence accompagne les artistes émergeants français et internationaux comme ce fut le cas de la jeune sculptrice britannique Dominique White (née en 1993 en Grande-Bretagne, vit et travaille à Marseille), accueillie en 2020, et qui depuis s’est installée dans la cité phocéenne. L’exposition monographique qui lui est consacrée au Panorama – l’espace d’exposition installé sur le toit terrasse de la Belle de Mai – est sa première en France. « Les cendres du naufrage » présente quatre entités sculpturales monumentales, en suspension ou couchées à même le sol, fonctionnant à la fois de façon individuelle et comme une seule œuvre. L’artiste travaille à partir de matériaux empruntés à l’univers naval : rafia, kaolin, fer, corde et bois, modelant des formes effilées qui accentuent l’impression de verticalité. Si elles expriment une grande fragilité, apparaissant usées, brûlées, rouillées, fantômes arrachés à leur épave au fond des mers, elles n’en dégagent pas moins une certaine puissance à travers leurs pointes d’harpons en fer notamment. Ces œuvres naissent d’un épuisement des matériaux. Pour l’artiste, la sculpture est un investissement physique, une lutte, un combat avec la matière.

Drexciya, mythique Atlantide noire
Le vocabulaire plastique fait directement référence à l’environnement marin, plus spécifiquement aux eaux profondes et au discours politique qui s’en rattache. Nourrie par ses lectures des théories afro-pessimistes et afro-futuristes puisées dans les écrits de Fred Moten, Alexis Pauline Gumbs ou encore Saidiya Hartman, Dominique White travaille sur la question de l’enactment. Ses œuvres sont traversées par les mythes nautiques de la diaspora noire, plus précisément celui de l’Atlantide noire, Drexciya, imaginée dans les années 1990 par le groupe de musique éponyme et inspirée de la théorie du « Black Atlantic[1] » du sociologue britannique Paul Gilroy, faisant de l’océan Atlantique le lieu de mémoire de la diaspora africaine. L’océan apparait alors comme une voie d’exil, de piraterie. Le long de la route historique des bateaux des colons, dans les profondeurs des abysses se trouvent les épaves et les fers des esclaves qui résistent au temps. « Dominique White explore la puissance évocatrice du naufrage et des navires abandonnés[2] »indique Céline Kopp, commissaire de l’exposition et ancienne directrice du centre d’art Triangle-Astérides, par l’utilisation de voiles qu’elle détruit, de harpons qu’elle détourne, de cordes qu’elle altère comme si elles étaient usées par le temps. Le terme de « Naufrage » est revendiqué par l’artiste comme idée pouvant définir sa pratique. « Le ‘Naufrage’ pour Dominique White serait d’un point de vue conceptuel et matériel comme un acte d’abolition : une sorte de destruction totale de ces contraintes, de tous ces cadres, ou du système[3] »précise Céline Kopp. L’eau et le feu se révèlent des éléments essentiels dans l’élaboration de ses sculptures. La protestation s’opère dans la destruction. Les sculptures évoluent vers leur lente disparition. Prises « pour cible par des formes ressemblant à des harpons en fonte, en fer forgé et en bois d’acajou[4] », elles donnent l’impression au public d’assister à une bataille qui vient tout juste de se passer ou se déroule encore sous ses yeux. « De manière générale, j’aime penser mon travail avec une capacité de transformation[5] » précise l’artiste avant de poursuivre : « J’ai souvent conçu mes œuvres dans un entre-deux, entre capture et évasion. Ici, elles sont très actives, les visiteurs vont être confrontés à des mouvements qui submergent l’espace ».

Dominique White prolonge les recherches entamées lors de son exposition précédente « Hydra decapita » à la galerie VEDA à Florence dans laquelle elle inverse les théories développées par Marcus Rediker et Peter Linebaugh dans leur ouvrage « L’hydre aux milles têtes[6] », – ils comparent les têtes de l’hydre à des pirates, des esclaves en fuite et des roturiers qui ont menacé la formation du capitalisme et la structure du colonialisme au 17ème siècle et l’État comme son bourreau. White dépeint l'État, en tant que pouvoir de règlementation des systèmes d’oppression, sous ses formes capitalistes, coloniales, racistes, comme autant de têtes de la bête de la mythologie grecque – l’hydre de Lerne, deuxième des douze travaux d’Héraclès – à décapiter et à abattre dans un acte d’abolition du système.
Habiter l’espace du Panorama est toujours un défi pour les artistes. « Pour Dominique White le challenge était important car elle travaille à grande échelle et a l’habitude que ses sculptures prennent le dessus sur l’espace[7] » confie Céline Kopp. « Ici, il fallait accepter la valeur du vide et faire confiance au pouvoir agissant des œuvres à modifier l’espace ». Les quatre grands ensembles sculptés occupent le lieu de manière fantomatique tout en étant « en voie active de destruction » pour reprendre les mots de l’artiste. Aujourd’hui, ses sculptures fragiles sont autant d’embarcations précaires échouées dans lesquelles s’entassent des migrants fuyant la misère engendrée par la domination occidentale. Détruire par tous les moyens nécessaires les têtes de l’hydre et cautériser avant que celles-ci ne se régénèrent dans un mouvement d’adaptation permanente. Détruire afin que naisse des cendres un possible monde nouveau. Une utopie habitée par les naufragés, les évadés et les libres.

[1] Paul Gilroy, L'Atlantique noir. Modernité et double conscience, Éditions Amsterdam. Paris, (1993), 2017, 384 pp.
[2] Céline Kopp, in Introduction, On pourrait tout brûlé et ce ne serait pas encore assez. Une conversation entre Céline Kopp et Dominique White, Marseille, mars 2022.
[3] « Céline Kopp, directrice du Magasin de Grenoble, commissaire de l’exposition Les cendres du Naufrage, Friche la Belle de Mai (Triangle-Astérides) », Fomo-vox, 16 mai 2022, https://fomo-vox.com/2022/05/16/celine-kopp-directrice-du-magasin-de-grenoble-commissaire-de-l-exposition-les-cendres-du-naufrage-friche-la-belle-de-mai-triangle-asterides/
[4] Dominique White, in On pourrait tout brûlé et ce ne serait pas encore assez. Une conversation entre Céline Kopp et Dominique White, Marseille, mars 2022.
[5] Ibid.
[6] Marcus Rediker et Peter Linebaugh, L’hydre aux mille têtes : l’histoire cachée de l’Atlantique révolutionnaire, Éditions Amsterdam, 2008, 519 pp.
[7] « Céline Kopp, directrice du Magasin de Grenoble, commissaire de l’exposition Les cendres du Naufrage, Friche la Belle de Mai (Triangle-Astérides) », op. cit.

LES CENDRES DU NAUFRAGE - Dominique White. Commissariat de Céline Kopp - Jusqu’au 5 juin 2022.
Triangle - Astérides
Panorama - Friche la Belle de Mai
41 rue Jobin 13 003 Marseille